Des BRICS au « Sud global » : Pékin et Moscou à la manœuvre

Constitué dans les années 2000, le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) donna corps à ce qui fut d’abord un concept géoéconomique. Lors du sommet de Johannesburg, du 22 au 24 août dernier, les membres des BRICS sont parvenus à s’entendre sur l’élargissement à six autres pays. Certes, ce regroupement géopolitique est hétérogène mais la tentative sino-russe de rameuter contre l’Occident le « Sud global » ne saurait être ignorée.

Sur le plan du discours géopolitique comme dans la pratique diplomatique, l’opposition de Moscou à un « monde unipolaire » centré sur les États-Unis et l’Occident s’accompagne, dès le début des années 2000, d’une promotion du thème des BRICS, au nom de la multipolarité. Moscou place alors de grands espoirs dans l’émergence de nouvelles puissances économiques longtemps à la périphérie du système international. Après les Nouveaux pays industriels d’Asie maritime vient le tour de la Chine populaire, de l’Inde, du Brésil et de la Russie. Bientôt, l’expression de « marchés émergents » laisse alors place à celle de « puissances émergentes ».

Les premiers pas

En 2001, Jimmy O’Neil, chef économiste de la Goldman Sachs, forge le concept de « BRIC » ; il souligne les dynamiques de croissance des pays en question (l’Afrique du Sud est ajoutée en 2009). En 2003, Jimmy O’Neil publie une étude prospective qui reprend l’acronyme et décrit les mouvements de fond d’une nouvelle géographie économique. Le concept de « BRIC » devient d’usage courant. En première analyse, les quatre pays en question partagent un ensemble de caractéristiques dont l’extension territoriale, le poids démographique, l’abondance des ressources naturelles, de forts taux de croissance économique et d’importantes parts de marché à l’exportation. Ces puissances émergentes sont décrites comme des États-continents, capables de jeter des forces titanesques dans l’arène internationale. Selon l’étude de la Goldman Sachs, les économies du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine populaire pourraient représenter la moitié du G6 (États-Unis, Japon, RFA, Royaume-Uni, France, Italie) à l’horizon 2025. En 2050, elles surclasseraient les anciens pays industrialisés.

Indépendamment du fait que la Russie ne constitue pas une puissance industrielle émergente — son économie est fondée sur l’exportation de produits de base —, Vladimir Poutine tire les conséquences des nouveaux équilibres économiques internationaux. Cette nouvelle ordonnance géoéconomique serait porteuse d’effets géopolitiques, la diffusion de la richesse entraînant la redéfinition du rapport des forces. En d’autres termes, la croissance économique conduirait mécaniquement à la puissance politique et à l’auto-affirmation des BRIC sur le plan international, ce dont la diplomatie russe, en quête de « coalitions anti-hégémoniques », pourrait tirer profit dans son rapport propre à l’Occident. Le thème est déjà présent dans un discours prononcé par le président russe lors de la Conférence de la Sécurité de Munich (10 février 2007) et, même si la crise financière de 2008 a d’importantes conséquences sur l’économie russe, le phénomène est d’abord interprété comme la preuve de l’irrémédiable déclin des États-Unis.

Le Kremlin et la diplomatie russe travaillent donc à donner une forme politique à ce concept géoéconomique, et ce en favorisant la création d’un forum diplomatique tricontinental supposé accélérer l’avènement d’un monde multipolaire. Le premier sommet entre les puissances considérées est organisé à Ekaterinbourg, les 15 et 16 juin 2009. L’Afrique du Sud y est conviée et le BRIC se voit gratifié d’un « S ». Depuis, le BRICS se réunit chaque année au niveau des chefs d’État et de gouvernement, en contrepoint des sommets du G8, un forum auquel la Russie participe depuis 1998. Cette double appartenance permet à cette dernière de se poser en puissance médiatrice, jusqu’à ce qu’elle soit évincée du G8, après l’annexion de la Crimée (le G8 redevient le G7). Le sommet suivant des BRICS est d’ailleurs organisé en Russie, à Oufa, les 9 et 10 juillet 2015, parallèlement à une réunion de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï). Déjà, Moscou entend faire de l’Iran le nouveau « I » des BRICS.

Avec pour toile de fond la guerre en Ukraine, le BRICS a encore gagné en importance aux yeux de Poutine. Au-delà de l’alliance avec la Chine populaire, quand bien même celle-ci ne comporte pas de clause de défense mutuelle, ce format assure à Moscou un soutien politique, diplomatique, économique et financier fort précieux, alors que l’aventurisme militaire russe et ses contrecoups amenuisent un potentiel de puissance surestimé (la guerre est un révélateur). Rappelons que l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud n’ont pas condamné l’agression russe et moins encore rallié le régime des sanctions occidentales. Bien au contraire, ce regroupement de pays (et quelques autres) contourne lesdites sanctions et, vaille que vaille, permet à l’économie russe de se maintenir à flot.

Si Poutine entendait être l’opérateur idéologique et stratégique des BRICS, le savoir-faire politico-stratégique, l’agressivité militaire et les richesses énergétiques russes étant supposés compenser le poids économique de la Chine populaire, le maître du Kremlin se trouve désormais en position de demandeur. Inculpé par la Cour pénale internationale, il n’a pas même pu se rendre en personne à Johannesburg, son ministre des Affaires étrangères assurant l’intérim. À l’évidence, Xi Jinping, nouveau « grand timonier » d’un pays qui représente 70 % du PIB des BRICS, est le véritable patron de ce regroupement de pays.

Vers l’élargissement des BRICS

Au demeurant, la Chine populaire et la Russie tiennent le même discours « multipolaire » et « anti-hégémonique », c’est-à-dire anti-occidental. Les deux capitales ont manœuvré de conserve afin d’élargir les BRICS à six autres pays, liés de différentes façons au tandem sino-russe. La volonté de Pékin et Moscou de constituer un front au sein du « Sud global » l’aura emporté sur les réserves de New Delhi et de Brasilia, voire de Pretoria, ces capitales réputées plus soucieuses de maintenir des rapports corrects avec les États-Unis et l’Europe. En cela, le sommet de Johannesburg est bien un succès.

Avec cet élargissement, les BRICS, qu’il faudra rebaptiser, atteindront une certaine masse critique. Il importe en effet de pousser l’analyse au-delà des grandes données comptables (le tiers de l’économie et la moitié de la population mondiales). Déjà, le BRICS rassemblait les deux pays les plus peuplés au monde (Chine et Inde), le premier État par la superficie et les ressources minérales (la Russie), les plus importantes économies d’Afrique et d’Amérique Sud (Afrique du Sud et Brésil). Mené par la nouvelle superpuissance chinoise et le principal État successeur de la « Russie-Soviétie », cet ensemble hétéroclite n’était déjà pas négligeable.

À terme, le ralliement de l’Égypte et de l’Éthiopie, deux pays qui atteignent ou dépassent les cent millions d’habitants, renforcera le pôle africain des BRICS. Avec l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirat arabes unis, ce regroupement sera désormais présent au Moyen-Orient. Outre les formidables ressources pétro-gazières régionales, la force de frappe financière de Riyad et d’Abu Dhabi s’ajoutera à celle de Pékin, ce qui augmentera les capacités d’investissement et permettrait de renflouer la Banque de développement des BRICS. Si le thème de la «dédollarisation » ne fut pas aussi central qu’annoncé, des facteurs profonds jouent en ce sens (très progressivement cependant). Enfin, les BRICS se sont adjoint l’Argentine, soit le deuxième pays d’Amérique du Sud.

Du point de vue russe, l’élargissement des BRICS est important. Présente en Syrie et dans le bassin Levantin, la Russie entretient d’étroites relations avec l’Égypte, maîtresse du canal de Suez. Cette voie de passage commande l’accès à la mer Rouge, au bord de laquelle Moscou ne désespère pas de bénéficier de facilités navales (Port-Soudan), plus lointainement à l’océan Indien. Rappelons que la flotte russe, malgré quelques pertes en mer Noire, demeure épargnée par la guerre d’Ukraine.

L’entrée de l’Iran dans les BRICS contribuera au renforcement de l’alliance russo-iranienne, dont les enjeux sont aussi géo-économiques, avec la possible ouverture d’un corridor nord-sud, de la mer Caspienne au golfe Arabo-Persique. Dans la région, la Russie entretient d’étroits rapports avec l’Arabie saoudite, l’objectif étant de cartelliser le marché pétrolier mondial (voir l’« OPEP + »), ainsi qu’avec les Émirats arabes unis, l’une des principales plateformes de contournement des sanctions occidentales.

Dans le monde latino-américain, le discours anti-occidental de Moscou entre en résonance avec la rhétorique subcontinentale antigringos (cf. le discours papal, favorable à la grande « tradition » russe mais hostile aux forces « réactionnaires » occidentales !) ; ce discours a des tenants et aboutissants diplomatiques qui vont bien au-delà du castrisme cubain, du Nicaragua sandiniste et du Venezuela chaviste.

La vision sino-russe d’un monde post-occidental

D’une manière générale, l’élargissement des BRICS s’inscrit dans la vision russe d’un monde post-occidental dont les équilibres basculeraient vers l’Eurasie. Plus précisément, vers l’Afro-Eurasie — présentée par les tenants de l’Histoire globale comme le lieu d’une proto-mondialisation, parasitée par l’Occident moderne —, et vers le « Sud global » (les Russes parlent plus volontiers de « majorité globale »). Tout cela n’est pas anodin.

Certes, les BRICS sont un ensemble hétérogène et géographiquement éclaté. Encore que cette dernière caractéristique est aussi celle de l’Occident, compris comme forme de civilisation planétaire et transocéanique, complétée par un réseau mondial d’alliances, de bases et de positions stratégiques, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique. Surtout, ce regroupement de puissances autour de Pékin et Moscou, comme l’OCS, est traversé par une ligne de faille majeure, entre la Chine populaire et l’Inde, réciproquement hostiles (l’Inde renforce parallèlement ses liens avec les États-Unis et l’Europe). Bref, les BRICS ne constituent pas un bloc monolithique, engagé dans une rivalité géopolitique contre l’Occident. Quant à l’expression de « Sud global », elle est sujette à caution.

Aussi divers commentaires et expertises insistent-ils sur le fait que les BRICS, plus encore après leur élargissement, ne constitueront pas une véritable organisation internationale, capable d’agir de concert pour édifier un nouvel ordre international, centré sur l’Afro-Eurasie. Cela est vrai, mais est-ce véritablement l’enjeu premier ? Pékin et Moscou entendent d’abord modifier ce que les stratèges soviétiques nommaient la « corrélation des forces » dans le monde, en encerclant les puissances occidentales. Cette stratégie globale rappelle celle que le Komintern avait esquissée lors du Congrès de Bakou (septembre 1920), ou encore le discours maoïste sur l’encerclement des villes chinoises par les campagnes.

Une telle stratégie passe par une phase de destruction de l’« ordre international libéral », plus exactement un mixte d’entrisme, de prise de contrôle et de subversion. Sur ce point, on se reportera au jeu de Pékin à l’intérieur de l’ONU et du système « onusien » d’une part, de l’autre à l’effort d’édification d’un système international à sa main, au moyen des BRICS, de l’OCS et des « nouvelles routes de la soie ». Dans une telle perspective, le « Sud global », à défaut d’être un concept rigoureux, constitue une représentation géopolitique mobilisatrice, capable de rameuter un certain nombre de pays.

Dans l’immédiat donc, les déficiences des BRICS en matière d’organisation ne constituent pas un obstacle. La manipulation sino-russe de l’envie, du ressentiment et des passions anti-occidentales, alimentées jusque dans nos universités et les principaux médias par le discours « post-colonial », suffit à produire des effets qui concourent à cette stratégie globale. Plus généralement, il importe que les politiques, les stratèges et les experts occidentaux cessent de raisonner comme des investisseurs rationnels et qu’ils rompent avec l’axiomatique de l’intérêt : les idées, les passions et la psychologie des profondeurs mènent le monde et animent l’histoire, autant sinon plus que le calcul politique et la rationalité économique.

En guise de conclusion

D’aucuns se rassurent du fait qu’au sein de l’alliance sino-russe, Pékin a pris la direction des opérations. À leurs yeux, Xi Jinping et le parti-État chinois seraient avant tout soucieux de stabiliser la politique internationale et de relancer l’économie. Échaudé par l’aventurisme de Poutine, préjudiciable à la bonne marche des affaires, le nouveau « grand timonier » ne devrait pas tarder à réviser ses positions initiales et lâcher la Russie. Hélas, les choses ne semblent pas aller dans cette direction. Certes mesuré, le soutien chinois persiste. La « polémique » anti-occidentale et la certitude que l’avenir appartient à la Chine se révèlent plus forts que les objectifs de croissance et de prospérité. Et il n’est en rien assuré que les difficultés économiques chinoises incitent Xi Jinping à plus de modération et de circonspection.

Aussi le monde ne fait-il pas que traverser un « moment machiavélien ». La guerre en Ukraine s’inscrit dans un interrègne (« interegnum »), c’est-à-dire le passage d’une époque à l’autre, à travers un grand conflit hégémonique ; une épreuve de force dont l’issue définira les rapports de puissance et la hiérarchie internationale du siècle en cours. La résolution des puissances occidentales se joue d’abord sur le front ukrainien, sur terre et sur mer, mais aussi dans les airs et l’espace exo-atmosphérique. Au théâtre ukrainien s’ajoutent ceux du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient. À la guerre proprement dite, menée à plusieurs niveaux, se superpose un affrontement diplomatique planétaire. La situation d’ensemble requiert une prise de conscience et une grande stratégie occidentale, dont la guerre en Ukraine est le point de départ et la matrice.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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