Galia Ackerman : la liberté est une conquête

Cet entretien a été réalisé, sous sa forme complète, comme postface à l’édition en poche du livre de Galia Ackerman, Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle, septembre 2023. L’autrice y aborde des sujets qui n’ont pas été explorés dans la première édition, et notamment le nouveau discours soi-disant « anticolonialiste » de Poutine, l’avenir de la Russie à l’aune de sa guerre impérialiste contre l’Ukraine et la responsabilité de la société russe. Desk Russie publie une version abrégée de cet entretien.

Vous décrivez dans Le Régiment immortel, initialement publié en 2019, la formation d’une nouvelle identité russe organisée autour de la Grande Guerre patriotique et de la haine de l’Ukraine et de l’Occident. Ces éléments ont-ils évolué depuis ou la guerre en Ukraine les a-t-elle simplement cristallisés ?

Le Régiment immortel décrit les prémices de la guerre en Ukraine : tous les éléments étaient réunis pour que la situation actuelle advienne. Ce qui devait se produire s’est produit et, globalement, ce récit national n’a fait que se renforcer. Le discours de Poutine a cependant un peu évolué, en particulier sur un point. Poutine a attaqué l’Ukraine en affirmant qu’elle occupait des terres historiquement russes et que l’Ukraine en tant que telle n’avait jamais existé. Il fallait donc libérer ces terres russes de l’influence néfaste de l’Occident et les rendre à la Russie.

Ce que Poutine n’avait pas anticipé, c’est non seulement la résistance incroyable des Ukrainiens, mais aussi l’aide active de l’Occident à l’Ukraine. Face à cette solidarité, il a renforcé le discours critique envers ce perfide Occident qui, comme chacun sait, a toujours voulu la destruction de la Russie. Mais il lui a fallu en parallèle chercher une justification plus géopolitique à ses agissements : une guerre menée au nom du peuple russe n’a aucune chance de convaincre au-delà de son territoire ; il n’y a aucune raison pour que d’autres pays se sentent concernés. Il a donc dû trouver une parade.

Ce qui a resurgi, c’est la question anticoloniale. Poutine entend désormais en quelque sorte embrigader ce que l’on appelle aujourd’hui le « Sud global » dans son combat. Pour ce faire, il clame que cette guerre est le début d’un grand changement géopolitique qui mettra fin à la domination de l’Occident et permettra de revenir à un ordre mondial plus équilibré, dont le principe sera basé sur l’égalité de tous les pays. L’idée défendue plaît aux autocrates de tout poil : chacun doit être maître chez soi, la démocratie et les droits de l’Homme ne sont pas universels, et tout discours contradictoire promeut l’ingérence.

Nous voyons déjà comment ce discours s’articule concrètement. La Chine n’a certes pas besoin des conseils de Poutine en matière de répression — on le voit avec Hong Kong, sans parler des Ouïghours. Mais certains pays africains sont également très sensibles à ces propos. Feu Prigojine, le chef de Wagner, a joué un rôle majeur à cet égard : il fut depuis longtemps déjà l’instrument qui permettait à Poutine de soutenir des régimes réactionnaires et dictatoriaux en Afrique et d’en évincer les Occidentaux — les Français en premier lieu. On l’a vu très récemment avec le coup d’État au Niger, soutenu par les idéologues du régime russe. Ces derniers parlent désormais de « changements tectoniques » à l’échelle planétaire, lesquels mèneraient vers un monde où la démocratie ne serait qu’une possibilité parmi d’autres. En parallèle, ils crachent systématiquement sur la démocratie en l’associant à l’absence de valeurs, références aux droits LGBT et à la prétendue pédophilie à l’appui.

Ce discours arrange tous ceux qui ne veulent pas se voir un jour jugés par un tribunal international — ceux-là mêmes qui estiment que ce ne sont pas les crimes qu’il faut éviter, mais les tribunaux qu’il faut dissoudre. Il sert le discours que tous les autocrates de la scène mondiale aiment entendre. Voilà pourquoi Poutine avait longtemps tenu à Prigojine, car il n’était pas seulement le chef militaire que l’on connaît, mais aussi le maître d’œuvre de la propagande anti-occidentale en Afrique. C’est là un élément nouveau, qui s’ajoute au grand récit national : la guerre contre l’Ukraine a permis l’essor de ce discours anticolonial, anti-droit-de-l’hommiste et anti-occidental, qui était certes déjà présent, mais dont on ne percevait pas encore le potentiel. Il va de soi qu’il est totalement hypocrite, dans la mesure où Poutine s’insurge contre le colonialisme tout en menant une guerre sans merci pour récupérer des territoires perdus. Mais il faut bien avoir des alliés !

Dans Le Régiment immortel, vous parlez de soviétisme sans communisme. Le discours anticolonial de Poutine est-il aussi, en ce sens, une résurgence de l’époque soviétique ?

Poutine n’a pas inventé grand-chose. L’Union soviétique a toujours soutenu les peuples qui luttaient pour leur indépendance, dans l’idée de parvenir à leur imposer des régimes socialistes. Il perpétue un discours et une idéologie susceptibles d’embraser les masses. Mais il s’est toujours agi d’un leurre qui dissimulait un désir de pouvoir, de conquête, un désir purement impérialiste. C’est d’ailleurs dans ce but qu’a été créée, en 1960, l’université russe de l’Amitié des peuples (Patrice-Lumumba), à Moscou, qui a très longtemps formé et qui forme encore aujourd’hui les élites africaines. Le soutien de ces peuples était déjà, en vérité, l’expression russe de la lutte contre l’Occident.

Mais c’est surtout après l’occupation et l’annexion de la Crimée, pendant la guerre du Donbass, que Poutine a compris que l’Occident s’éloignait. Cela a encouragé la Russie à regagner ses positions dans les pays en développement. D’où l’importance stratégique du sommet africain à Sotchi en 2019 : Poutine rouvrait officiellement ses portes à l’Afrique. La Russie s’attache aujourd’hui plus généralement à revenir partout où l’Union soviétique était présente. Par exemple, en Syrie, à Cuba ou au Venezuela.

En parallèle, les références à la Seconde Guerre mondiale se sont raréfiées. L’Occident est toujours perçu comme nazi, mais l’armée russe actuelle fait pâle figure face à l’Armée rouge, victorieuse et triomphante dès 1942. Pour compenser, Poutine essaie de glorifier l’héroïsme actuel. Il a notamment ordonné la création de deux cents musées provinciaux et locaux pour célébrer les exploits des militaires russes récemment tombés sur les champs de bataille. « Nous sommes un peuple invincible et immortel, fier de nos ancêtres qui descendent du ciel pour être avec nous » : les mots d’ordre du Régiment immortel sont bien beaux, mais où sont ces fameux défenseurs qui descendent du ciel pour assurer la victoire ? Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne sont pas au rendez-vous.

À vrai dire, je pense qu’il y a très peu de chance que l’armée russe sorte victorieuse de cette guerre. En fait, il faudrait poser la question différemment : ce conflit sera-t-il court et la victoire de l’Ukraine définitive, ou s’agira-t-il d’une guerre d’épuisement ? On sait déjà que l’armée russe ne renversera pas Kyïv.

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Rassemblement à Moscou à l’occasion de l’annexion des territoires ukrainiens, le 30 septembre 2022 // Courtesy photo

Dans ces conditions, comment voyez-vous l’avenir de la Russie ? Y a-t-il des raisons d’espérer ?

L’avenir de la Russie me paraît très incertain. Poutine a montré un grand signe de faiblesse en laissant s’envenimer la querelle intestine entre Prigojine et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou. En bon « parrain », il devait non seulement protéger les clans qui l’entourent, mais aussi régler leurs différends, et certainement, empêcher une « mutinerie ». Même après le démantèlement de Wagner et la mort de Prigojine dont on soupçonne fort le commanditaire, Poutine reste un homme blessé et fragilisé. L’aura du cuisinier est telle que son enterrement a été tenu secret et les honneurs militaires ne lui ont pas été rendus, alors qu’il avait les plus hautes distinctions de l’État russe. Or un lion blessé finit toujours par être abandonné par les siens. Donc Poutine finira par tomber. Quand ? Nul ne le sait. Mais les failles sont trop importantes.

La véritable question qui se pose donc aujourd’hui est la suivante : qui va lui succéder ? Poutine s’apprêtait à gouverner jusqu’en 2036, comme la Constitution le lui permet, et n’a pas pensé à l’après. En général, les autocrates s’inquiètent de leur succession — Loukachenko et Assad, par exemple, ont élevé leurs fils en ce sens. Ils s’assurent par ailleurs de la loyauté des clans qui les entourent. Poutine n’a fait ni l’un ni l’autre. Or les intérêts de ces clans, en Russie, sont parfois irréconciliables. Certains, dont les avoirs sont en Russie, souhaitent la poursuite de la guerre, synonyme d’enrichissement. D’autres, qui ont placé leur argent à l’étranger et ont vu leurs avoirs gelés, attendent avec impatience la levée des sanctions. Les élites économiques qui obéissent à Poutine et maintiennent l’économie russe à flot savent par ailleurs très bien que la guerre met à mal la situation économique du pays.

En vérité, cette guerre a cristallisé le conflit d’intérêts entre les élites économiques et ceux qu’on appelle les siloviki, les représentants de l’immense appareil sécuritaire. Et ce conflit sera très palpable le jour où Poutine partira. Les élites régionales pourraient relever la tête. Je pense notamment aux élites de Sibérie, la principale source de richesses du pays. Il y aura aussi probablement des tendances centrifuges dans quelques républiques autonomes, comme en Tchétchénie : si Poutine tombe, Kadyrov, qui n’est fort que grâce au soutien de Moscou, tombera aussitôt. Le Daghestan, l’Ingouchie, le Tatarstan se manifesteront certainement…

J’anticipe donc une période de troubles importants, à l’image de celle qui a suivi la mort d’Ivan le Terrible, à la fin du XVIe siècle. L’Occident doit anticiper un tel scénario. Qui choisit-on de soutenir, comment aider les élites régionales à s’organiser ? L’éclatement, au moins partiel, de la Fédération de Russie me paraît inévitable. Mieux vaut s’y préparer plutôt que d’essayer de l’éviter par des moyens dérisoires, comme l’Occident avait désespérément essayé d’éviter l’effondrement de l’Union soviétique.

De cette période de troubles que vous anticipez peut-il sortir quelque chose de bon ?

Le peuple russe, sans même parler de l’héritage soviétique, a été intoxiqué par plus de vingt ans d’une propagande extrêmement efficace et agressive. Il a aujourd’hui besoin d’un passage en cellule de dégrisement pour réaliser que le temps des empires est révolu, qu’il faut définitivement renoncer aux chimères du passé et devenir une société véritablement moderne. Les Russes doivent en outre comprendre qu’ils ont été les complices de ce qui est arrivé à leur pays.

Nombreux sont les opposants au régime qui, aujourd’hui, se considèrent en effet comme parfaitement étrangers à cette guerre, affirmant qu’elle est de la seule responsabilité de Poutine. Il est vrai que ces opposants n’ont pas souhaité ce conflit. Pour autant, la société dans son ensemble en est responsable. Non seulement elle a porté Poutine au pouvoir, mais elle l’y a maintenu pendant vingt-trois ans. Rappelons certains faits. À peine arrivé au pouvoir, Poutine prend le contrôle des deux plus grandes chaînes de télévision russes. Aucune réaction de la société civile. Il déclenche la seconde guerre de Tchétchénie. Là encore, silence radio. Les gens étaient aveuglés par le début de la prospérité, le plaisir de pouvoir s’acheter une voiture et de partir en vacances à l’étranger. C’était le début d’un pacte entre la société et le régime qui dure encore aujourd’hui : « Laissez-nous la politique et vous vivrez mieux ». En 2003, le procès de Khodorkovski scelle un autre pacte, celui qui lie le Kremlin et les oligarques. De nouveau, nul ne proteste. En 2007, Poutine prononce son fameux discours de Munich, signant le retour de la guerre froide. Personne ne réagit ! En 2008, la Russie prend sous son contrôle 20 % du territoire géorgien. La société s’émeut-elle ? En 2011-2012, c’est l’affaire des élections truquées à la Douma. Des manifestants sortent dans la rue. À Moscou, ils sont 100 000 personnes, pour une ville de 15 millions d’habitants, et quelques milliers seulement dans certaines villes de province. Dès sa réélection en mars 2012, Poutine s’en prend à ses opposants. Puis la matrice impériale, profondément ancrée, prend le dessus en 2014, avec l’annexion de la Crimée.

Face au rouleau compresseur qui roule toujours plus vite jusqu’à la guerre en Ukraine de 2022, on observe la plus grande indifférence de larges pans de la société russe. Et aujourd’hui, une grande partie de la société s’est accommodée à la guerre et la soutient sans broncher. C’est pourquoi les Russes ont à mes yeux une très grande responsabilité morale. Bien sûr, il leur est douloureux de l’admettre. Au lieu de se battre, on déplore la situation. Même parmi les opposants, certains disent vouloir que l’Ukraine gagne, tout en ajoutant aussitôt que la Russie ne doit pas perdre. Tout est mis sur le dos de Poutine. Une fois qu’il sera renversé, la Russie sera « libre et heureuse ». Je leur réponds : rien n’ira bien. Parce que la société russe n’a pas tiré de leçons de son passé et ne s’est pas débarrassée de ses relents impériaux.

Voilà pourquoi l’Ukraine est tellement différente de la Russie et voilà pourquoi je la soutiens avec tant d’ardeur. En 2004, lorsque Viktor Ianoukovytch, le candidat du Kremlin, a gagné grâce à des élections à peine truquées, les gens ont manifesté par millions à travers le pays, et ce pendant des mois. Ils ont obtenu que la Cour suprême invalide le second tour des élections ; c’est ainsi que Viktor Iouchtchenko a finalement été élu. En 2013-2014, quand Ianoukovytch, le successeur de Iouchtchenko, n’a pas signé l’accord d’association avec l’Union européenne et que Poutine a proposé un crédit de 15 milliards de dollars pour compenser, ils sont de nouveau descendus dans la rue. Le peuple ne s’est pas dispersé, malgré des dizaines de morts. Il s’est organisé et a gagné. Et la guerre menée contre l’occupant russe, par son armée et son peuple, est elle aussi une guerre de libération nationale. En somme, la liberté ne nous est jamais donnée sur un plateau d’argent. Il faut se battre pour elle, nul ne doit oublier cette leçon. Tant que les Russes ne le comprendront pas, rien de bon ne pourra leur arriver.

amelie petit co fondatrice de la maison d edition premier parallele photo vm jerome humbrecht 1602082861

Directrice de Premier Parallèle, une maison d’édition spécialisée dans les sciences humaines

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