Écrivain et essayiste ukraino-américain, Vladislav Davidzon couvre la guerre en Ukraine depuis le début. Dans ce texte, il décrit le processus de profonde transformation que subit la célèbre ville d’Odessa, meurtrie par la guerre et en particulier par les bombardements barbares de la Russie sur son centre historique.
Dans la nuit du 23 juillet, la Cathédrale de la Transfiguration, principale église orthodoxe d’Odessa (récemment encore en communion avec le patriarcat de Moscou) a été brutalement profanée par des missiles de croisière de catégorie Onyx et Kalibr lancés par l’armée de l’air russe. Des photographies aériennes exposant les dégâts ont montré qu’un missile avait éventré net le toit de la cathédrale avant d’exploser sur son sol de marbre blanc et ses magnifiques colonnes corinthiennes. Des fragments d’icônes et de luminaires dorés ont été projetés jusque sur la place de la Cathédrale, dans le centre d’Odessa. Des bénévoles ont passé la semaine suivante à collecter les débris et à les reconstituer tel un puzzle. Vingt-cinq bâtiments historiques du centre de la ville ont été détruits ou endommagés, ainsi que la Maison des Scientifiques, très aimée des Odessites. Il s’agit de l’ancien palais de la famille Tolstoï, transformé en salle de spectacles et de réunions, où ma sœur, chanteuse d’opéra, interprétait autrefois des arias de Bach.
La cathédrale de la Transfiguration a été consacrée en 1809. Dynamitée par les communistes au plus fort des répressions staliniennes des années 1930, elle a été reconstruite par les autorités municipales dans les années 1980 — les travaux ont été achevés il y a exactement dix ans. La cathédrale devait à nouveau servir de dernière sépulture au gouverneur impérial russe d’Odessa, aristocrate et héros de la guerre napoléonienne, Mikhaïl Vorontsov. Il s’agissait là d’une restauration hautement symbolique, incarnant la renaissance du lien de la ville avec ses traditions historiques, ainsi que la proclamation de la solidité de ses finances, après la folie des années 1990. Le bombardement de précision de la cathédrale par les Russes a constitué un message sans équivoque pour Odessa : son charmant centre-ville de style italianisant, longtemps considéré à l’abri des assauts russes pendant le conflit, était désormais devenu une cible légitime pour Moscou.
Une semaine avant cette attaque de la cathédrale, les Russes avaient refusé de prolonger leur participation à l’accord céréalier de la mer Noire, accord négocié par la Turquie et les Nations Unies en juillet 2022, et qui permettait aux Ukrainiens de continuer à exporter des cargaisons de céréales, et d’autres denrées alimentaires en quantités limitées, à partir des trois ports d’Odessa sur la mer Noire. L’accord devait être renouvelé par les deux parties tous les 90 jours. Avant d’accepter les trois précédentes prolongations de cet accord, la délégation russe avait constamment manœuvré pour obtenir des concessions supplémentaires sur l’allègement des sanctions occidentales. L’accord était essentiel pour maintenir la stabilité de l’approvisionnement alimentaire mondial, ainsi que pour empêcher les prix internationaux des céréales de monter en flèche, ou de fluctuer de manière imprévisible, et ainsi d’assurer la sécurité alimentaire des nombreux pays africains en proie à la sécheresse et à une saison des semailles difficile.
La rupture de l’accord céréalier par la Russie, combinée au bombardement du centre-ville d’Odessa et au ciblage de l’infrastructure portuaire ukrainienne, signale clairement une escalade. Les Ukrainiens s’étaient habitués à ce que les Russes bombardent leurs églises, mais les habitants d’Odessa n’en avaient pas encore fait l’expérience dans leur chair. Pendant longtemps, malgré les bombardements aveugles des villes ukrainiennes voisines, les Russes avaient semblé poursuivre leur rêve sentimental de prendre Odessa intacte. Dans les fantasmes du « monde russe », la ville avait conservé sa place centrale de joyau de la couronne, de cœur de ces territoires que les impérialistes russes considèrent comme ayant été abandonnés hors des frontières « légitimes » de la Russie. Pendant la première année et demie de la guerre, les Russes avaient exprimé leur colère par des assauts ponctuels sur les banlieues et les villes environnantes. Mais, pendant onze mois, le marché des céréales a servi de police d’assurance et de bouclier pour les beaux quartiers du centre de la ville et le port, que les Russes voulaient s’approprier.
Au milieu de l’été dernier, la contre-offensive de l’armée ukrainienne a repoussé les Russes de la ville de Kherson et de la rive droite du Dniepr. En battant en retraite, les Russes ont perdu leur capacité à cibler la ville voisine d’Odessa, Mykolaïv, qui avait été privée d’eau potable. À ce moment-là, les autorités ukrainiennes ont pu reconstruire avec succès le système de filtration d’eau de Mykolaïv, mettant fin au rituel matinal des volontaires d’Odessa, qui se rassemblaient dans le centre-ville pour emballer des tonnes de bouteilles d’eau transportées ensuite par camions jusqu’à Mykolaïv.
Au cours de l’automne et de l’hiver derniers, les Russes ont changé de tactique dans le sud de l’Ukraine. Leur plan consistait en une tentative concertée de détruire ou d’endommager les infrastructures ukrainiennes afin de démoraliser la population, d’augmenter les flux de réfugiés et de paralyser l’économie. Ils ont lancé des missiles de croisière à partir de sous-marins en mer Caspienne et en mer Noire, et des bombes intelligentes à partir de bombardiers effectuant des sorties depuis les bases aériennes du Bélarus. Les Russes ont continuellement bombardé les centrales et les pylônes électriques ukrainiens, jusqu’à ce que près de la moitié de l’infrastructure électrique du pays soit anéantie.
Heureusement, les Ukrainiens ont échappé au pire grâce à l’hiver relativement doux que leur a accordé la Providence. À Odessa, je me promenais dans les quartiers déserts de la ville au milieu des chaudes nuits d’hiver ; les appartements étaient vides, leurs propriétaires ayant déménagé à l’étranger pour l’hiver. En mars, la compagnie nationale d’électricité Ukrenergo annonçait publiquement que le pays ne connaissait plus de ruptures systémiques dans le réseau principal. Les habitants de la ville, ainsi que les membres de ma propre famille, n’auraient donc plus à se demander chez qui se rendre en cas de coupure de courant.
Héroïques, les ingénieurs ukrainiens, le personnel technique et les simples réparateurs avaient passé des mois à réparer et à reconstruire les pylônes et les transformateurs aussi vite que les Russes les endommageaient. Ils avaient réussi. Le service postal ukrainien, dirigé par mon ami Ihor Smelyansky, juif américain né à Odessa — aujourd’hui une célébrité nationale —, allait saluer leurs efforts héroïques en publiant une série de timbres commémorative, « Les Guerriers de la Lumière », rendant hommage aux travailleurs qui avaient sauvé dans l’urgence la distribution d’électricité. Le printemps mit fin au marché florissant des générateurs électriques portables. À peu près en même temps, McDonald’s annonça la réouverture de ses succursales d’Odessa, fermées au début de la guerre. Les réseaux sociaux se remplirent de photos d’Odessites se rendant joyeusement dans les fast-foods qui venaient de réouvrir. Voilà, camarades, le goût de la résilience et de la victoire ! Les Russes ont rapidement frappé l’un de ces McDonald’s avec un missile.
« Nous sommes notre propre nationalité », rappellent sans cesse les fiers Odessites. Même à l’apogée de l’autocratie impériale russe, la ville était libérale, multiculturelle, cosmopolite et indépendante. Ses composantes disparates étaient unies par leur accord sur l’idée que le but de la vie était de gagner de l’argent et de profiter des plaisirs du monde. Les Odessites ont toujours adopté une attitude sceptique et indépendante à l’égard de la classe dirigeante qui les administrait depuis une capitale lointaine, qu’il s’agisse de Petrograd à l’époque impériale russe, de Moscou pendant la période soviétique ou de Kyïv aujourd’hui. Quels que soient les gouvernants, les Odessites, snobs et anarchistes, avaient l’habitude de prendre de haut ces pouvoirs lointains.
Pour cette raison et tant d’autres, la ville a toujours été une plaque tournante du marché noir, et elle a passé les trente premières années de l’indépendance de l’Ukraine en dehors du contrôle de Kyïv. Le vieux marché aux livres de la ville, le « Knijka », qui fait également office de marché noir de devises fortes, est situé en face du siège régional du service de sécurité ukrainien, le SBU. D’ailleurs, lors de ma dernière visite à ce marché aux livres, le cambiste illégal qui nous offrait, à mes amis et à moi, un taux de change alléchant m’a supplié de faire part au monde extérieur de ses sentiments à l’égard des Russes : « J’avais l’habitude de me considérer comme un Russe, j’aimais la culture russe et je collectionnais les livres russes », m’a dit Ivan entre deux comptages de liasses de devises ukrainiennes colorées. « Mais j’ai réalisé depuis que ces bâtards immoraux et méprisables sont complètement cinglés ! Ils vivent comme des animaux en Russie. Alors, ils viennent ici pour tuer, marauder, voler et violer nos femmes, avant d’emporter nos climatiseurs et nos sièges de toilettes dans leurs villages sibériens déshérités. » Cette opinion est aujourd’hui devenue la norme, même chez les Odessites qui admettent avoir longtemps collectionné des livres russes.
Lorsque l’ex-Président géorgien Mikheïl Saakachvili a été nommé gouverneur de la région en 2015, il a savamment joué avec l’individualisme d’Odessa en évoquant l’idée de rendre à la ville le statut de zone franche commerciale et fiscale qu’elle avait au XIXe siècle, et d’en faire une Hong Kong sur la mer Noire. Un peu moins de dix ans plus tard, Micha dépérit hélas dans une prison géorgienne…
Comme le monde entier l’a appris au cours de l’année écoulée, il ne saurait y avoir d’exportations ukrainiennes — ni de marchés céréaliers mondiaux stables — si les trois ports d’Odessa ne sont pas ouverts au commerce. Dans un avenir très proche, Odessa sera contrainte de développer une relation plus patriotique, plus équilibrée et plus étroite avec Kyïv. La situation évolue et la manière dont l’identité de la ville se développera après la guerre reste, pour le moment, une question sans réponse… Mais on peut dire la même chose de l’Ukraine en général.
À Odessa, la guerre culturelle autour du passé couvait depuis des décennies, cependant elle a éclaté au grand jour à l’automne dernier. Alors que les Russes intensifiaient leur campagne de bombardement contre la région et que les Odessites observaient le sort des villes russophones voisines telles que Marioupol, Kherson, Kharkiv et Bakhmout, il est devenu évident que le Kremlin était prêt à détruire les villes du soi-disant « monde russe » afin de les « sauver ». Dans le contexte d’une invasion russe génocidaire, la ville ne pouvait en aucun cas conserver son identité nostalgique, cet idéal sépia et glamour datant du XIXe siècle impérial russe. La fable littéraire d’Odessa en vogue à la fin de l’époque soviétique — avec ses fringants gouverneurs français, ses poètes polonais, ses soldats espagnols et ses marins américains se réunissant pour faire des affaires et danser dans les bals tsaristes — n’est plus d’actualité.
D’un autre côté, si l’on se débarrasse de tout ce qui a été construit, érigé, écrit, peint, composé et inventé pendant les époques tsariste et soviétique, il ne restera plus grand-chose du patrimoine qui soit digne d’être préservé. Les choix concernant ce qu’il convient de conserver et ce qu’il faut jeter sont décourageants et sources de profondes dissensions. On aurait pu éviter d’avoir à trancher certaines choses, me disent depuis longtemps les élites locales, si seulement Odessa avait disposé de vingt ans de plus et que la dernière génération de ses citoyens soviétiques s’en était allée dans un autre port. Mais la guerre a rendu obsolète cette perspective. Ces choix devront désormais être faits avant la fin de la guerre.
En décembre, le Conseil municipal d’Odessa a voté le déboulonnage de la statue de la fondatrice de la ville, la Grande Catherine (elle est appelée « Catherine Deux » par les patriotes ukrainiens, qui considèrent que sa répression de la culture et de la langue ukrainiennes n’a rien eu de grand). Ce déboulonnage n’a eu lieu qu’après de nombreux mois de débats qui ont passionné la ville. La statue de Catherine, qui se trouvait sur l’élégante place centrale portant son nom, avait été enlevée par les communistes, puis remise en place à la fin des années 1990, lorsque la ville avait fait l’objet d’un processus de décommunisation local (c’est-à-dire, qui n’avait pas été décidé par le pouvoir central). De nombreux Odessites, même parmi les patriotes ukrainiens, se sont opposés au démontage de la statue pour des raisons à la fois sentimentales et pratiques. Les hauts gradés de l’armée, qui gouvernent la région dans le cadre de la loi martiale, étaient manifestement favorables à l’enlèvement de la statue, mais ils ont laissé le débat suivre son cours naturel, sans intervenir publiquement.
Finalement, après que la ville eut passé des mois à débattre avec ferveur de ce qu’il convenait de faire de l’impératrice, la statue fut enlevée sous la garde de militaires, au milieu de la nuit. On hissa à sa place sur le piédestal un simple drapeau ukrainien : un symbole temporaire, jusqu’à ce que la ville décide de ce qui devra la remplacer. La statue du général Alexandre Souvorov, le dernier généralissime de l’Empire russe, fut aussi retirée. Un mois plus tard, la statue du maréchal soviétique Gueorgui Joukov tombait à son tour. Dans un élan de génie ironique, la place Tolstoï fut rebaptisée en l’honneur de l’écrivain yiddish Mendele Mocher Sforim, qui avait séjourné à Odessa pendant une décennie et y avait écrit des poèmes.
La relation contradictoire des autorités avec les désirs ambivalents de l’électorat était tout à fait compréhensible. De nombreuses rues de la ville avaient été rebaptisées à l’époque soviétique en l’honneur de personnalités culturelles qui avaient contribué à la culture russe, voire mondiale, faisant de la ville leur port d’attache. « Ces écrivains, artistes, généraux et compositeurs locaux bien-aimés devraient-ils être blâmés pour la mégalomanie génocidaire de Poutine ? », ont demandé leurs défenseurs les plus âgés et les plus attachés aux traditions. Les deux statues bien-aimées de Pouchkine dans le centre-ville sont restées intactes, même si l’une a été cachée derrière des sacs de sable et l’autre, enfermée dans une boîte de protection en bois, a été rapidement recouverte d’un drapeau ukrainien rouge et noir.
Pouchkine, le fondateur de la littérature russe moderne, a passé quelques-uns des meilleurs moments de sa vie dissolue à galoper dans Odessa, lorsqu’il était jeune homme. C’est d’ailleurs dans cette ville qu’il a entamé l’écriture de son roman canonique en vers, Eugène Onéguine, entre ses beuveries épiques et sa traque des filles de la noblesse locale. De nombreux lieux et monuments de la ville portent son nom et, du moins jusqu’à la dernière vague de bombardements, une majorité d’Odessites semblait vouloir le conserver. Il est indéniable qu’une partie importante et significative — quoique difficile à mesurer — de la population (en particulier les plus âgés et les moins éduqués) reste attachée à une culture russophone post-soviétique omniprésente. De nombreux habitants se taisent, tout en entretenant une vision ambiguë de l’évolution de la ville, ce qui ne veut pas forcément dire qu’ils sont d’accord avec le Kremlin pour que leurs maisons soient détruites par des missiles de croisière. Les sophistes locaux les plus habiles affirment que le patrimoine culturel russe local devrait simplement être assimilé et rebaptisé « ukrainien ».
Oleksiy Gontcharenko, éminent parlementaire d’Odessa, m’a informé qu’il était favorable aux changements culturels :
« L’Ukraine lutte contre son passé colonial et Odessa est l’un des principaux théâtres de cette bataille, puisqu’elle était la quatrième ville de l’Empire russe. Cela prendra du temps, mais l’état d’esprit de la population a changé deux fois : après le 24 février, et après le bombardement de la plus grande cathédrale de la ville. Nous n’avons pas d’autre choix que de mener ce processus à son terme. Le problème ne concerne pas seulement Pouchkine en tant que personnalité ou personnage historique, mais aussi la manière dont Poutine l’a utilisé. Lorsque la ville de Kherson a été occupée [par les Russes], leur première mesure a été d’y ériger une statue de Pouchkine. Poutine a tout militarisé, y compris la poésie du passé, et c’est pourquoi de nombreux Ukrainiens estiment que ces symboles peuvent être dangereux. La Russie commence avec les poètes et elle continue avec les missiles ! »
L’ukrainisation — au sens culturel, mais pas encore au sens linguistique — de l’intelligentsia et des classes moyennes patriotiques de la ville a commencé après la révolution de Maïdan en 2014. Pourtant, la ville est restée résolument russophone. La guerre a naturellement accéléré le processus d’ukrainisation, bien que beaucoup plus lentement que dans d’autres villes ukrainiennes russophones et — hors des cercles militants — seulement après la première année de guerre. Si de nombreux Odessites plus âgés ne se soucient toujours pas d’améliorer leur connaissance de l’ukrainien, tous les élèves sont désormais éduqués en ukrainien depuis près d’une décennie, et toute personne de moins de 30 ans maîtrise parfaitement la langue officielle.
« La prochaine génération de petits Odessites risque de ne pas savoir écrire un russe grammaticalement correct », m’a avoué l’adjoint au maire, Pavel Vouguelman. De nombreux jeunes commencent à écrire des SMS et des courriels en ukrainien, tout en continuant à parler russe à la maison. On entend beaucoup plus souvent l’ukrainien dans les rues, et les inscriptions aux cours de langue ukrainienne sont en plein essor. Le nombre de ceux qui s’accommodent du statu quo a été considérablement réduit par les frappes aériennes russes sur la ville. Il y a deux mois, je me sentais encore à l’aise pour affirmer que « pour la plupart de ses habitants, la ville ne se sent pas encore prête ou n’a pas besoin de prendre des décisions sérieuses sur son identité future, et il vaut mieux réserver ces discussions pour la fin de la guerre ». Après le bombardement du centre-ville et les attaques concertées contre l’infrastructure portuaire et les silos à grains, cette appréciation est devenue fausse.
Ces contradictions propres à la ville ont des racines historiques très profondes, et l’on comprend ce que peut représenter le débat sur la question de savoir si le nom de la ville doit s’écrire avec un « s » [graphie ukrainienne] ou deux [graphie russe] (il m’a été très difficile de continuer à écrire le nom de la ville sous la forme « Odessa », même si c’est la bonne orthographe pour des raisons historiques et étymologiques). En outre, le changement de la dynamique culturelle a été renforcé par un changement démographique. La guerre a engendré des mouvements de population massifs dans toute l’Ukraine, en particulier dans le sud. De nombreux Odessites (comme ma propre famille) ont évacué leurs femmes, leurs enfants et leurs parents âgés vers la Moldavie, la Roumanie et la Bulgarie voisines, et la ville s’est également emplie d’Ukrainiens, souvent russophones, qui sont arrivés à la suite des attaques russes sur les villes situées plus à l’est. Les restaurants ont retrouvé leur fréquentation, mais les serveurs viennent désormais de Kherson et de Melitopol. Cela a donné lieu à des incidents comiques, où des serveurs russophones transplantés de Kherson et Marioupol se débattent avec leur ukrainien sommaire, en prenant les commandes de repas de russophones locaux d’âge moyen, qui tentent de rafraîchir leur ukrainien appris au lycée.
Le gouvernement refuse de fournir des statistiques sur le nombre de personnes qui ont quitté la ville au cours du conflit, mais je suppose que la démographie d’Odessa n’avait pas autant changé depuis la Seconde Guerre mondiale, ou du moins depuis l’époque de l’émigration juive massive des années 1980-90. Cela signifie qu’Odessa sera une ville très différente à la fin de la guerre. À la Philharmonie, j’ai observé un groupe de jeunes femmes fraîchement arrivées dans la ville, émerveillées par les magnifiques décorations sculptées du plafond crénelé et orné de fresques. Elles se disputaient en russe pour savoir si le style était néo-oriental ou turc. Je suis intervenu pour leur donner la réponse : c’est la variante d’Odessa du gothique néo-vénitien, largement pratiquée par les architectes italiens du début du XIXe siècle qui ont conçu le centre de la ville. J’ai alors découvert qu’elles s’étaient toutes installées ici après la destruction de Marioupol.
La guerre a également relancé le projet de classement de la ville au patrimoine mondial de l’UNESCO. Des militants locaux ont réorganisé une campagne visant à inscrire le centre-ville sur la liste des sites architecturaux mondiaux de l’UNESCO, campagne qui était au point mort depuis plus de dix ans. L’idée était que cette campagne donnerait à la ville et au pays une victoire morale dont elle a bien besoin, tout en procurant peut-être une protection internationale supplémentaire contre les frappes russes. Il s’agirait d’une réussite diplomatique substantielle, mais qui exige de contourner le droit de veto de la délégation russe au sein des comités compétents du siège de l’UNESCO à Paris. Pendant près d’un an, j’ai observé ce processus diplomatique laborieux, doutant de ses chances d’aboutir. Pourtant, les Ukrainiens ont fini par réunir les votes nécessaires, écarter les diplomates russes, et l’UNESCO a proposé le statut à la ville à la fin du mois de janvier. Début avril, Zelensky, triomphant, s’est rendu à Odessa pour recevoir personnellement le certificat d’inscription des mains de la Directrice de l’UNESCO, Audrey Azoulay.
Bien qu’aucune des deux parties ne soit capable de contrôler la mer Noire en raison de l’efficacité des missiles à longue portée, la guerre maritime s’intensifie. Les tentatives ukrainiennes de réacheminement du trafic céréalier par rail et par camion, à travers les frontières terrestres et le Danube, se sont révélées extrêmement coûteuses et inefficaces, par comparaison avec l’envoi de céréales dans des navires porte-conteneurs. Les Ukrainiens ont commencé à frapper les pétroliers, les navires de guerre et les transports de troupes battant pavillon russe, à l’aide de leur nouvelle flotte de drones semi-submersibles. La flotte russe ne peut plus compter sur un port sécurisé, même si elle est amarrée dans les ports de la Crimée occupée, car elle est incapable d’empêcher les drones-suicides ukrainiens qui font des ravages en attaquant chaque semaine les raffineries de pétrole, les dépôts d’armes et les navires amarrés. Au début du mois d’août, trois navires battant pavillon international — des pétroliers grec, géorgien et israélien — ont réussi à franchir le blocus russe pour aller chercher des céréales à Odessa. Cette opération s’est déroulée sous la supervision d’avions espions américains, et sous escorte d’une escadre d’avions de chasse roumains battant pavillon de l’OTAN. Le 4 août, les services de renseignement et la marine ukrainiens se sont attribué le mérite d’une opération nocturne contre la base navale russe de la mer Noire, dans la lointaine Novorossiïsk : un drone ukrainien a paralysé un navire de guerre russe et a entravé, au moins temporairement, la capacité des Russes à utiliser ce port pour le commerce. Sur Twitter, on peut voir une vidéo en noir et blanc, sur fond de musique des Dents de la mer, montrant le drone prédateur s’approchant furtivement du navire russe.
C’est ainsi qu’a commencé le contre-blocus ukrainien des navires russes. Bien qu’ils ne disposent pas d’une flotte conséquente par rapport à la marine russe, les Ukrainiens ont commencé à combler cette lacune en développant et en déployant une flotte de drones. Cette innovation instaure une nouvelle asymétrie des moyens militaires. Kyïv est désormais capable d’entraver sérieusement le commerce et le transport maritimes russes, en utilisant des drones jetables et sophistiqués, extrêmement difficiles à intercepter et qui ne coûtent qu’une infime fraction de la valeur d’un navire de guerre ou d’un pétrolier russe d’envergure. Les activités du consortium de l’oléoduc de la mer Caspienne, très important pour la Russie et l’économie internationale, qui exploite le terminal pétrolier de Novorossiïsk, sont désormais directement menacées. À la mi-août, les autorités maritimes ukrainiennes ont lancé un avertissement aux compagnies maritimes internationales et à leurs marins : à partir du 23 août, tous les ports et eaux territoriales russes de la mer Noire seront déclarés zone de guerre et devront donc être traités comme une « zone à risque de guerre ». Les transporteurs commerciaux se voient donc accorder deux semaines pour quitter la mer Noire à toute vapeur et prendre d’autres dispositions.
Le risque d’être attaqué par des missiles et des drones ukrainiens dissuade les compagnies maritimes internationales les plus disposées à affronter les dangers de ces voies — même quand elles sont prêtes à braver les mines, qui ont déjà touché plusieurs pétroliers. Le prix des assurances pour les compagnies maritimes russes deviendront sans doute bientôt aussi prohibitifs pour les négociants russes que pour les exportateurs et les agriculteurs ukrainiens. Si les Russes continuaient à détruire méthodiquement les infrastructures maritimes ukrainiennes, Kyïv n’allait certainement pas laisser les expéditions de céréales russes dominer le marché à leur place.
Alors que la délégation turque continue d’organiser des négociations secrètes en coulisse, afin de revenir sur l’accord et de rouvrir la mer Noire, les Ukrainiens avancent à grands pas dans leur projet de forcer le blocus et les champs de mines russes. Kyïv est actuellement en pleine négociation avec les compagnies d’assurance internationales, afin de diminuer le coût des assurances, désormais astronomique, mais qui sont nécessaires pour que les armateurs internationaux prennent le risque de faire naviguer leur flotte le long des côtes ukrainiennes et de continuer vers le sud, jusqu’aux eaux roumaines et bulgares, puis au-delà. Plusieurs compagnies semblent vouloir continuer à souscrire ces polices d’assurances, mais la menace de voir des navires de guerre russes arraisonner leurs cargos céréaliers, voire leur tirer dessus, donne à réfléchir à ceux qui ont moins le goût du risque. Face à la perspective de paraître faible, la marine russe osera-t-elle tirer sur un navire céréalier battant pavillon occidental et assuré, traversant les eaux territoriales de l’OTAN ? L’Occident s’est rendu compte trop tardivement que le bassin de la mer Noire et ses environs risquaient de devenir un « lac russe ». Alors que les risques d’escalade militaire incontrôlée augmentent, la région est devenue la voie navigable la plus intéressante du monde — et probablement la plus dangereuse.
Traduit de l’anglais par Pascal Avot et revu par Philippe de Lara
Version originale. Desk Russie remercie Tablet Magazine et l’auteur pour l’autorisation de publier ce texte.
Ukrainien et américain, installé à Paris. Journaliste, écrivain, traducteur et artiste. Chercheur non résident à l'Atlantic Council.