Comment le peuple russe vit la guerre : rien à perdre, beaucoup à gagner

Professeur à Novossibirsk, « agent de l’étranger » selon le pouvoir russe, Sergueï Tchernychov dresse ici un constat glaçant de l’état de la société russe. Les gens du peuple ne sont touchés ni par les sanctions occidentales, ni par la restriction des libertés, ni par la rupture des liens entre la Russie et l’Occident. Plongés dans l’indigence, ils sont sous l’emprise totale de la propagande et voient en la guerre un moyen de s’enrichir et de devenir « respectables ».

Mes parents vivent depuis vingt ans dans le « secteur privé » d’une grande ville. Avant de rédiger cet article, j’ai réfléchi pendant plusieurs jours à la manière dont on traduirait cette expression dans d’autres langues et j’ai compris qu’elle était intraduisible. Il ne s’agit pas, comme on peut le lire sur Wikipédia, de « construction de logements individuels » mais d’une sorte d’injection de la vie rurale dans le tissu de la grande ville. Il n’y a ni routes goudronnées ni tout-à-l’égout (même si presque tous les logements disposent d’une salle de bains), le téléphone est apparu il y a une quinzaine d’années, puis le gaz. Le gaz signifie qu’en hiver, on n’a plus besoin de transporter deux ou trois fois par jour des seaux de charbon pour chauffer le poêle. Le gaz c’est bien, mais il n’y en a pas partout. Voici une dizaine d’années, on a aussi commencé à voir des voitures étrangères le long des clôtures. Depuis cinq ans, rien n’a bougé.

Cet été, je suis allé chercher mon fils qui avait passé le week-end chez mes parents. « N’arrive pas plus tard que dix heures », m’avait dit ma mère. Je suis arrivé pile à dix heures. À onze heures, dans la rue d’à côté, des funérailles devaient avoir lieu. À l’heure dite, on y amenait le neveu de l’« Ancien » de la rue où habitent mes parents. L’« Ancien », c’est quelqu’un que l’on respecte, une sorte de chef de classe mais pour la rue. Il s’agissait donc d’accompagner dignement le neveu de l’Ancien de la rue, lequel avait pris part à l’Opération militaire spéciale et y avait laissé la vie, ainsi que d’honorer sa mémoire. Il avait été mobilisé au printemps, il avait combattu pendant six mois, il était rentré chez lui en permission, il était reparti et, le premier jour, il était tombé sous les balles. Cette fois, il était revenu dans un cercueil de zinc, même la petite vitre était obturée. Je devais donc être là à dix heures pour récupérer mon fils : ma mère savait bien que je ne tiendrais pas à ce qu’il assiste à cette cérémonie.

Dans notre rue vit aussi un homme revenu chez ses parents, un « héros de la guerre », qui cumulait auparavant la double fonction de membre de la milice Wagner et de voleur endurci. D’aussi loin que je me souvienne, il a toujours fait de la prison, soit pour des larcins, soit pour hooliganisme. Il en sortait pour quelques mois, s’adonnait à la boisson, chapardait ici ou là, et retournait en prison. Si quelque chose disparaissait dans un jardin ou dans une maison quand il était là, on pensait immédiatement à lui. Aujourd’hui, il arbore une médaille et roule dans une auto flambant neuve. Il emmène d’ailleurs ses parents à la mer. Ils disent en avoir pleuré de fierté.

De l’autre côté de la rue, juste en face, il y a la voisine. Elle a conduit des tramways toute sa vie et c’est sans doute là qu’elle a pris l’habitude de jurer comme un charretier. Depuis un an et demi, elle répète à qui veut l’entendre que son gendre a l’intention de se porter volontaire pour la guerre. Après tout, les crédits ne vont pas se rembourser tout seuls. Il n’y a qu’à voir le voisin d’en face : il est mort à cause des crédits, son cœur a lâché et, à la veille du printemps, toute la rue l’a enterré.

J’ai vécu dix ans dans cette rue. Mes parents y habitent toujours parce qu’ici ils ont un sauna rustique, un garage et un potager : ce n’est pas comme « dans vos appartements où l’on vit les uns sur les autres ». Quant aux vétérans de Wagner qui habitent le quartier, dans quel quartier n’en trouve-t-on pas désormais ?

Chaque fois que j’entends des « experts », depuis leurs studios bien chauffés aux Pays-Bas ou en Israël, expliquer combien les gens souffrent sous le régime de Poutine et ont tout perdu à cause de la guerre et des sanctions, je pense à cette rue. J’y pense aussi quand je regarde sur YouTube les sempiternels débats entre tel émigré russe « libéral » et tel autre émigré russe « libéral ». Ils disent qu’à cause du poids insupportable des sanctions, les gens vont bientôt se rendre compte que le « régime de Poutine » leur a tout pris. Ils finiront par comprendre et, espérons-le, par se révolter. Ou, s’ils ne se soulèvent pas, ils saboteront au moins le régime. Ça ou autre chose.

Récemment, la célèbre psychologue Lioudmila Petranovskaïa s’est essayée dans un post à énumérer les pertes subies par le peuple russe, pour nous prouver que « tous les Russes ne sortent pas gagnants de cette guerre ». Sa liste comprenait divers éléments : l’effondrement de la monnaie nationale et la hausse du prix des biens en « monnaie forte », la « fermeture du monde » pour les touristes, la fin des perspectives d’études à l’étranger pour les enfants, la réduction des droits civils et des libertés, la dégradation de l’éducation, la dégradation de la culture, la « séparation des familles à cause des départs », et j’en passe. Quand j’ai lu cette liste, j’ai remercié une nouvelle fois le sort de ne pas être né à Moscou et de ne pas avoir perdu le sens des réalités.

Car si l’on considère que les deux tiers de la population russe forment le « peuple russe », force est de constater que le « peuple russe » n’a rien perdu de tout cela. Parce qu’il n’avait rien eu de tout cela. La dernière fois que lui, le peuple, a tenu des dollars entre ses mains, c’était en 1997. C’était amusant, rien de plus. Il n’est jamais allé au théâtre et ne n’est pas aperçu que les meilleurs metteurs en scène avaient quitté la Russie et l’avaient laissé, lui, le peuple, sans rien. Ses enfants sont inscrits dans l’école qu’il a lui-même fréquentée et ont peut-être même la même institutrice, laquelle a aujourd’hui soixante-dix ans. Lui, le peuple, n’imagine pas que l’on puisse enseigner aux enfants sans crier ou qu’on les autorise à marcher sur les pelouses dans la cour de l’école. Enfin, si des familles ont été « séparées », c’est seulement à cause de la prison, de la mobilisation et du service militaire sous contrat. Parmi le peuple, personne n’est parti en Géorgie ou au Kazakhstan, personne n’a jamais franchi les limites de sa ville.

Quant à l’augmentation des prix dans les magasins, le peuple n’a jamais compté sur les magasins. Il a des pommes de terre et des bocaux de cornichons à la cave pour l’hiver. On survivra bien d’une manière ou d’une autre.

Donc, dans l’ensemble, le peuple n’a rien perdu. Il n’avait rien à perdre.

Mais qu’a-t-il gagné ? Eh bien, il a énormément gagné, c’est même inouï ce qu’il a gagné. De l’argent d’abord. Beaucoup d’argent. Certes, des dizaines de milliers de soldats russes ne sont pas revenus mais des centaines de milliers d’autres, eux, sont revenus ! Avec en poche des millions de roubles, au-delà de tout ce dont ils auraient jamais pu rêver. Dans la ville natale de ma femme (moins grande que la nôtre mais beaucoup plus industrielle), un homme est revenu chez lui avec trois millions de roubles, qu’il a dilapidés avec ses amis en dix jours. Trois cent mille roubles par jour, alcool et prostituées à volonté compris. C’est ça la vie ! Ceux qui ont une famille vont à la mer, achètent un appartement, une nouvelle voiture.

Ensuite, le peuple a gagné le sentiment de faire partie de quelque chose de grand. De même que nos grands-pères ont vaincu le fascisme, nous sommes en train de vaincre le nazisme (ou autre chose… comment dit-on déjà, maintenant ?) en Ukraine. Et par la même occasion, nous triomphons des homosexuels, des Juifs, de tout l’Occident collectif, des francs-maçons et, finalement, de tout le monde. Les plus âgés se réjouissent de voir réapparaître les pionniers, l’instruction militaire à l’école primaire, l’uniforme et, en général, tous les attributs de leur jeunesse. C’est pas trop tôt ! Car les jeunes d’aujourd’hui dépassent toutes les bornes ! Et nous faisons tout cela sans le moindre effort, le plus souvent sans même sortir de notre canapé.

Qu’allez-vous opposer à celui qui, à la faveur de cette guerre, s’est enrichi et se sent important comme un petit potentat oriental ? Des vidéos sur les palais de fonctionnaires corrompus ? Cela fait longtemps, depuis les années 1990, que le peuple sait qu’on le vole, rien de nouveau ici. Des discussions disant que c’est lui (parce qu’il est resté en Russie) qui est responsable des crimes du régime ? Des interviews sur la démocratie et les droits de l’Homme ? Le sort tragique d’une Berkovitch [metteuse en scène accusée de terrorisme pour un spectacle, NDLR] ou d’un Melkoniantz [responsable d’une importante ONG de surveillance des élections, NDLR] jetés en prison ? Qui sont ces gens-là, d’ailleurs ? On n’en parle jamais à la télévision ou sur Internet (pas sur le site de la Komsomolskaïa Pravda, en tout cas).

L’argent reçu (des sommes que des dizaines d’années de travail ne permettront jamais de gagner), associé au sentiment de prendre part à quelque chose de grand, constitue un mélange détonant. Si l’on oublie cela, on se demandera encore longtemps pourquoi, lors des dernières élections, ce sont surtout les zones rurales (et non les grandes villes) qui ont voté pour les gouverneurs désignés et le parti au pouvoir, alors même que ce sont les zones rurales qui ont été les principales victimes de la mobilisation. C’est ce mélange détonant qui pousse à voter pour le pouvoir ces grands-mères, qui se rendent dans les bureaux de vote vêtues d’une robe vieille de vingt ans. Elles votent sincèrement pour le pouvoir, qui va bientôt construire un grand pays, afin de narguer l’ennemi, bien entendu. C’est ce mélange qui engendre une incompréhension totale entre l’étroite couche de ceux qui ont réellement tout perdu à cause de cette guerre et l’écrasante majorité de la population qui, elle, n’a rien perdu, mais a tout gagné.

Dans nos débats intellectuels, espérant bientôt voir se dissiper le brouillard, nous cherchons à oublier aussi autre chose. Les centaines de milliers d’hommes et de femmes déjà ralliés à la guerre actuelle et au processus de « récupération de nouveaux territoires », ont des millions d’enfants. Ces millions d’enfants croient que leurs parents accomplissent aujourd’hui un acte héroïque. Ils croient sincèrement que, puisque ce sont leurs parents, ils ne peuvent pas être des vampires. Ces millions d’enfants portent, le 1er septembre, la cravate aux couleurs de leur pays, regardent la même télévision, écoutent comment leurs pères parlent des « oukropy » [sobriquet méprisant des Ukrainiens, NDLR], partent en vacances en Crimée en passant par Marioupol en ruines.

Pour pouvoir, une fois la guerre terminée, commencer à évoquer un repentir de la société, il faudra attendre que ces enfants grandissent et donnent naissance à de nouveaux enfants. Alors nous pourrons dire à ces enfants (qui ne sont pas encore nés) que leurs grands-pères ont commis des actes indignes. C’est d’une certaine manière plus facile à entendre quand il s’agit non pas des pères mais des grands-pères. En Allemagne, le repentir intérieur, et non pas apporté de l’extérieur, a commencé dans les années 1970, une fois précisément que les enfants des enfants des nationaux-socialistes étaient devenus adultes.

C’est seulement alors — en gros, à la fin des années 2040 — qu’il sera possible de parler aux gens des pertes que la société russe a réellement subies du fait de la guerre actuelle. Il y en aura bien quelques-uns pour écouter vraiment. À ce moment-là, d’ailleurs, les institutrices ayant commencé leur carrière sous Brejnev auront enfin pris leur retraite.

En attendant, le peuple traverse peut-être la meilleure période de sa vie. Bien sûr, certains reviennent régulièrement de la guerre dans un cercueil de zinc. Mais toute la rue est là pour les enterrer. N’est-ce pas, dites-moi, le signe d’un renouveau des valeurs traditionnelles ?

Traduit du russe par Fabienne Lecallier

Version originale

Sergueï Tchernychov est docteur en histoire, spécialiste de l’histoire de la Sibérie. Il vit à Novossibirsk où il a fondé Novocollege, un établissement privé d’études supérieures. Suite à ses prises de position anti-guerre, il a été déclaré  « agent de l’étranger » et a dû quitter son poste. Son nouveau projet : l’Université des arts et des sciences libérales (Université Iadrintsev), toujours à Novossibirsk.

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