Fondatrice de l’ONG Russie derrière les barreaux, la journaliste Olga Romanova a été obligée d’émigrer en Allemagne. Dans cet entretien, elle présente une image saisissante de la situation dans les colonies pénitentiaires russes, des mœurs qui y règnent et du sort des détenus partis au front en échange de leur élargissement et d’un casier judiciaire vierge. La persistance des camps de l’ère soviétique et le refus de toute réforme pénitentiaire est une politique constante de Poutine, comme s’il avait prévu les difficultés de recrutement pour l’opération militaire spéciale…
Comment, sous Poutine, les lois ont-elles changé dans les camps de détention ?
Sous Poutine, c’est-à-dire depuis une vingtaine d’années, les camps ont été « repeints », et on ne fait plus la distinction entre « noirs » et « rouges ». Il y avait autrefois les camps « noirs », où dominait le « comité de la pègre », et les camps « rouges », dominés par les gardiens et la direction. Aujourd’hui, le processus de fusion entre le « milieu » et l’administration pénitentiaire est arrivé à son terme. Pour pouvoir tranquillement voler et exploiter les détenus, l’administration a besoin qu’ils ne déposent pas de plaintes. Les détenus ont en effet des avocats et des familles. Or il y a les réquisitions, les dessous-de-table, les vexations, les tortures. Comment empêcher les gens d’ouvrir la bouche ? C’est très simple : il suffit à la direction de s’entendre avec le « comité de la pègre ». Dans chaque baraquement celui-ci a son « responsable », son homme à lui. « Bien sûr, on va s’en occuper. Et moi, qu’est-ce que je touche dans l’affaire ? » Ça coûte une simple cotisation à la « caisse commune », le permis de jouer aux cartes, de posséder de la drogue et des téléphones portables. Cette fusion entre les autorités et la pègre ne se limite pas aux prisons, elle va jusqu’au sommet : comme il s’est avéré, le célèbre Chakro le Jeune, un parrain de la pègre, était lié au Comité d’enquête, tout comme Poutine était lié à Prigojine.
Depuis toujours, dans les prisons, la pègre n’est pas pour la guerre. Et maintenant ?
Quand la guerre a commencé, Chakro le Jeune a longtemps gardé le silence. À l’automne dernier, il a publié une véritable « ordonnance », où il soutenait l’opération spéciale et disait qu’il fallait aller exterminer les fascistes jusque dans leurs tanières. La situation a donc changé : la pègre et le pouvoir ne sont plus séparés par un gouffre. Qui plus est, l’association est parfaitement avantageuse pour l’un comme pour l’autre. Même si on ne voit pas bien encore lequel des deux est la liane et lequel l’arbre.
Personnellement, j’ai été très déçue, voire choquée, d’apprendre que des détenus étaient partis pour la guerre. J’étais inquiète pour chacun de ceux que je connaissais et qui était parti… Mais je comprenais pourquoi… D’ailleurs, la motivation a changé au cours de la guerre. Au tout début, il s’agissait de « sortir du camp à n’importe quel prix pour aller n’importe où, quoi qu’il arrive par la suite ». À la fin de « Wagner », le leitmotiv était devenu : « Personne n’a besoin de moi ni en dehors du camp ni en prison, et là, je peux rendre service, je suis mécanicien de véhicules blindés. » Ça marche très bien. Wagner a joué sur ce besoin de fraternité virile dans le combat.
Mais au fond… Je n’oublierai jamais Liokha, détenu près de Novgorod. Je ne savais pas pourquoi on l’avait incarcéré ; toujours est-il qu’il appartenait à la caste la plus basse dans la hiérarchie de la prison. Quand la possibilité s’est présentée, Liokha a décidé de rejoindre Wagner. Je lui ai dit : « Attends au moins qu’on te donne ta ration, comme ça tu partiras le ventre plein. » Il a répondu : « Non, merci, je n’en veux pas. Je ne peux plus attendre ni un jour, ni une seconde. J’y vais. » Très vite, il a été tué. Je suis certaine qu’il n’a tué personne, et qu’il s’est simplement exposé aux balles. Ils sont nombreux à agir ainsi…
La prison est-elle à ce point insupportable ?
« Il n’y a pas pire endroit au monde que la prison russe. C’est pourquoi les gens vont à la guerre. » Quand j’ai entendu pour la première fois cette phrase banale, je me suis dit : bien sûr, Poutine n’a pas pu se préparer pendant 15 ans à cette guerre. Mais quand je pense au système carcéral, je me dis que c’est sans doute le cas. Notre système carcéral n’est pas l’héritier de la prison sous les tsars ; il vient de la guerre des Boers ; c’est là-bas que sont nés les camps de concentration. Le système a été adopté en Russie soviétique et en Allemagne. Je me suis toujours demandé pourquoi Poutine n’a pas voulu se débarrasser réellement du Goulag. Ça ne coûtait pas très cher, il serait tout de suite passé pour un leader humain. N’était-ce pas simple et peu coûteux de mettre en place un système carcéral normal et ennuyeux à la place de notre système si cruel ?
Vous avez fait des propositions concrètes ?
Nous avons élaboré un projet de réforme carcérale ; deux ans après a éclaté le premier scandale lié aux tortures dans la région de Iaroslavl. Valentina Matvienko a alors donné lecture devant le Conseil de la Fédération du préambule d’un projet de réforme du système carcéral. Je me suis dit à ce moment-là : « Ça y est, ça va commencer… » Poutine l’a brutalement rejeté, assurant que « tout allait bien », et il a répété à plusieurs reprises, après de nouveaux scandales, « qu’il ne fallait pas toucher au système pénitentiaire ».
Pourquoi y tient-il tant ? Quand la guerre a commencé, tout a repris sa place. Personne n’a pitié des détenus. Ils pèsent assez lourdement sur le budget. Non pas parce qu’il faut les nourrir, mais parce qu’il n’y a pas chez nous de réinsertion. Lorsqu’ils sortent, ils ne trouvent pas de travail, ils n’ont pas de toit ; ils récidivent, et il faut alors les rattraper, les juger : tout cela a un coût budgétaire…
Les envoyer sur le front, c’est les éliminer. Poutine l’a fait sciemment. Et je suis certain que Prigojine n’est pas apparu par hasard. On s’est dit qu’il faudrait quelqu’un qui sache s’y prendre avec les détenus. Et ce fut Prigojine.
Que se passe-t-il avec les ex-détenus qui reviennent du front ?
Personne n’imaginait que Prigojine en ramènerait tant. On pensait que la mise au rebut serait proche des 100 %, et voilà que Prigojine ramène quelque 20 000 hommes. Et, bien sûr, ces anciens mercenaires de Wagner ne se font pas à la vie paisible, dans la mesure, naturellement, où ils ont été traumatisés par la prison, par des séjours à répétition. Parfois trois, voire cinq de suite. À cela s’ajoute, bien sûr, le traumatisme de la guerre. Ils n’ont ni compétences spécialisées, ni famille, ni toit : rien. Et personne ne se presse pour leur proposer du travail…
On ne constate que très peu de délits commis par des hommes de Wagner, étant donné qu’il y a une loi qui interdit de discréditer les volontaires qui ont participé à l’opération militaire spéciale. Quand éclate une bagarre, les voisins appellent la police ; elle arrive et trouve un ancien des Wagner. Les victimes préfèrent ne pas porter plainte en cas de blessures, graves ou pas, parce qu’elles comprennent parfaitement qu’en un instant les rôles pourraient s’inverser. S’il y a de la drogue, la cause est d’ores et déjà entendue. On attrape un type avec de la drogue dans la poche, il n’a qu’à déclarer : « Ah ! Ah ! Vous me l’avez mise pour discréditer un héros de l’opération militaire spéciale. » Les flics lui disent alors : « Casse-toi ». La discréditation peut valoir une peine allant jusqu’à 15 ans de prison. Personne n’en veut.
Nous ne connaissons que les affaires les plus flagrantes : les meurtres, les viols d’enfants… Il suffit qu’un criminel lève la main et dise « je veux aller à la guerre » pour qu’aussitôt s’enclenche une autre loi, adoptée il y a quelques mois, aux termes de laquelle les personnes soupçonnées d’avoir commis des délits peuvent, si elles se reconnaissent coupables, sortir blanchies de l’audience, et partir se battre avec un casier judiciaire vierge. La prison ne les verra pas.
Comment la population voit-elle les combattants sur le front ?
Je suis souvent sur les sites de live chat féminins où l’on discute de la prison. Les hommes sont derrière les barreaux et, sur ces sites, les femmes commentent les événements. Très souvent, quand un détenu meurt au front, c’est tout juste si son épouse n’est pas félicitée. Effectivement, qui étais-tu avant ? Une ratée, la femme d’un taulard, d’un violeur domestique, d’un ivrogne, d’un récidiviste, d’un pillard, d’un meurtrier, d’un bandit, d’un voleur. Et te voilà maintenant veuve d’un héros de l’opération militaire spéciale. Tu es riche de cinq millions, sans compter ce que te verse la région ; te voilà décorée, on t’envoie des médailles, des certificats d’honneur ; un pupitre à l’école porte le nom de ton défunt mari et les pionniers honorent son souvenir ; quant à tes enfants, ce sont les enfants d’un héros tombé au combat. Tu peux t’acheter un appartement. Il est très probable que si le secteur du bâtiment est maintenant reparti, c’est parce que cet argent est actuellement disponible. Tu es un bon parti : appartement, compte en banque, enfants déjà grands, statut de « veuve de héros ». Une nouvelle vie commence.
Peut-on espérer des changements en Russie ?
Je ne crois pas que les choses changeront en Russie au point où l’on verrait le Kremlin accueillir des libéraux. Il me semble qu’il faudra attendre encore 50 ans après notre mort (à un âge très avancé). Quant à l’attitude vis-à-vis des anciens combattants et des veuves de guerre, elle sera en gros ce qu’elle a été en Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale : on les aura oubliés. Les « samovars », c’est-à-dire les manchots et culs-de- jatte, seront envoyés sur l’île de Valaam pour qu’ils n’ébranlent pas le système nerveux des habitants des métropoles. Pour le reste, que chacun se débrouille.
Pourquoi n’invoque-t-on pas l’orthodoxie, la fraternité slave, le christianisme ? Selon moi, il y a à cela au moins deux raisons. La première, Poutine nous en parle tout le temps : la Russie se bat avec l’OTAN où les Slaves seraient maltraités pire qu’en Ukraine. La deuxième raison est que l’ukrainophobie a pris des proportions très inquiétantes. J’ai vu récemment une photo prise pendant une classe de sciences de la nature en deuxième année de primaire sur le thème des « oiseaux » ; on a été jusqu’à inventer des proverbes spéciaux, du genre : « Les oiseaux sont forts par leurs ailes, les Russes par leur foi », « l’Ukrainien est plus bête que le corbeau, mais plus rusé que le diable »…
Que pensez-vous de l’ukrainophobie et de la propagande ?
L’ukrainophobie était déjà très répandue à l’époque soviétique. Mais cette ukrainophobie soviétique a pris maintenant des formes monstrueuses : on traite les Ukrainiens de bandéristes, de fascistes… Un autre exemple, on a inventé le mot « oukrop », qui déshumanise complètement les Ukrainiens. Qu’y a-t-il de commun entre la propagande russe et la propagande nazie ? Avant tout, beaucoup de sang versé par l’une et par l’autre. Prenons des citations : « Plus le mensonge est énorme, plus on y croit facilement. » C’était pour parler de la propagande allemande. Citons aussi cette phrase de je ne sais plus qui : « C’est moi qui décide qui est juif ici. » [Phrase de Goebbels à propos de Fritz Lang, NDLR]. Qui est ici ukrainien, c’est Poutine qui le décide. Toutes les propagandes ont des racines communes : on la reconnaît aussitôt…
Je me souviens très bien que, pendant la première guerre de Tchétchénie [1994-1996, NDLR], nos opinions, au sein de la rédaction du journal Segodnia, divergeaient. La journaliste Maria Eisman (devenue plus tard avocate), qui se trouvait dans les tranchées tchétchènes, pensait une chose. Le journaliste et commentateur télé Mikhaïl Leontiev, qui se trouvait dans les tranchées du côté russe, pensait autre chose. Et Pavel Felgengauer, commentateur militaire, une troisième chose. Comme il était impossible de concilier leurs points de vue, nous les publiions sur trois colonnes.
Aujourd’hui, cette divergence d’idées n’est plus possible. Il n’y a plus qu’une opinion, la juste, et toutes les autres vous valent la prison, l’exil, voire le poison. La différence est affaire d’époque. Poutine aurait-il changé ? Bien sûr que non. Son entourage s’active, sans aucun doute pour de l’argent. Prenez Margarita Simonian : elle ne s’époumone que pour de l’argent. Leontiev finira par se convaincre qu’il est un cannibale, et que c’est pour le mieux. De même que des millions de Russes finissent par se convaincre, par exemple, qu’envoyer à la mort 50 000 détenus est chose normale ; il vaut mieux pour tout le monde que cette couche n’existe plus. On a bien fait de les mettre au rebut. Mais, les gars, ils sont pourtant eux aussi des Russes, et ils sont plutôt de votre côté !
Que faire des juges après le changement de pouvoir ?
Je suis absolument convaincue que les juges qui prononcent des décisions injustes pour des raisons de carrière ou des motifs politiques devront figurer sur des listes de personnes à sanctionner. Malheureusement, la situation politique évolue de telle façon qu’il me semble que la majorité d’entre eux ne seront plus de ce monde à l’heure du tribunal ou de la lustration. C’est pourquoi je suis pour des mesures plus radicales. Il me semble qu’il est primordial de connaître leur nom, de comprendre ce qu’ils font et d’en parler. Certes, les enfants ne sont pas responsables des agissements de leurs pères, mais il est très important que les enfants et petits-enfants des bourreaux ne soient pas fiers d’eux, comme c’est le cas actuellement. On ne peut pas en être fier.
Il y a sept ou huit ans, quand je vivais encore en Russie, on a vu apparaître dans les camps les premières stèles mémorielles, dressées à l’initiative du Service fédéral d’exécution des peines. Cela a commencé en République Komi, puis en Mordovie, et puis ça s’est répandu partout. Voici ce qu’on y lit : « Ici notre camp a vu le jour en 1937. Voici nos anciens, voici leurs portraits. Voici la dynastie issue d’Ivan Ivanovitch Ivanov. Voici les états de service de notre glorieux adjudant-chef. Qu’il est bon que les traditions se transmettent et que le petit-fils ait pris la suite de son grand-père qui, en 1937, a personnellement abattu 148 personnes ! »
Il en sera de même de la génération actuelle. De ceux dont le grand-père ou le père a condamné Ilya Iachine et mis au trou Alexeï Navalny. De ceux, dont les pères se sont battus contre l’Ukraine. Or, tout laisse présager qu’il en sera ainsi.
Traduit du russe par Bernard Marchadier
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Moumine Chakirov est journaliste et documentaliste tadjiko-russe. Originaire de Douchanbé, réalisateur diplômé du VGIK (Institut d'État du cinéma), il travaille depuis 1994 pour Radio Svoboda (Radio Liberty) à Moscou. En 2022, il s’installe à Riga. En septembre 2023, l’État russe le met sur la liste des « agents de l’étranger ».