Le 5 octobre 2023, Vladimir Poutine a prononcé un long discours à la séance plénière du club Valdaï. Françoise Thom décortique ce discours énonçant sans ambiguïté les aspirations globales du Kremlin et identifie ses principaux ingrédients. Elle montre notamment l’intention de « détruire l’ordre international et d’instaurer à sa place le chaos » afin de « se livrer sans contrainte à des déprédations ». Le soutien au Hamas affiché par Poutine et ses propagandistes en est une parfaite illustration.
Les réunions de Valdaï ressemblent de plus en plus aux Congrès du Komintern de l’époque stalinienne. Leur objectif est le même : communiquer aux responsables des partis pro-russes à l’étranger les évolutions de la ligne du Kremlin ; transmettre les directives de Moscou en matière de propagande au vaste réseau des agents d’influence et des mouvances kremlinophiles répandues dans le monde.
Le discours de Poutine à Valdaï datant du 5 octobre 2023 peut être mis sur le même plan que le discours de Jdanov à la session inaugurale du Kominform le 25 septembre 1947, qui marque la rupture avec la Grande Alliance scellée en 1942 face à l’Allemagne nazie et à ses alliés et le début officiel de la guerre froide. Le discours de Poutine mérite qu’on s’y arrête, même s’il n’a rien dit de fondamentalement nouveau, se contentant de bétonner une doctrine en gestation depuis des années. Toutefois il frappe par ses accents millénaristes. Évoquant la guerre russo-ukrainienne, Poutine déclare : « Il ne s’agit pas d’un conflit territorial ni même de l’établissement d’un équilibre géopolitique régional. La question est bien plus vaste et fondamentale : nous parlons des principes sur lesquels reposera le nouvel ordre mondial. […] Le droit international moderne, construit sur la base de la Charte des Nations Unies, est dépassé et doit être détruit, et il faut créer quelque chose de nouveau. » Comme Jdanov en 1947, Poutine proclame l’existence de deux camps antagonistes irréconciliables et il articule tout son propos autour de cet affrontement.
Le discours de Valdaï, les exégèses qu’en font les propagandistes du Kremlin, permettent d’identifier les différents ingrédients de l’idéologie poutinienne qui greffe sur un substrat soviétique omniprésent des influences plus récentes, celle de la mentalité mafieuse, celle du KGB, et surtout celle des obsessions particulières du président russe.
L’empreinte du marxisme-léninisme
Ce substrat revient en force au fil des années, même si Poutine ne rêve nullement à l’abolition de la propriété privée. Des pans entiers de l’idéologie léniniste sont recyclés dans son discours. D’abord, le messianisme : « Nous devons assumer la tâche de construire un monde nouveau », ne cesse-t-il d’insister. Et, bien sûr, le manichéisme. Tout son propos de Valdaï est consacré à l’antagonisme entre les deux camps, « the West versus the Rest », le camp anti-occidental étant guidé par la Russie et le camarade Poutine en personne. La continuité avec Jdanov saute aux yeux : « Sur le chemin de leurs aspirations à la domination mondiale, les États-Unis se heurtent à l’URSS avec son influence internationale croissante, comme au bastion de la politique anti-impérialiste et antifasciste… »
Très important aussi, le déterminisme : selon Poutine et ses plumitifs, l’ancien ordre mondial est condamné par l’histoire, tout comme le camp de la bourgeoisie l’était pour Lénine et Staline. Le journaliste Dmitri Popov écrit : « Comme beaucoup d’événements dont nous avons été témoins, cela ne se produira pas du fait de la volonté des hommes politiques, ce sera peut-être même contre leur volonté, mais en raison des lois du développement historique. »
Poutine partage également la conception marxiste de la richesse. Il ne comprend rien à la production de la richesse, ne sait pas que celle-ci est créée par l’ingéniosité humaine, sous la protection de l’État de droit. Il pense qu’elle résulte du pillage d’autrui : « La prospérité de l’Occident a été largement obtenue grâce au pillage des colonies au fil des siècles. » L’Occident est parvenu à « ce niveau de développement grâce au pillage de la planète entière ». Cette posture lui permet de camper dans son déni des apports de la civilisation occidentale, comme nous le verrons.
Le thème « décolonial » vient lui aussi tout droit du marxisme-léninisme. Revenons à Jdanov : « La crise du système colonial, accentuée par l’issue de la Seconde Guerre mondiale, se manifeste par le puissant essor du mouvement de libération nationale dans les colonies et les pays dépendants. Par là même, les arrières du système capitaliste se trouvent menacés. »
Enfin, l’un des chevaux de bataille de la rhétorique poutinienne, la défense de la « souveraineté » des peuples face à « l’hégémonisme » américain, a sa source dans la propagande stalinienne déployée à partir de fin 1947 pour torpiller la mise en œuvre du plan Marshall. Jdanov toujours : « Les pays impérialistes tels que les États-Unis, l’Angleterre et les États qui leur sont proches, deviennent des ennemis dangereux de l’indépendance nationale et de l’autodétermination des peuples, tandis que l’Union soviétique et les pays à nouvelle démocratie [les futures démocraties populaires] constituent le rempart sûr dans la défense de l’égalité des droits et de l’autodétermination nationale des peuples. […] Le fond des formules voilées, embrouillées intentionnellement du « plan Marshall » consiste à former un bloc d’États liés aux États-Unis par des engagements et à offrir aux États européens des crédits américains, en paiement de la renonciation à leur indépendance économique et ensuite à leur indépendance politique. »
Poutine ne cesse d’accuser les dirigeants européens de trahir « les intérêts nationaux » et de suivre docilement les ordres de « leur patron de Washington » : « Aujourd’hui, l’AfD, Alternative pour l’Allemagne, relève la tête. Pas étonnant, car personne dans la classe dirigeante ne se bat pour les intérêts de l’Allemagne. C’est une chose évidente. […] Quant à Schröder, l’Allemagne peut être fière de gens comme lui. C’est un véritable fils de son peuple, il pense avant tout aux intérêts du peuple allemand….Qu’est-ce qui me surprend ? Je vais vous le dire honnêtement, je suis surpris que de telles personnes et de tels hommes politiques [comme Gerhard Schröder] existent encore en Europe, qu’ils aient survécu. »
L’empreinte de la mentalité mafieuse
Pour comprendre l’hostilité de Poutine à l’égard de l’ordre international, il faut se souvenir du milieu qui a permis son ascension et son prodigieux enrichissement. Poutine a fait carrière durant les années Eltsine qu’il a tant décriées par la suite, dans le Far West sans shérif qu’était la Russie durant cette période, quand tout s’achetait et quand les ex-truands devenus oligarques s’offraient un mandat de député pour acquérir l’immunité. Il a le sentiment que pour réussir de la même manière sur l’arène internationale, il doit la déconstruire et y faire régner une jungle similaire à celle dans laquelle évoluaient les Russes de sa génération et qui lui a permis sa vertigineuse ascension. Son acharnement contre « l’hégémonisme américain » est celui d’un truand qui voit se dresser contre lui un policier intègre. Tout son programme de politique étrangère se réduit au fond à la quête de l’impunité. Le « nouvel ordre mondial plus juste » dont il célèbre l’avènement est en réalité un chaos dans lequel le président russe et tous les voyous qui forment sa cohorte espèrent pouvoir se livrer sans contrainte à leurs déprédations. La « souveraineté » telle qu’ils l’entendent est la capacité de faire n’importe quoi sans se faire taper sur les doigts.
Tant que dure l’ordre ancien, se plaint Poutine, « n’importe qui peut être attaqué simplement parce que tel ou tel pays n’est pas aimé par la puissance hégémonique […]Une paix durable ne sera établie que lorsque chacun commencera à se sentir en sécurité, à comprendre que ses opinions sont respectées et qu’il existe un équilibre dans le monde, lorsque personne ne sera capable de forcer ou de forcer les autres à vivre et à se comporter comme le souhaite la puissance hégémonique. […] Quiconque se comporte de manière indépendante, suit ses propres intérêts, se transforme instantanément aux yeux des élites occidentales en un obstacle qu’il faut éliminer ». Poutine s’insurge à l’idée qu’il devrait se plier à des règles : « Quel genre d’“ordre” basé sur certaines “règles” ? Que sont les “règles”, qui les a inventées ? Ce n’est absolument pas clair. Ce sont de pures sornettes…. C’est toujours la même manifestation de la pensée coloniale. …Et quant à ceux qui les préconisent, il est peut-être temps qu’ils se débarrassent de leur arrogance face à la communauté mondiale qui comprend parfaitement ses tâches, ses intérêts et, en fait, de leur mentalité remontant à l’époque de la domination coloniale. Je voudrais dire : frottez-vous les yeux, cette époque est révolue depuis longtemps et ne reviendra jamais, jamais. » Quand sera instauré « le nouvel ordre mondial plus juste » les sanctions seront impossibles : ce sera « un monde ouvert et interconnecté dans lequel personne ne tentera jamais d’ériger des barrières artificielles à la communication, à la créativité et à la prospérité des individus. Il devrait y avoir un environnement sans barrières — c’est ce vers quoi nous devons nous efforcer. […] Tout le monde devrait avoir accès aux avantages du développement moderne, et les tentatives de le limiter à un pays ou à un peuple donné devraient être considérées comme un acte d’agression, et rien d’autre. »
Le mépris du droit va si loin chez Poutine qu’il en vient à mettre en cause la notion d’État, justement parce qu’un État repose sur une charpente juridique et qu’il a des frontières, ce qui déplaît au président russe. La Russie, nous dit Poutine, est un « État-civilisation » : « Dans le Concept de politique étrangère russe adopté cette année, notre pays est caractérisé comme un État-civilisation à part. Cette formulation reflète de manière précise et succincte la façon dont nous comprenons non seulement notre propre développement, mais aussi les principes fondamentaux de l’ordre mondial, dont nous espérons la victoire. » Selon lui « les principales qualités d’un État-civilisation sont la diversité et l’autosuffisance ». « Le monde est en marche vers une synergie d’États-civilisations, de grands espaces, de communautés qui se reconnaissent comme telles. » On constate que dans cette vision il n’y a pas de place pour l’État nation. Nos souverainistes devraient comprendre que la conception poutinienne de la « souveraineté » se situe aux antipodes de la nôtre qui a été formulée au XVIe siècle par des magistrats. Dans l’esprit de Poutine « souveraineté » veut dire impunité.
Poutine rêve de désinstitutionnaliser l’« ordre mondial » comme il a désinstitutionnalisé la Russie depuis 2000 : « L’essentiel, nous dit-il, est de libérer les relations internationales de l’approche de bloc, de l’héritage de l’ère coloniale et de la guerre froide.» Les accords doivent être conclus d’homme à homme, comme entre des parrains de mafia : « Pas une seule personne ne décide pour tout le monde, et tout le monde ne décide pas de tout, mais ceux qui sont directement concernés par telle ou telle question s’accordent sur quoi et comment faire. »
L’empreinte tchékiste
Une tirade du président russe trahit son exaspération à l’égard des démocraties. Certes, leur faiblesse est bonne à prendre, mais aux yeux de Poutine elles ont le grave défaut d’être imprévisibles : « Le paradoxe est que demain la situation pourrait changer : c’est là le problème. Par exemple, il y aura des changements politiques internes après les prochaines élections. Un jour un pays poursuit tel ou tel objectif avec insistance et, le lendemain, des changements de politique intérieure se produisent, et ils se mettent à vouloir réaliser des buts parfois complètement différents, voire opposés, avec la même insistance et le même toupet. L’exemple le plus frappant est le programme nucléaire iranien. Une administration [américaine] a fait adopter une décision, une autre est arrivée, tout a été inversé et tout est allé dans la direction opposée. Comment travailler dans de telles conditions ? Où sont les repères ? Sur quoi s’appuyer ? Où sont les garanties ? Sont-ce là les “règles” dont on nous parle ? Quelle idiotie ! » On comprend la frustration de l’agent du KGB. Que d’opérations admirablement orchestrées sont tombées à l’eau à cause des impondérables électoraux ! Que de personnages soigneusement cultivés en Occident par les services russes dont la carrière s’interrompt absurdement sur des accusations de corruption !
La guerre idéologique contre l’Occident
Poutine ne comprend rien à la civilisation occidentale. En revanche, il a un instinct infaillible de ce qui peut la détruire. Il mise sur le relativisme, qu’en Occident on a tendance à confondre avec l’objectivité : « Il existe de nombreuses civilisations, et aucune d’entre elles n’est meilleure ou pire que l’autre », clame-t-il. Sa bête noire est l’universalisme : que des règles non imposées par lui s’appliquent à tous lui est insupportable. Poutine est un hors-la-loi au sens littéral du terme. « La civilisation n’est pas une conception universelle, une pour tous — cela n’existe pas », martèle-t-il. Il en veut mortellement aux Russes qui quittent le pré carré civilisationnel du « monde russe » qu’il considère comme sa propriété : « Bien entendu, il est interdit de trahir sa civilisation. Cela mène au chaos général, ce n’est pas naturel et c’est répugnant, je dirais. »
En 1947, après le discours de Jdanov, les Occidentaux comprirent que l’affrontement avec le régime stalinien se situait aussi sur le terrain idéologique. Le discours de Valdaï doit nous conduire à une prise de conscience similaire. Le nihilisme destructeur de Poutine s’attaque aux fondements de notre civilisation. Le président russe cherche à oblitérer notre héritage. A partir des Ve-IVe siècles avant notre ère, la Grèce puis Rome ont pensé l’universel, elles ont lancé une réflexion sur la nature et la loi, sur les avantages et les inconvénients des différents régimes politiques, sur la corruption de ces régimes, sur le rôle de la justice dans la survie de la cité, sur le lien nécessaire entre politique et morale, posant les bases de la civilisation occidentale. C’est justement l’intuition de l’universel présente chez les Anciens et dans le christianisme occidental qui a permis plus tard le développement de la science. A l’inverse, le relativisme cultivé par Poutine aboutit au foisonnement des superstitions et des charlataneries qui sont une menace pour le vrai savoir. Il condamne le peuple qui le professe à l’incapacité de se mettre à la place de l’autre et en fait un troupeau de criminels inconscients de leur déchéance. Il le prive de ce sentiment d’appartenir à l’humanité commune qui forme la base de la vraie civilisation. Qu’on compare les pièces d’Eschyle et d’Euripide, pleines d’une empathie poignante pour les Perses et les Troyens vaincus, avec les hurlements d’hyène de la propagande russe et l’on verra qu’une fois de plus, Poutine ment quand il affirme qu’aucune civilisation « n’est meilleure ou pire que l’autre. »
L’offensive du Hamas et l’émergence du « nouvel ordre mondial »
Pour qui se demandait à quoi peut ressembler « le nouvel ordre mondial » dont Poutine a célébré l’avènement dans son discours de Valdaï, il suffit de prendre connaissance des réactions de la propagande du Kremlin à l’offensive du Hamas et tout devient limpide. Les blogueurs militaires et les invités habituels des talk shows de Soloviov et Cie se délectent littéralement du « succès des militants palestiniens, qui ont conquis plus de territoire en 24 heures que les forces armées ukrainiennes n’ont réussi à couvrir en 4 mois de « contre-offensive » », et de la «claque retentissante » infligée à Israël et ses services de renseignement. Soloviov donne le la et ce thème est repris parfois mot pour mot tous les jours, sur toutes les chaînes : « Toutes les légendes qui entouraient Israël ont été détruites. Le dôme de fer ? Un fiasco. Tsahal ? Un fiasco. Les services israéliens ? Un fiasco. Les chars israéliens, les meilleurs du monde ? Un fiasco. »
La position de la Russie doit être claire, explique le député Gourouliov qui est plein d’admiration pour l’offensive du Hamas : « Israël est l’allié des États-Unis, le Hamas et l’Iran sont nos alliés. Le président a parfaitement décrit nos tâches et nos objectifs dans son discours au forum de Valdaï ». Soloviov se sent obligé de préciser : « Je suis juif mais je ne suis pas israélien. Je suis du côté de ma patrie, la Russie ».
Pourquoi ces transports d’extase ? Il y a une cause immédiate, résumée de façon inimitable par le propagandiste Mardan qui se frotte les mains de ce que « le crapaud mondialiste sera détourné de l’Ukraine et s’emploiera à essayer d’éteindre l’éternel brasier du Moyen-Orient. » Le journaliste Dmitri Popov laisse suinter sa haine du président ukrainien : « Toutes les Unes, tous les journaux télévisés parlent d’Israël. Et quelque part dans un coin, Zelensky se tord en plein sevrage de son addiction aux feux de la rampe. […] La priorité de l’Occident en matière de fourniture d’armes et d’argent est clairement Israël, et non l’Ukraine, qui sera de toute façon tôt ou tard larguée. » Le blogueur Sacha Kotz exulte : « L’Occident se préoccupe infiniment plus du sort d’Israël que de celui de la capricieuse et indocile Ukraine et l’assistance à Israël sera un bon prétexte pour réorienter l’aide et les efforts de l’Occident ». Poutine anticipait-il cette aubaine, lorsqu’il déclarait dans son discours de Valdaï : « Environ quatre à cinq milliards de dollars par mois arrivent en Ukraine par divers canaux — prêts, subventions de toutes sortes, etc. Dès qu’on arrête ça, tout sera fini dans une semaine. Tout. Il en va de même pour le système de défense : imaginez que les livraisons d’armes s’arrêtent demain — en une semaine les munitions seront épuisées ».
L’irremplaçable Sergueï Markov fait valoir un autre avantage pour la Russie de l’offensive du Hamas, la hausse des prix du pétrole consécutive à cette guerre. C’est Sergueï Markov encore qui expose la raison principale de l’euphorie du Kremlin et de ses idéologues de service : « L’offensive du Hamas est un fiasco du monde unipolaire. Ce sont Washington et Bruxelles les grands responsables de la mort des Israéliens et des Palestiniens. Puisque vous n’êtes pas capables de diriger le monde, dégagez de l’Olympe mondial ! »
L’impuissance de l’Occident éclate au grand jour : « Israël est dans une solitude tragique », constate Mardan. « Et ce n’est pas le vieillard décrépit qu’est Biden, bafouillant son soutien, qui peut rassurer les Israéliens ».
Soloviov enfonce le clou : « Vous n’avez pas voulu parler avec la Russie ? Et voilà le résultat. » Le nouvel ordre mondial se manifeste dans le châtiment qui frappe inéluctablement ceux qui ont misé sur les États-Unis et l’Occident au lieu d’écouter la Russie et de se ranger dans son camp : en 2008, la Géorgie a perdu deux provinces, en 2014, l’Ukraine a perdu la Crimée et comme la leçon n’a pas suffi, en 2022, elle a perdu ses provinces orientales, en 2023, l’Arménie qui a trahi la Russie a perdu le Karabakh et Israël, qui avait voulu conclure un accord avec l’Arabie Saoudite sans demander l’autorisation de Moscou, a été puni par la mort de milliers de ses citoyens. La présentatrice de télé Olga Skabeeva trépigne d’impatience en attendant le dernier acte : « Les États-Unis ne sont visiblement pas à la hauteur de leur rôle de puissance hégémonique mondiale. […] Il ne reste plus qu’à voir Xi Jinping faire flamber Taïwan et là ce sera terminé, ce monde changera pour toujours ».
Rien d’étonnant à ce que les commentateurs officiels prennent soin de souligner que Poutine n’est pour rien dans ces évolutions qui, selon Dmitri Popov, ont lieu « en raison des lois du développement historique », Poutine se contentant de décrire ces lois. Les dirigeants du Kremlin sont si optimistes que Poutine s’est même dit prêt à accepter une adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne, parce qu’il est persuadé que l’effacement des États-Unis le laissera maître en Europe : « Voyons comment cette situation évolue. Les Ukrainiens veulent rejoindre l’UE — qu’ils y adhèrent ; les Européens sont prêts à les accepter — qu’ils les acceptent… »
Le tableau du monde brossé par Poutine et ses thuriféraires fait penser au miroir déformant créé par le diable, qu’Andersen décrit à la première page de La Reine des Neiges : « Le beau, le bien s’y réfléchissaient et disparaissaient presque entièrement ; au contraire, tout ce qui était mauvais et déplaisant ressortait et prenait des proportions excessives. […] Les hommes les meilleurs et les plus honnêtes paraissaient des monstres ; les plus beaux semblaient tout contrefaits […] Lorsqu’une pensée sage ou pieuse traversait l’esprit d’un homme, le miroir se plissait et tremblait. […] Les diablotins allèrent conter partout qu’un progrès énorme, incalculable, s’accomplissait enfin : c’était seulement à partir de ce jour qu’on pouvait voir au juste ce qu’il en était du monde et des humains. Ils coururent par tout l’univers avec le fameux miroir, et bientôt il n’y eut plus un pays, plus un homme qui ne s’y fût réfléchi avec des formes de caricature… » Un jour le miroir se brisa en une infinité d’éclats minuscules : « Bien des gens reçurent de cette funeste poussière dans les yeux. Une fois là, elle y restait, et les gens voyaient tout en mal, tout en laid et tout à l’envers. Ils n’apercevaient plus que la tare de chaque créature, que les défectuosités de toute chose ; car chacun des imperceptibles fragments avait la même propriété que le miroir entier. » En voyant Poutine et ses propagandistes jubiler devant les pires atrocités, et célébrer ces horreurs comme l’annonce d’un monde nouveau « plus juste », on a l’impression, comme le petit Kay du conte, ils sont de ceux qui ont reçu un éclat du miroir infernal dans le cœur.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.