« L’objectif ultime de Poutine est de chasser du Moyen-Orient les Américains et leurs alliés européens »

Quel impact la guerre au Proche-Orient peut-elle avoir sur les perspectives de soutien occidental à l’Ukraine ? Comment le jeu de Moscou se décline-t-il dans l’actuelle déflagration régionale, dont il ne faut pas oublier qu’elle est suivie de près également par la Chine ? Dans cet entretien, le géopoliticien Jean-Sylvestre Mongrenier souligne le risque de voir les États-Unis confrontés à une  « surextension stratégique », avec des moyens humains et matériels simultanément engagés en Europe, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient.

Propos recueillis par Emma Collet


La guerre Israël-Hamas sonne comme une opportunité formidable pour Poutine de faire détourner les yeux des Occidentaux de l’Ukraine, qui risque dès lors de bénéficier de moins d’attention — et, par extension, d’aide militaire — occidentale. Partagez-vous ce point de vue, et si oui, jusqu’où ce désintérêt occidental pour l’Ukraine peut-il aller ?  

En effet, c’est le risque, et le maître du Kremlin compte bien sur le fait qu’un état de crise au Moyen-Orient, voire une déflagration générale, détournerait une partie de l’aide financière militaire et occidentale vers Israël, au détriment de l’Ukraine. Il serait cependant périlleux pour l’Occident de se désintéresser de l’Ukraine, car ce conflit aux frontières orientales de l’Europe et de l’OTAN a un caractère existentiel. C’est une évidence pour les pays européens mais l’issue de la guerre en Ukraine sera déterminante aussi pour les États-Unis.

Dans la « corrélation des forces », pour parler comme les stratèges soviétiques, la destinée de l’Europe conditionnera celle des États-Unis au Moyen-Orient et en Extrême-Orient, avec des répercussions dans tout l’hémisphère occidental. La guerre en Ukraine et les opérations à Gaza s’inscrivent dans un contexte global, un grand conflit hégémonique à l’échelon mondial. Enfin, la « Russie-Eurasie » de Poutine poursuit ses objectifs propres au Moyen-Orient ; ce n’est pas seulement une stratégie périphérique visant à détourner les Occidentaux de la guerre en Ukraine.

En ne condamnant pas le Hamas en tant qu’organisation terroriste, et en demandant le vote d’une résolution au Conseil de sécurité de l’ONU pour condamner le blocus de Gaza et les attaques de Tsahal sur l’enclave, la Russie se positionne-t-elle clairement du côté palestinien, et est-ce un tournant dans sa politique au Moyen-Orient ?

Non seulement la Russie ne condamne pas le Hamas, mais Moscou entretient des rapports suivis et continus avec la branche palestinienne des Frères musulmans, comme avec le Hezbollah et d’autres organisations terroristes (y compris le PKK). Poutine et les siens ne s’en cachent pas et s’en vantent même : « La Russie parle à tout le monde ». En cela, la Russie est l’héritière de la diplomatie soviétique, qui avait rompu avec Israël et animait le « front du refus » (les régimes et organisations hostiles aux accords de Camp David et au traité de paix israélo-égyptien, en 1978-1979), le KGB allant jusqu’à apporter un soutien logistique au terrorisme. Chef du KGB, puis de l’URSS à la mort de Brejnev, Iouri Andropov incarnait cette politique semi-occulte. Tenant d’un « État-KGB », qui surplombait le parti communiste soviétique, Andropov était en quelque sorte un précurseur de Poutine.

Sur les temps longs, le choix de Poutine en faveur du Hamas — un Hezbollah gazaoui sous contrôle de Téhéran et des Gardiens de la Révolution (les Pasdarans) — n’est donc pas contradictoire. La Russie est l’alliée du régime irano-chiite, et le soutien au Hamas a pour objectif de rallier les régimes et les populations de la région, sur la base d’une hostilité commune à Israël. L’objectif ultime de Poutine n’est pas dirigé contre Israël, mais il est de chasser du Moyen-Orient les Américains et leurs alliés européens. Avec le recul, il appert que les liens tissés avec Israël s’inscrivaient dans un dispositif général, orienté vers le retour de la Russie au Moyen-Orient : retrouver les positions perdues après la dislocation de l’URSS, en acquérir de nouvelles, exploiter au mieux les opportunités et les contradictions régionales.

La guerre en Ukraine — guerre « plein spectre » (« full spectrum ») depuis le 24 février 2022 (elle a commencé en 2014) —, a ouvert une nouvelle phase, voire un nouvel âge : un conflit hégémonique à l’échelon mondial, avec en vue, selon Poutine, une « Grande Asie » sino-russe. Dans cette perspective, le Moyen-Orient n’est jamais que la partie occidentale de cette « Grande Asie » : il doit être placé sous le contrôle de la Russie et de la Chine. Vu de Moscou, l’activisme diplomatique et les jeux pervers déployés au Moyen-Orient seraient aussi le moyen d’améliorer les « termes de l’échange » au sein de l’alliance sino-russe.

Il y a quelques jours, Poutine s’est entretenu dans la même journée avec Netanyahou, les Égyptiens, les Iraniens et l’autorité palestinienne. La stratégie de la Russie est-elle de continuer à parler avec les deux parties du conflit ? Ou bien va-t-elle se positionner définitivement du côté palestinien, si c’est dans son intérêt ?

La Russie de Poutine n’est certainement pas un « honnête courtier », soucieux de faciliter une sortie de crise. Elle n’est pas non plus une superpuissance en surplomb, visant l’élaboration d’un compromis entre deux « acteurs » dont elle se tiendrait à équidistance. « Kto-kovo », selon le précepte de Lénine : qui prend le dessus ? Qui l’emporte ? L’objectif russe est de prendre l’avantage dans la région. Poutine, Lavrov et les dirigeants russes ont d’ores et déjà pris position en faveur du Hamas, et les propagandistes russes sont très clairs : « Israël est l’allié des États-Unis », « Le Hamas mène une guerre multipolaire », « L’échec des services israéliens est celui des États-Unis et de l’Occident », et tutti quanti.

Ces positions s’inscrivent dans le dispositif global évoqué plus haut. Cela n’exclut pas des entretiens entre Poutine et Netanyahou, ne serait-ce que pour l’amener à résipiscence et tenter d’enfoncer un coin entre Israël et les États-Unis, Moscou se posant en seul intermédiaire possible avec les régimes arabes ainsi que le Hamas et le Hezbollah. Dans la vision prospective d’une « Asie de l’Ouest » russe, ou sous condominium sino-russe, il y aurait peut-être une place pour Israël mais sous la forme d’un protectorat étroitement contrôlé par Moscou. En somme, un État israélien subordonné et réduit à l’état de fragile client.

Après tout, c’est ce que visait Staline lorsque, en 1948, il soutint et reconnut l’État d’Israël : il s’agissait de faire pièce aux Britanniques et de les évincer de la région. Cela n’a pas fonctionné de cette manière, et la politique soviétique s’est retournée contre Israël. À l’intérieur de l’URSS, l’heure était désormais à l’antisionisme, à la dénonciation du « cosmopolitisme » juif et du « complot des blouses blanches ». Là encore, considérons les temps longs de l’histoire.

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Moussa Abou Marzouk,  le numéro 2 du Hamas (ici à droite) avec Mikhaïl Bogdanov (centre),  vice-ministre des Affaires étrangères russe, à Moscou le 26 octobre dernier  // Chaîne Telegram du Hamas

Est-il juste de dire que Moscou veut faire du conflit israélo-palestinien un terrain d’affrontement entre les pays du « Sud », que la Russie et la Chine veulent représenter, et l’Occident ? Si oui, cela s’inscrit-il dans le sens des propos énoncés par Poutine au Forum de Valdaï du 5 octobre ?

Tout à fait. Si le « Sud global » ne constitue pas un ensemble géopolitique unifié et cohérent, il existe en tant que fait psychologique et représentation collective, avec des effets dynamiques. Il importe de reconnaître la force des idées, même fausses et hétéroclites. Le « Sud global » est un mythe, au sens de Georges Sorel : une idée-force, mobilisatrice, qui influence les perceptions, les décisions et les actes d’une partie des gouvernements du monde non occidental. C’est un slogan au sens fort du terme, c’est-à-dire un cri de guerre qui vise à rallier l’opinion publique et les gouvernements d’Afro-Eurasie et d’Amérique latine.

L’idée de « Sud global » ne doit pas être abordée de façon académique, à la manière d’un débat sur le degré de rigueur d’un concept géoéconomique émergent. Ne négligeons pas l’efficacité et le pouvoir de nuisance de ce syntagme. Notons par ailleurs que les Russes parlaient initialement de « majorité globale » : en filigrane, « The Rest versus the West », ce dernier pesant moins depuis la transition démographique du tiers-monde.

À terme, le but ultime de la Russie est-il finalement de supplanter la position des États-Unis au Moyen-Orient, en tant que puissance extérieure ? En a-t-elle les moyens ?

Oui, bien entendu. Cela ne repose pas sur les seuls moyens nationaux de la Russie mais sur la combinaison de ses « ressources », au sens très général du terme, avec celles de son allié iranien, des affidés de ce dernier (Hamas, Jihad islamique, Hezbollah), avec en arrière-plan celles de la Chine néo-maoïste de Xi Jinping (elle absorbe les trois quarts des hydrocarbures de la région). Moscou cherche à exploiter les contradictions locales et régionales, notamment celles des régimes arabes sunnites, partisans d’une entente avec Israël mais livrés à la concurrence de Téhéran ; l’Iran se pose en champion d’une forme de djihadisme qui transcenderait le clivage entre chiites et sunnites. En toile de fond, la judéophobie des populations arabes et musulmanes pour lesquelles le Juif est l’incarnation du mal, de tout ce qui est « haram » (illicite, interdit).

Face à ce dispositif, les États-Unis sont exposés aux périls d’une « surextension stratégique », avec des moyens humains et matériels simultanément engagés en Europe, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. C’est un grand conflit qui se déroule, depuis l’Europe jusque dans le détroit de Taïwan et en Asie du Nord-Est (voir la Corée), en passant par le Moyen-Orient, ce nœud gordien mondial. Si l’expression n’était pas galvaudée, nous parlerions de « Grand Jeu ». Au vrai, cette expression est très en-deçà de la réalité.

Bref, la Russie n’a certainement pas les moyens de mettre en place un nouvel ordre moyen-oriental, mais elle peut affaiblir fortement les positions américaines et occidentales, dont celles de la France, voire évincer les Occidentaux de la région. Sous-tendu par un formidable ressentiment historique, son pouvoir de nuisance est redoutable. Cessons donc de sous-estimer la haine, les passions et l’esprit de suite qui animent Poutine et les siens. D’autant plus qu’ils entrent en résonance avec ceux des populations du Moyen-Orient, au moins d’une grande partie de ses habitants. Il est frappant de voir comment des populations placées sous la coupe de pouvoirs plus ou moins tyranniques sont promptes, dociles in fine, à se mobiliser contre Israël, les États-Unis et l’Occident. Relisons le discours de La Boétie sur la « servitude consentie »…

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Emma Collet est journaliste au service Monde de l'Express, spécialisée dans l'espace post-soviétique (Caucase, Asie centrale, Russie). Elle a écrit pour Novastan, Courrier International, Le Monde et Figaro.

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