Pendant des années, les autorités israéliennes ont soigné leurs relations avec la Russie de Poutine au nom de considérations de sécurité au Moyen-Orient. L’attaque lancée le 7 octobre par le Hamas contre Israël, sur fond de rapprochement prononcé entre Moscou et l’Iran depuis le début de la guerre en Ukraine, rebat les cartes. Vladislav Davidzon analyse les vicissitudes de la relation entre Netanyahou et Poutine dans ce moment charnière, et s’interroge sur leurs possibles conséquences pour l’Ukraine.
Les massacres perpétrés par le Hamas dans le sud d’Israël, qui ont tué plus de 1 400 civils israéliens et membres des forces de défense israéliennes le 7 octobre, constituent la pire journée de violence contre les Juifs depuis l’Holocauste. L’incursion terroriste a également eu pour effet de saper l’équilibre délicat de nombreuses opérations menées de longue date par la diplomatie régionale, qui reposait sur une logique, des prédictions et des hypothèses qui se sont révélées illusoires. L’efficacité et la sagesse de la neutralité conclue entre Moscou et Jérusalem, autrefois pilier des accords de sécurité régionaux, semblent soudain beaucoup moins rationnelles ou défendables qu’elles ne l’étaient pour les dirigeants israéliens avant l’attaque.
L’engagement ferme d’Israël en faveur d’une doctrine de non-intervention dans les guerres qui font rage en Europe de l’Est et au Moyen-Orient était un élément clé de la politique de sécurité régionale du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. L’entente initiale avec Moscou reflétait le désir de Netanyahou, peu enclin aux conflits, de tenir les Israéliens à l’écart du chaudron de la guerre civile syrienne. Le positionnement des forces iraniennes en progression et de leurs mandataires à distance de la frontière nord d’Israël était un corollaire de l’accord, qui stipulait que les Iraniens ne pourraient pas opérer le long du plateau du Golan, les Russes jouant de facto le rôle d’arbitre pour déterminer qui contrôlait le territoire adjacent à Israël.
Moscou a surtout permis à l’armée de l’air israélienne de mener des frappes aériennes contre les supplétifs de l’Iran opérant en Syrie, où Tsahal demandait régulièrement que les systèmes russes de défense antimissile et anti-aérienne en Syrie soient temporairement mis hors tension. Cet arrangement a permis à Israël de rester en dehors d’une guerre dans laquelle les supplétifs de Téhéran se sont déchaînés sur les terres arabes, mais cela a renforcé la puissance de l’anneau d’ennemis soutenus par l’Iran qui entoure Israël. Cet encerclement a renforcé l’alliance militaire de Jérusalem avec le bloc arabe sunnite.
L’arrangement de Netanyahou avec les Russes a permis au dirigeant israélien de se présenter comme un stratège géopolitique hors pair au cours de plusieurs cycles électoraux. Il a toujours considéré ses relations personnelles étroites avec le président russe Vladimir Poutine comme un atout politique national, fondé sur un mélange de respect mutuel et de nécessité transactionnelle.
Pourtant, les relations entre Netanyahou et Poutine se sont sensiblement refroidies au cours de l’année et demie qui a précédé le 7 octobre, et ce pour de nombreuses raisons. Alors que Poutine respecte sincèrement — et craint quelque peu — Israël, il a continué à calibrer sa relation avec Netanyahou en fonction des engagements et des alliances de Moscou au sein du monde arabe, ainsi qu’avec d’autres alliés musulmans. Les relations de la Russie au Moyen-Orient avec des puissances hostiles à Israël constituent la continuation directe de la politique de l’Union soviétique dans la région : l’Iran a hérité, directement ou indirectement, d’un grand nombre des agents soviétiques en matière de terrorisme.
Néanmoins, le pacte de neutralité israélo-russe a empêché Israël de s’engager plus étroitement avec les Ukrainiens et de les armer contre l’invasion russe. De son côté, Israël a payé un lourd tribut diplomatique auprès de nombreux alliés en raison de sa neutralité depuis le début de l’invasion russe. Un grand nombre de personnes dans le monde (y compris des Israéliens éminents comme l’ancien leader des refuzniks et ancien ministre israélien Natan Sharansky) ont considéré que cet arrangement plaçait Israël du mauvais côté d’une conflagration historique. Le président ukrainien a, à plusieurs reprises et en vain, fait valoir ses propres origines juives pour faire honte à Israël et l’obliger à accroître son aide militaire.
Pendant ce temps, alors que la guerre contre l’Ukraine, qui a largement dépassé son 600e jour, s’est transformée en un bourbier désastreux pour Moscou, Poutine s’est tourné vers ses alliés iraniens pour obtenir de l’aide. Bien que l’alliance de la Russie avec l’Iran soit par nature transactionnelle, elle revêt une importance croissante, les sanctions ayant rendu difficile pour Moscou l’acquisition de systèmes d’armes, de munitions et de puces électroniques. Les relations russo-iraniennes constituent donc une nouvelle menace pour Israël et elles créent une sorte de communauté, voire de solidarité, avec l’Ukraine.
L’Ukraine et Israël sont désormais tous deux en guerre contre l’Iran, soit ouvertement, soit par l’intermédiaire de forces supplétives directement approvisionnées, entraînées et commandées par Téhéran. C’est un fait que les responsables militaires et diplomatiques ukrainiens ont tenté de faire comprendre à leurs homologues israéliens au cours des 19 mois de l’invasion russe. Les drones suicides Shahed de fabrication iranienne que l’Iran a fournis pour la première fois aux Russes au cours de l’été 2022 ont joué un rôle essentiel dans la course aux armements entre les Ukrainiens et les Russes en matière de drones. Ces drones sont responsables de la mort de nombreux civils ukrainiens à Odessa, Kyïv et dans d’autres villes, ainsi que de la paralysie de nombreux véhicules blindés ukrainiens. L’armée israélienne a observé avec grand intérêt la capacité technique des drones iraniens dans les zones de combat ukrainiennes. L’alliance russo-iranienne a déjà détruit la moitié des pylônes électriques et des nœuds d’infrastructure ukrainiens. En conséquence, les athlètes ukrainiens refusent désormais systématiquement de serrer la main de leurs concurrents iraniens lorsqu’ils participent à des événements sportifs internationaux.
En échange de drones et d’autres formes de soutien, Téhéran, qui continue de réclamer l’assistance technique de la Russie pour son programme nucléaire, a reçu un certain soutien diplomatique russe, qui va de pair avec les améliorations apportées par les Russes à ses drones. Moscou aurait également permis à l’Iran de construire une énorme usine de drones en Russie. Une grande partie de cette coopération discrète concerne le domaine du contournement des sanctions occidentales, un art que Téhéran a maîtrisé au cours des 40 dernières années et que Moscou est en train d’apprendre.
L’année dernière, la Russie a également promis de vendre à Téhéran une flotte d’avions de combat modernes Su-35, une transaction qui aurait pu transformer la dynamique de la puissance aérienne au Moyen-Orient. Toutefois, cet accord semble avoir été interrompu ou sabordé, et les raisons pour lesquelles il n’a pas été appliqué n’ont jamais été expliquées publiquement. Moscou parvient habilement à trouver un langage commun entre les Arabes, les Iraniens et les Juifs en dépit de leurs antagonismes, traitant discrètement avec chacun selon leurs propres termes.
Pourtant, Poutine a toujours été perçu comme traitant les problèmes de sécurité israéliens avec la considération qui s’impose, c’est pourquoi sa réponse hésitante, cauteleuse et timide à l’attaque du Hamas en a surpris plus d’un. Trois jours après l’assaut, Poutine a fait ses premiers commentaires sur la guerre entre Israël et Gaza lors d’une conversation avec le premier ministre irakien. Il a déclaré que « c’était un exemple clair de l’échec de la politique américaine au Moyen-Orient, dans la mesure où les Américains n’ont pas pris en compte les intérêts fondamentaux du peuple palestinien [c’est-à-dire la création d’un État palestinien indépendant] ». Cette déclaration a fonctionné sur plusieurs registres : apaiser les opinions arabes, rassurer les Iraniens, réaffirmer les engagements diplomatiques russes et rabrouer les Américains pour leur manque d’habileté dans l’exécution de la politique qu’ils ont adoptée dans la région. En d’autres termes, une manœuvre typique du champion du trolling.
Il a également fallu une semaine et demie au président russe pour appeler Netanyahou et lui présenter ses condoléances. M. Poutine n’aurait même pas pris la peine de condamner l’assaut du Hamas lors de son appel téléphonique. Le président ukrainien Zelensky, quant à lui, a été l’un des premiers chefs d’État à passer un coup de fil, proposant de se rendre en Israël. Les médias et les commentateurs ukrainiens se sont sentis profondément insultés par cette rebuffade lorsque cette gracieuse offre de solidarité a été refusée.
Au bénéfice de Moscou, l’invasion russe de l’Ukraine a été reléguée aux dernières pages des journaux, suscitant des débats au sein du Congrès américain sur la guerre à privilégier. Les élites ukrainiennes ont exprimé en privé leur inquiétude d’être isolées à la suite de l’attaque. En effet, les Russes ont profité de l’occasion pour lancer une importante contre-offensive autour de Avdiivka. Cette contre-offensive se déroule mal pour eux, mais elle parvient néanmoins à affaiblir les forces ukrainiennes.
Les Russes tenteront sans aucun doute de tirer tout le parti de l’attaque du Hamas contre Israël et en ont déjà largement profité, mais cela ne prouve pas a priori qu’ils aient participé à la planification ou à l’exécution du massacre. On ne sait pas pour l’instant qui était au courant de l’assaut imminent, une opération qui a certainement demandé des mois d’entraînement et des années de planification, ainsi qu’une importante assistance technique et logistique extérieure.
Les prouesses techniques qui semblent avoir été nécessaires pour détruire la clôture israélienne d’une valeur d’un milliard de dollars ont forcément fait appel à l’aide de la Russie ou de l’Iran. Si les services de renseignement américains ont été prévenus à l’avance de ce qui était sur le point de se produire par des signaux actifs au Liban ou ailleurs, il semble tout à fait possible que les Russes aient également été prévenus à l’avance par leurs alliés iraniens. Moscou n’a pas non plus soutenu Israël aux Nations Unies au cours des dernières semaines. Après la destruction par les Israéliens des aéroports de Damas et d’Alep la semaine dernière, les Russes ont autorisé les vols militaires iraniens — qui transportent probablement des fournitures, des armes et des conseillers militaires — à poursuivre leurs opérations en utilisant un aérodrome militaire russe dans le nord de la Syrie. Le 22 octobre, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’est rendu à Téhéran pour s’entretenir avec son homologue iranien.
Depuis une semaine et demie, certains analystes ukrainiens tentent de démontrer l’existence d’un lien direct entre les Russes et l’attaque du Hamas. La preuve de l’implication de la Russie dans l’incursion du Hamas constituerait sans aucun doute un événement d’une portée historique mondiale. En attendant, les Ukrainiens voient dans l’attaque du Hamas la preuve que Netanyahou et les Israéliens ont fait un mauvais calcul avec leur relation avec Poutine et qu’ils doivent maintenant changer de cap.
« Netanyahou est coupable de s’être attendu à ce que Poutine reste fidèle à l’accord qu’il avait passé avec lui », a regretté l’analyste ukraino-britannique Taras Kuzio. « J’ai toujours pensé que les arguments officiels israéliens pour expliquer pourquoi Israël n’aidait pas l’Ukraine — c’est-à-dire pour éviter d’irriter Poutine en Syrie — étaient exagérés et je trouve bizarre que Netanyahou n’ait pas considéré le renforcement de l’Iran par la Russie comme une menace potentielle pour la sécurité d’Israël. »
« Si l’Iran devait atteindre son objectif de se doter de l’arme nucléaire », poursuit M. Kuzio, « ce serait grâce au soutien de la Russie ».
Traduit de l’anglais par Desk Russie.
Desk Russie remercie The Tablet et l’auteur pour l’autorisation de publier cet article.
Ukrainien et américain, installé à Paris. Journaliste, écrivain, traducteur et artiste. Chercheur non résident à l'Atlantic Council.