Petite géopolitique de l’antisémitisme

Sans être l’organisateur machiavélique du pogrom du 7 octobre perpétré par le Hamas, Vladimir Poutine en tire profit, comme il profite de l’antisémitisme qui a désormais contaminé la cause palestinienne, sous le double effet de l’islamisme et du wokisme. Jean-François Bouthors expose une généalogie de la vague antisémite qui balaie le monde depuis le 7 octobre.

Dès le choc du pogrom monstrueux commis le 7 octobre par le Hamas, la question de l’attitude, voire du rôle de Moscou s’est posée. De fait, Vladimir Poutine s’est bien gardé de condamner ces crimes odieux et ceux qui les ont planifiés et perpétrés, faisant au contraire savoir que le Kremlin n’avait jamais qualifié le Hamas d’organisation terroriste, et qu’il y voyait l’une des expressions de la résistance palestinienne. C’était évidemment induire que ce qui s’était produit se comprenait comme une réaction à l’oppression subie par les Gazaouis, et que Moscou se positionnait comme le défenseur des opprimés de la planète (reprise d’une vieille rengaine soviétique).

Choix parfaitement cohérent avec les propos « stratégiques » que Poutine développe depuis son discours à la 43e Conférence sur la politique de sécurité à Munich en 2007, point de départ de sa croisade contre le monde « unipolaire », dans lequel « personne ne se sent en sécurité » et qui « n’a rien à voir avec la démocratie ». Dans cette logique, l’Occident et, au premier chef, les États-Unis sont coupables de tous les malheurs du monde — ce qui exonère tous les autres —, et Israël est la tête de pont de l’impérialisme de l’Occident au Proche-Orient, le seul impérialisme qui mérite d’être considéré, comme si ni la Russie, ni la Chine, ni la Turquie n’avait de velléités impériales, bien entendu.

Quel contraste avec la réaction du même Vladimir Poutine, après l’attentat du 11 septembre 2001, se précipitant pour condamner Al-Qaida et pour proposer ses services dans la lutte contre le terrorisme ! À l’époque, le président russe cherchait à faire passer la guerre impitoyable qu’il avait déclenchée contre les indépendantistes tchétchènes pour un combat contre la montée de l’islamisme. On sait aujourd’hui comment ce combat s’est terminé : par l’installation à Grozny de Ramzan Kadyrov, qui a imposé la charia en Tchétchénie et règne par la terreur.

Mais Vladimir Poutine ne s’est pas contenté de cette réserve. Le 13 octobre, alors que l’on continuait de découvrir l’ampleur des massacres et la mise en scène odieuse qu’en avait faite le Hamas sur les réseaux sociaux, alors que l’on décomptait encore le nombre des morts, des blessés et des otages, le président russe n’a pas craint pas de renverser les termes de l’accusation en comparant le siège de Gaza par l’armée israélienne à celui de Leningrad par les troupes nazies (872 jours, de 1941 à 1944, pendant lesquels un million des habitants de la ville périrent de froid et de faim).

Déjà sous Staline et après lui

Rappelons que début septembre Poutine avait accusé l’Occident d’avoir placé un « Juif ethnique » — Volodymyr Zelensky — à la tête de l’Ukraine afin qu’il « couvre la glorification du nazisme et couvre ceux qui ont dirigé l’Holocauste en Ukraine ». Son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’était déjà illustré sur ce registre, lorsqu’il avait déclaré en mai 2022 que « Zelensky fait valoir cet argument : comment le nazisme peut-il être présent (en Ukraine) s’il est lui-même juif. Je peux me tromper, mais Hitler avait aussi du sang juif » ! Le président russe avait dû présenter ses excuses au Premier ministre israélien de l’époque, Naftali Bennett.

Le 30 octobre dernier, l’aéroport de Makhatchkala, au Daghestan, où avait atterri un avion en provenance d’Israël, a été pris d’assaut par une foule en fureur brandissant des drapeaux palestiniens, qui cherchait des « juifs » et des « Israéliens ». Il a fallu plusieurs heures pour rétablir le calme. Le Kremlin a condamné cette tentative de pogrom (tout en prétendant qu’il avait été organisé par des services secrets occidentaux…), mais on peut difficilement croire que les services de renseignements russes aient ignoré que quelque chose de cette nature se préparait. Le retard dans le rétablissement de l’ordre peut s’expliquer, au mieux, par l’incertitude dans laquelle se trouvaient les autorités locales en l’attente de directives claires venues d’en haut. Cette lenteur interroge d’autant plus que, dans les jours précédents, les délires des propagandistes de la télévision russe avaient largement attisé la haine envers Israël et exalté la cause palestinienne. On ne connaîtra pas de sitôt les tenants et aboutissants de cette tentative de pogrom, mais Poutine a pu chercher à se faire passer pour « raisonnable » et se draper dans la toge d’un « homme de paix » en ordonnant de mettre fin à ce qui n’avait pu se déclencher, au minimum, sans la passivité des organes de forces locaux. De même que, faisant comme si le monde avait déjà oublié la guerre qu’il mène en Ukraine, il avait sans vergogne offert sa « médiation » pour faire taire les armes à Gaza.

L’antisémitisme n’est pas chose nouvelle en Russie, même si le Kremlin prétend le voir partout en Ukraine. La mort de Staline a stoppé net une vaste campagne antisémite qui culminait avec le « complot des blouses blanches » visant des médecins juifs. Et si le même Staline avait utilisé l’argument de la lutte contre le nazisme et ses horreurs pour mobiliser son peuple, il n’en demeure pas moins qu’il a fait assassiner ou emprisonner les membres du Comité juif antifasciste créé en 1942, en commençant en 1948 par l’élimination physique de son président, le célèbre acteur du Théâtre juif de Moscou, Solomon Mikhoels. La date du 12 août 1952 est restée dans les mémoires. Cette nuit-là (celle du 12 au 13), Beria, le chef du NKVD, fit exécuter treize poètes et écrivains yiddish dans la prison de la Loubianka. Par la suite, sous Khrouchtchev, les Juifs furent sujets à une véritable discrimination sociale qui leur barrait l’accès à des études dans des facultés prestigieuses et à des postes importants ou simplement intéressants. Il en fut de même sous Brejnev, sous couvert d’antisionisme. Tant et si bien que beaucoup demandèrent à pouvoir émigrer. Mais le plus grand nombre se voyait refuser l’indispensable visa de sortie (d’où le nom de refuzniki par lequel ils étaient désignés). Néanmoins entre 1948 et 1988, on a compté quelque 400 000 départs pour Israël, preuve que le sort des juifs n’était pas enviable en URSS. Lorsque les portes se sont ouvertes, pour les années de 1989 à 2000, ils ont été environ un million à quitter la Russie.

L’instrumentalisation de la cause palestinienne

L’engagement du Kremlin envers la cause palestinienne n’est pas nouveau. Si après la Seconde Guerre mondiale, Moscou avait d’emblée pris une position pro-arabe et anti-britannique, le 14 mai 1947, Andreï Gromyko [qui dirige alors la représentation soviétique à l’ONU, avant d’être nommé ministre des Affaires étrangères, NDLR] avait reconnu le droit des Juifs de Palestine à l’autodétermination, et évoqué, déjà, la solution de la création de deux États. Par la suite, renonçant au soutien qu’il avait apporté de prime abord à Israël, le Kremlin s’est fait l’allié de l’Égypte de Nasser et plus tard des partis baasistes de la région, partisans d’un panarabisme socialiste, qui prirent le pouvoir en Syrie et en Irak. Il a soutenu l’Organisation de libération de la Palestine, créée en 1964, dont le projet initial (sur lequel l’OLP est revenue plus tard, en modifiant sa charte en 1996) était de détruire l’État d’Israël.

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Vladimir Poutine et Yasser Arafat  en mai 2001 // kremlin.ru

Ion Pacepa, l’ancien chef des services de renseignements extérieurs roumains et secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur (avec le grade de conseiller du président Nicolae Ceauseşcu), général de la Securitate qui a fait défection en 1978, a affirmé dans son livre Disinformation, publié aux États-Unis en 2013, que Yasser Arafat et Mahmoud Abbas étaient des agents du KGB. Pacepa ajoute, dans ce même ouvrage, sans que d’autres sources aient permis de le confirmer, que Iouri Andropov a fait diffuser dans le monde arabe des traductions des « Protocoles des Sages de Sion », dans le cadre d’une vaste opération visant, par l’envoi de milliers d’agents d’influence, à favoriser le développement de sentiments hostiles à Israël et aux États-Unis [Les « Protocoles » sont un faux fabriqué par la police politique tsariste au début du siècle, censé montrer que les Juifs gouvernent secrètement le monde]. Enfin, le KGB a financé et entraîné des groupes terroristes, dont le Front populaire de libération de la Palestine de George Habache. Le FPLP s’est notamment illustré, en 1972, par la prise en otages d’athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich (onze d’entre eux furent assassinés).

Mais Moscou avait aussi fait jouer ses relais, au-delà du monde arabe, pour développer le soutien à la cause palestinienne. C’est ainsi qu’en France, le Parti communiste mandata l’un de ses membres, Alain Gresh, pour créer une association dans ce but. Ce dernier suivait alors les questions du Proche-Orient et d’Afrique du Nord et, surtout, il avait fait la preuve de ses talents d’organisateur comme coordinateur du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants à La Havane en 1978. Dès 1979 naissait l’Association France Palestine, dont la secrétaire générale, Geneviève Sellier, était elle aussi membre du PCF. Mais pour propager la cause, l’Association avait pris soin de compter parmi ses vice-présidents un socialiste, un gaulliste et un membre du PSU1.

Les gaullistes n’avaient d’ailleurs pas attendu le PCF pour créer, une dizaine d’années plus tôt, l’Association de solidarité franco-arabe, dans la ligne des célèbres et malheureux propos tenus par le général de Gaulle lors de sa conférence de presse de novembre 1967, après la guerre des Six Jours, dans lesquels il avait décrit les Juifs comme « un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ». Cela dit, l’engagement du PCF a été beaucoup plus important et déterminant, en particulier dans les municipalités qu’il dirigeait. Il l’a fait non seulement par soumission à la direction soviétique, mais aussi parce que c’était le moyen de s’acquérir le soutien d’une population immigrée d’origine arabe qui vivait déjà dans ce qu’on n’appelait pas encore les « quartiers ». Ces populations n’étaient pas encore travaillées par l’islamisme que nous connaissons aujourd’hui. Dans ces conditions, le combat pour la reconnaissance des droits des Palestiniens était essentiellement politique. L’OLP était un mouvement marxiste dont l’antisionisme ne franchissait pas ouvertement la ligne rouge de l’antisémitisme. Le soutien, en France notamment, à la cause palestinienne s’exprimait dans les mêmes limites.

Les conséquences de la révolution iranienne

Cependant, l’année 1979 est aussi celle de la victoire de la révolution islamiste de Khomeiny contre le Shah d’Iran. Les visées de l’ayatollah devenu le Guide de la Révolution n’étaient pas seulement nationales : Khomeiny aspirait à prendre le leadership des musulmans de toute la planète, et voulait donner au chiisme une prééminence idéologique sur le sunnisme. La mise en scène de la rivalité entre les deux grands courants de l’islam — qui est aussi une rivalité entre le monde perse et le monde arabe2 — a favorisé le développement des mouvements les plus radicaux, Téhéran ne manquant pas une occasion de surenchérir, investissant non seulement le champ idéologique, mais aussi celui du terrorisme. Un exemple des plus frappants de cette stratégie a été la fatwa lancée contre Salman Rushdie en février 1989 : Khomeiny (qui mourra en juin de la même année) entendait prendre la tête d’un mouvement qui avait commencé en Inde, au Pakistan et en Grande-Bretagne et qu’il n’avait pas vu venir. La guerre Iran-Irak venait de se terminer et la première Intifada battait son plein. Le régime islamiste de Téhéran a alors fait sien l’aphorisme de Jean Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. » La fatwa a effacé le retard de la réaction du leader chiite et lui a donné une aura encore plus grande.

Dans cette course à l’hégémonie idéologique sur le monde musulman, et pas simplement arabe, le sort de Jérusalem et la question de la présence juive en Palestine sont devenus un objet de surenchère. Rappelons qu’auparavant, le monde arabe s’était largement désintéressé du sort des Palestiniens — voire pire comme ce fut le cas entre septembre 1970 et juillet 1971 en Jordanie avec les affrontements dits de « Septembre Noir » entre l’OLP et l’armée du petit royaume hachémite. L’Iran des mollahs n’a cessé de désigner Israël comme l’ennemi dont il fallait se débarrasser, ainsi que l’a soutenu, le 26 octobre 2005, le président iranien Ahmadinejad, invoquant les paroles de Khomeiny pour qui Israël devait être « rayé de la carte3 ». Et il ajoutait : « Quiconque reconnaît Israël brûlera au feu de la fureur de l’Oumma — la communauté des croyants — musulmane. Quiconque reconnaît le régime sioniste admet la défaite et la reddition du monde musulman4. »

L’éradication de toute présence juive en Palestine et la désignation des Juifs, où qu’ils soient, comme les ennemis des musulmans sont devenus des éléments récurrents de la rhétorique islamiste et ont lentement contaminé le combat des Palestiniens. La charte du Hamas, rédigée en 1988, est ponctuée de saillies antisémites, et fait référence aux « Protocoles des sages de Sion ». Si le mouvement a adopté en 2017 un document dans lequel il affirme qu’il « ne combat pas les Juifs parce qu’ils sont juifs », ce texte a été simplement ajouté à la charte, sans que celle-ci soit abrogée, ce qui permet à certains de ses représentants, comme à nombre de ses soutiens, d’affirmer leur intention de libérer la Palestine des Juifs « du fleuve à la mer ». Slogan qu’on a aussi entendu à maintes reprises depuis le 7 octobre dans les manifestations dites de soutien à la cause palestinienne et à la population de Gaza victime de la guerre. Ceux qui le scandent semblent ignorer que, sans remonter aux temps bibliques et à la « promesse faite à Abraham » ni au récit de l’Exode, la présence juive dans la région ne date pas de la création de l’État d’Israël, ni même du début du XXe siècle. Rien de comparable, donc, avec par exemple la colonisation de l’Algérie par les Français, ou avec celle des Amériques !

L’antisémitisme du Hamas n’est pas que l’effet du soutien que l’Iran lui apporte. Il est l’héritier de celui qui traverse le mouvement des Frères musulmans auquel il se rattache. Et il n’est pas le seul mouvement islamiste sunnite qui veut en finir avec Israël. Là encore, dans la course à la notoriété et à l’hégémonie, la rhétorique antijuive est un outil de choix.

Il ne faut donc pas s’étonner d’avoir assisté à la poussée d’un antisémitisme islamiste qui touche les populations musulmanes vivant dans les pays occidentaux, d’autant plus qu’elles étaient exposées à la montée des mouvements intégristes soutenus par les pétrodollars de l’Arabie Saoudite et des autres pays du golfe Persique. C’est pourquoi, parmi ceux qui soutiennent la cause palestinienne en France, en Europe comme aux États-Unis, l’antisionisme est souvent devenu la façade derrière laquelle se cache l’antisémitisme. D’autant qu’inversement, Israël n’est plus seulement une terre pour les survivants de la Shoah, mais une terre refuge pour les Juifs dont la liberté et parfois l’existence étaient menacées dans les pays où ils habitaient. Ce fut notamment le cas, comme nous l’avons dit, pour les juifs d’Union soviétique… Vouloir la disparition de l’État d’Israël, c’est peu ou prou vouloir priver les Juifs de tout refuge, en faire l’un des seuls peuples à n’avoir jamais une terre où vivre en sécurité.

Des tags antisémites en France

L’avenir des juifs — comme celui d’Israël — ne se joue pas uniquement en Palestine. Ceux-ci sont présents dans le monde entier et exposés à l’antisémitisme partout où ils vivent. Leurs deux plus grandes diasporas se trouvent aux États-Unis et en France. Et le rôle que Washington, surtout, et Paris (dans une bien moindre mesure et sur un mode très différent) peuvent jouer pour chercher une solution à la crise ouverte depuis le 7 octobre, tout en soutenant Israël, est essentiel. Or l’antisémitisme se manifeste bien au-delà de la Palestine et il préexistait bien avant le conflit israélo-palestinien. Sa manipulation est à la fois un danger pour les personnes juives qui ne vivent pas en Israël et un enjeu sur le terrain des opinions publiques dont les conséquences sont diplomatiques et géostratégiques.

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Des tags antisémites à Strasbourg, novembre 2023 // Compte X de Pierre Jakubowicz

Sur ce terrain aussi, il semble que Poutine soit bien décidé à jouer les incendiaires en échauffant les esprits. Tout ce qui permet de diviser un peu plus les sociétés occidentales, et en particulier européennes, est pour lui bon à prendre. Dans ce but, pour lui, tous les coups sont permis, y compris l’instrumentalisation de l’antisémitisme et des émotions qu’il suscite. On vient d’apprendre que l’apparition d’étoiles juives taguées fin octobre au pochoir à Paris et en proche banlieue, dans les Hauts-de-Seine et en Seine-Saint-Denis (à Saint-Ouen, Saint-Denis, Aubervilliers, Issy-les-Moulineaux, Vanves, et Fontenay-aux-Roses), a été le fait de personnes étrangères. Quatre enquêtes ont été ouvertes. Un couple de Moldaves a été arrêté, le 27 octobre, et un autre couple suspect, d’origine étrangère dont la nationalité n’a pas été précisée, a précipitamment quitté la France. Les personnes interpellées ont déclaré avoir agi à la demande d’un Russe qui les aurait rémunérées pour cela.

Une telle action pourrait bien avoir eu pour visée la polarisation des esprits. Elle suscite, évidemment l’indignation de tous ceux, juifs ou non, qui ont été révulsés par le pogrom du 7 octobre. Mais, alors que le nombre annoncé des victimes de la réaction israélienne à Gaza jette l’effroi — ce que l’on peut comprendre sans pour autant approuver les crimes du Hamas — l’apparition de ces étoiles juives sur les murs dans des lieux « sensibles » (rappelons-nous les émeutes qui ont suivi au début de l’été la mort du jeune Nahel à Nanterre) peut aussi encourager des passages à l’acte antisémites parmi les habitants des quartiers à forte population de confession musulmane, d’origine immigrée et entretenant des liens affectifs biens naturels avec les pays du Sud. D’autres tags antisémites sont apparus à Strasbourg, le 3 novembre, sur la façade de l’école européenne Galileo et de l’inspection académique, et le 5 novembre dernier sur la façade d’une pizzeria casher du quartier Gratte-Ciel de Villeurbanne…

L’antisémitisme ne se trouve pas seulement dans les populations des quartiers exposée à la propagande islamiste. Dans ce contexte, on ne peut oublier ce qui s’est passé en Europe au XIXe et au XXe siècle. Mais beaucoup avaient cru que le vieil antisémitisme européen (qui est aussi présent en Amérique), dont les racines plongent dans l’antijudaïsme chrétien (mais pas seulement, car il y avait aussi, c’était patent dans le nazisme, un puissant antisémitisme païen), avait reflué après la découverte des horreurs de la Shoah. Et l’on avait pu penser que l’affirmation du « Plus jamais ça ! » s’était largement partagée. Cependant, sans même parler de l’augmentation des actes antisémites qui sont le fait d’une toute petite minorité, le peu de compassion pour les victimes du Hamas et le peu d’empathie pour Israël, en France, en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, interroge. La contamination islamiste ne suffit pas à comprendre ce peu de compassion alors que dès le lendemain du pogrom, l’émotion montait dans le monde devant le spectacle de « Gaza sous les bombes » et que l’on parlait déjà de potentiels massacres commis par l’armée israélienne. En réalité, cet antisémitisme devenu honteux ne s’exprimait plus publiquement, il n’avait plus de manifestations sociales, mais il n’avait pas complètement disparu5.

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Sophie Pommier, spécialiste de l’Égypte, intervenante à Sciences Po et ancienne collaboratrice du quai d’Orsay, arrache des murs de Paris des portraits d’otages israéliens // Compte X SwordOfSalomon, capture d’écran

La résurgence du vieil antisémitisme « social »

Cette « résilience » de l’antisémitisme s’était notamment manifestée lors du Concile Vatican II, lorsque la renonciation de l’Église catholique à l’antijudaïsme chrétien qui désignait les juifs comme « le peuple déicide », dont le pape Jean XXIII souhaitait qu’elle fasse l’objet d’un texte spécifique et solennel, a été insérée dans la déclaration, Nostra aetate. Celle-ci concernait plus largement la relation de l’Église aux autres confessions religieuses, ce qui en minorait la portée, en esquivant en partie la spécificité de la Shoah. Il fut alors dit que les pères conciliaires craignaient les réactions des autorités religieuses et des populations musulmanes et voulaient éviter des rétorsions contre les minorités chrétiennes vivant dans des pays musulmans. On peut douter que cet espoir ait été honoré. Une étape importante avait certes été franchie, mais il reste encore dans le christianisme, si l’on y prête attention, des traces non négligeables de la vieille « théologie de la substitution », qui faisait de l’Église le nouveau peuple de Dieu, qui remplaçait Israël parce que ce dernier avait refusé de reconnaître Jésus comme le Christ — c’est-à-dire le Messie.

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Le 7 juin 1979, le pape Jean-Paul II entre dans l’ancien camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau // auschwitz.org

En dépit des voyages importants de Jean-Paul II puis de Benoît XVI en Israël et de leurs paroles fortes pour en finir avec la théologie de la substitution — il faut souligner à ce sujet le rôle décisif du cardinal de Paris, Jean-Marie Lustiger —, la liturgie catholique en reste encore marquée, le clergé manque de formation à ce sujet et la connaissance des textes du Premier Testament6 reste souvent pauvre et stéréotypée. En définitive, l’imprégnation de l’antijudaïsme dans les populations des pays de culture chrétienne n’a pas été totalement effacée. 

Notons, par exemple, qu’au moment où nous écrivons, un mois après le pogrom du 7 octobre, aucune célébration officielle n’a été annoncée publiquement pour rendre hommage aux quarante de nos concitoyens qui ont péri du fait du Hamas (on reste sans nouvelles de huit autres qui sont probablement otages). Faudrait-il en conclure que ces compatriotes, très probablement juifs pour la plupart, dont certains avaient la double nationalité française et israélienne, ne sont pas considérés comme des Français à part entière ?

Si l’Église n’est certes plus le vecteur de l’antijudaïsme, une autre forme d’antisémitisme « social » a subsisté à bas bruit et retrouve, avec le wokisme, l’occasion de se réveiller. C’est celui dont Édouard Drumont s’était fait l’écho dans La France juive, publié en 1880. Ce best-seller de l’époque faisait la jonction entre l’antisémitisme et ce qu’on appelle aujourd’hui l’anticapitalisme, en présentant les Juifs comme les maîtres de la finance cosmopolite, détenant un véritable pouvoir international occulte. C’est l’idée « qu’ils sont partout » et qu’« ils tirent les ficelles » et, en définitive, oppriment tous les autres. Cette rhétorique a refait surface sous les habits de l’antiracisme et de l’anticolonialisme, ou plutôt du discours « décolonial », et le complotisme qui fait fureur aujourd’hui s’en repaît sans vergogne.

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Affiche de Jules Chéret pour l’édition populaire illustrée de La France juive d’Édouard Drumont // Bibliothèque nationale de France

En la matière, la Conférence mondiale contre le racisme qui s’est tenue sous l’égide de l’ONU à Durban du 31 août au 7 septembre 2001, avait fait date, mettant Israël (et les États-Unis) au banc des accusés. Colin Powell, le secrétaire d’État de George W. Bush, un Afro-Américain, avait claqué la porte, le 3 septembre, excédé, en déclarant : « Je sais que l’on ne combat pas le racisme par une conférence qui émet des déclarations contenant des termes haineux constituant un retour au temps où le sionisme était assimilé au racisme, ou qui soutient l’idée que nous en avons trop fait concernant l’Holocauste, qui suggère que l’apartheid existe en Israël ou qui se focalise sur un seul pays au monde, Israël, en ce qui concerne les abus et la censure. » La délégation israélienne s’était retirée au même moment. Outre les débats échevelés sur la déclaration finale, le Forum des ONG donna lieu à des outrances inadmissibles et le texte qu’il proposa fut rejeté par Mary Robinson, la secrétaire générale de la Conférence. Des journalistes présents sur place ont témoigné des débordements antisémites et négationnistes qui se sont déchaînés alors. Rappelons que quatre jours après la fin de la Conférence eurent lieu les attentats contre les tours du World Trade Center.

Depuis lors, la systématisation d’une lecture du monde sommaire, opposant « dominants » et « dominés », s’est largement répandue, faisant mieux, ou pire, que recycler la vieille vulgate marxiste. Cette nouvelle idéologie instrumentalise la défense des « minorités » de toutes sortes, en les enrôlant dans une approche « intersectionnelle » qui permet d’englober tous les types de différenciations sociales — genre, couleur, nation, religion, sexualité, etc. — dans le concept général d’oppression. Dans ces conditions, pour nombre de ceux qui sont sous le charme de cette rhétorique attrape-tout, les Juifs apparaissent comme la quintessence de la domination et Israël, ce si petit pays, incarne à lui seul l’ultime et la plus gigantesque figure du colonialisme et de l’impérialisme. Ce que font les Russes et les Chinois en la matière semble ne pas exister…

Cette rhétorique confusionniste, qui fait la jonction avec l’antisémitisme islamiste, réhabilite et modernise l’antisémitisme « social » de Drumont. Elle l’habille d’une posture prétendument morale qui efface la honte qui pesait sur lui, depuis qu’il était passé de la gauche à l’extrême droite, avec l’Affaire Dreyfus puis le régime de Vichy. Elle permet même d’être antisémite, à la manière de Monsieur Jourdain, « sans le savoir ». C’est ce que l’on observe aujourd’hui dans une partie de la jeunesse occidentale, en particulier sur les campus des grandes universités, où la radicalité se combine à l’ignorance de l’histoire. Le plus extraordinaire est que cette vulgate, qui est relayée par des influenceurs largement encouragés et soutenus par les Russes et les Chinois, aussi bien en Afrique et en Asie qu’en Europe et en Amérique (au sud comme au nord), construit très précisément ce qu’elle prétend combattre. 

On le voit bien en France : tandis que Jean-Luc Mélenchon, pour les mêmes raisons électoralistes qui ont poussé le PCF à faire sien naguère le combat pro-palestinien, présente le Hamas comme un mouvement de libération nationale7, le Rassemblement national n’a qu’à faire profil bas pour se présenter comme une option populaire rassurante… Il passera bientôt pour le meilleur défenseur des Juifs, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes quand on se rappelle les sorties antisémites de Jean-Marie Le Pen et qui étaient les fondateurs du Front national. Les élections européennes de 2024 lui promettent déjà une victoire éclatante, si l’on en croit les sondages qui lui donnent 28 % des intentions de vote (soit 4,6 % de plus que lors du scrutin de 2019), loin devant la liste qui réunirait le camp macronien (Renaissance, Modem et Horizon, 20 % des intentions de vote)8.

Rien ne pouvait davantage réjouir Vladimir Poutine : ce qu’a produit le pogrom du 7 octobre dans les opinions publiques mondiales sert parfaitement sa volonté de détruire l’ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale et de la fin de la guerre froide. C’est pourquoi la réception à Moscou, le 26 octobre dernier, par le vice-ministre des Affaires étrangères russes Mikhaïl Bogdanov, de son homologue iranien Ali Bagheri Kani, et d’une délégation du Hamas, conduite par Moussa Abou Marzouk, chargé des relations internationales du mouvement islamiste qui tient Gaza, est très lourde de sens. 

Pour le Kremlin, qui avait déjà saisi l’opportunité du désengagement américain au Proche-Orient voulu par Barak Obama pour revenir sur la scène du Proche-Orient — dont la Russie était devenue presque absente —, tout ce qui peut fragiliser l’Occident doit être encouragé et soutenu. Y compris l’antisémitisme.

Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

Notes

  1. Marc Hecker, « Un demi-siècle de militantisme pro-palestinien en France : évolution, bilan et perspectives », Confluence Méditerranée, 2013/3 (n° 86).
  2. Ajoutons un troisième acteur, le monde ottoman dont le président turc Recep Tayyip Erdoğan entend restaurer la puissance, en profitant de toutes les opportunités pour se présenter comme un acteur incontournable.
  3. Certains expliquèrent qu’il avait été mal traduit et que le Guide de la Révolution avait seulement déclaré que le « régime d’occupation de Qods (Jérusalem) devrait disparaître de la page du temps », ce qui revient, en fait, au même, mais en y ajoutant une dimension d’éternité !
  4. Mona Naïb, « En voie de radicalisation, l’Iran veut “rayer” Israël de la carte », Le Monde, 27 octobre 2005.
  5. Il n’est pas possible d’offrir ici une analyse approfondie des origines de l’antisémitisme. Je me permets de conseiller, entre autres approches, la lecture du bref essai de Jean-Luc Nancy, Exclu le juif en nous (Éd. Galilée, 2018).
  6. Dans le monde chrétien, dans les différentes confessions, on désigne encore trop souvent les Écritures juives comme l’Ancien Testament, par opposition au Nouveau Testament — les Écritures chrétiennes, ce qui maintient l’idée que le Nouveau prend la place de l’Ancien. L’idée demeure que la Torah, les Prophètes et les Autres écrits doivent s’interpréter à partir de la figure du Christ, alors que la compréhension des paroles de Jésus et de ses disciples demande préalablement de connaître les textes (et leur dynamique interprétative) auxquels ceux-ci, qui sont juifs, se réfèrent en permanence.
  7. De fait, Jean-Luc Mélenchon a réalisé de très bons scores dans les quartiers populaires lors de l’élection présidentielle de 2022, et le même phénomène s’est observé pour la France Insoumise et la Nupes, dont LFI est la force dominante, lors des élections législatives de mai 2022.
  8. Sondage Le Figaro-Ifop Fiducial du 17 octobre 2023

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La Russie mène un travail de sape auprès des Ukrainiens eux-mêmes, mais aussi en infiltrant les cercles de décision occidentaux, à Washington et dans les capitales européennes. Empêcher le soutien occidental à une victoire finale de l’Ukraine et décourager les Ukrainiens de se battre jusqu’à la victoire, tels sont les objectifs russes qu’analyse et dénonce notre autrice.

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