Ni moralisateur, ni donquichottesque, le soutien à l’Ukraine est une exigence politique et morale

On sait la manière dont le défaitisme exploite les récents propos du général Valery Zaloujny, le chef d’état-major ukrainien, qui évoque une possible impasse stratégique, en l’absence de saut qualitatif sur le plan technico-militaire. Pro-russes et poutinophiles veulent y voir l’aveu d’une défaite qu’il faudrait désormais entériner. Simultanément, l’argument du moralisme émerge à nouveau : l’Occident, en soutenant l’Ukraine, céderait à la pulsion moralisatrice des « belles consciences », voire au donquichottisme. Que nenni.

Dans la propagande en faveur de Moscou, l’imputation de « néo-conservatisme », revient en boucle. Selon une fausse dramaturgie, la politique étrangère française serait un champ de bataille entre ce courant de pensée, spécifiquement américain, et des « gaullo-mitterrandiens » qui veilleraient à préserver la grandeur et les positions de la France, qualifiée de « puissance d’équilibre ». Dans cette veine, les partisans d’un titisme à la française reviennent obsessionnellement sur le discours prononcé par George W. Bush, le 29 janvier 2002, lorsque le président des États-Unis avait évoqué l’existence d’un « Axe du Mal » qui comprenait l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord1. Si l’on en croit certaines analyses, c’est ce type de discours qui pousserait à l’acte les hommes et les systèmes de pouvoir ainsi désignés. On ignorait que les despotes et les tyrans fussent aussi sensibles au regard d’autrui.

La distinction entre politique et morale

En fait, les réactions au discours du 29 janvier 2002 et sa surinterprétation, en guise d’explication des agissements de régimes malfaisants, sont le signe d’une involution au cœur des sociétés occidentales. Dans un contexte de sécularisation avancée, la prétention des sciences sociales à la neutralité axiologique et les développements d’une contre-culture hédoniste ont conjugué leurs effets pour ériger en mètre-étalon des problèmes de notre temps le relativisme moral ( « Tout est relatif, sauf la proposition selon laquelle tout est relatif »). Conformément à la loi de Gresham, la mauvaise monnaie a chassé la bonne et le langage thérapeutique dont usent les médias (malaise pour mal ; bien-être pour bien) s’est substitué au vocabulaire de la philosophie morale, en éclipsant les mots qui permettent de penser et d’exprimer des références éthiques (la « clarté morale » nécessaire à une grande politique).

Revenons donc au discours de George W. Bush. En 2002, le président américain s’était gardé de ramener le « bien » aux limites d’un État séculier, inévitablement amené à recourir à la force physique pour remplir sa fonction propre (la violence est le moyen spécifique du « politique ») ; il n’avait fait que désigner un petit nombre de régimes liberticides et meurtriers comme « Axe du Mal ». Ce n’était en rien scandaleux. De même qu’il est une théologie négative (Denys l’Aréopagite), ou encore une épistémologie négative (Karl Popper), il existe une morale négative. Que l’on se reporte à Pascal : « Encore que l’on ne puisse assigner le juste, on voit bien ce qui ne l’est pas » (Pensées, fragment 120). S’il n’existe pas ici-bas de société civile ou de régime politique idéal, tous les maux ne se valent pas : le caractère malfaisant des régimes auxquels les Occidentaux sont confrontés s’impose à l’évidence.

Certes, le politique et la morale sont des essences distinctes, définies par Julien Freund comme des ordres d’activité consubstantiels à la condition humaine. Ils ont leur propre finalité, leurs présupposés — c’est-à-dire les conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est, pas autre chose —, et leurs moyens spécifiques2. Ainsi, le politique — « lo politico », par opposition à « la politica », soumise aux contingences historiques —, répond-il à une donnée première : le conflit et la polarité ami/ennemi. Il a pour finalité le bien commun de la collectivité humaine prise en charge : la concorde intérieure et la sécurité extérieure de ce groupement politique (chefferie, cité, État ou empire). Pour ce faire, l’instance politique s’appuie sur la force, la puissance et, s’il le faut, elle recourt à la violence armée.

Quant à la morale, elle repose sur la distinction du bien et du mal, ce qui est une condition existentielle de l’être humain. Pour Julien Freund, la morale répond à une exigence intérieure et concerne la rectitude des actes personnels selon les normes du devoir, chacun assumant pleinement la responsabilité de sa propre conduite. Cette essence présente la particularité d’être une finalité sans moyens. Au contraire de l’action politique, de l’activité économique ou du rite religieux, entre autres essences, il n’est pas possible de conduire une action morale en soi, qui mobiliserait des moyens spécifiques. La morale concerne toute action, sans exception, et elle se rapporte à l’intégralité de l’acte (intention, moyens et conséquences).

Distinguer n’est pas séparer

La distinction des ordres (les essences) — le politique et la morale en l’occurrence —, ne signifie donc pas une séparation. Si Julien Freund exclut une politique morale, car le but de l’activité politique est politique et non moral, il insiste sur l’importance d’agir moralement en politique, c’est-à-dire d’œuvrer pour accomplir sa finalité propre, en articulant les moyens aux objectifs, selon une règle de proportionnalité : « La finalité politique consiste dans la protection des citoyens en assurant la concorde intérieure et la sécurité extérieure, de sorte que la moralité de la politique réside dans l’accomplissement convenable de cette tâche. »

Dans la guerre d’Ukraine, les puissances occidentales ne cèdent pas à la démesure (bien au contraire). Si Vladimir Poutine s’était contenté d’une révision des frontières russo-ukrainiennes, serait-ce par la force armée, on peut penser que la réaction des États-Unis et de leurs alliés européens n’aurait guère été plus ample qu’en 2014, après le rattachement manu militari de la Crimée et d’une partie du Donbass. De fait, certains propos révélateurs avaient échappé à Joe Biden, peu avant l’ « opération spéciale » du 24 février 2022 (il avait distingué le cas d’une « incursion » de celui d’une offensive générale). C’est le passage à l’acte et la volonté proclamée de détruire l’État national ukrainien, avec pour visée la destruction de l’Occident, qui ont déterminé la réaction occidentale.

Au regard des tergiversations sur les livraisons d’armes et de l’illusion tenace qu’il serait possible de négocier une paix blanche, ou un arrangement territorial définitif avec le pouvoir russe, force est de constater que bien des puissances occidentales, loin de pécher par hubris et de se donner des objectifs grandiloquents, persistent à sous-estimer la menace que constitue la Russie, les appuis dont elle bénéficie à Pékin, Téhéran, Pyongyang, ainsi que les réverbérations de la guerre d’Ukraine dans le « Sud global »3. In fine, l’Ukraine est parfois vue comme le lointain théâtre d’une guerre locale dont les effets seraient moins redoutables que l’inflation des produits alimentaires.

En guise de conclusion

En somme, le prosaïsme de Sancho Panza et les carences de son imagination (l’ « imagination vraie » des platoniciens) l’emportent trop souvent sur la fougue de Don Quichotte. Peut-être est-ce cette attitude que les russophiles, mais aussi des observateurs sincères, tiennent pour le summum du « réalisme », et ce aux dépens de la réalité (le réel n’est pas « réaliste »).

Guère porté sur l’illusion lyrique, Julien Freund, dans un maître ouvrage sur la décadence, soulignait pourtant que tout ordre politique était porteur d’une morale ; s’il se limitait à un simple objectif d’auto-conservation, ce serait là un signe de profond déclin. Au rebours d’une telle attitude, il doit être martelé que le soutien politique et moral à l’Ukraine constitue une exigence vitale.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. On se souvient que Ronald Reagan avait auparavant désigné l’URSS comme « Empire du mal » (discours d’Orlando, 8 mars 1983).
  2. Cf. Julien Freund, L’Essence du politique, Sirey, 1965.
  3. Voir Jean-Sylvestre Mongrenier, « Au-delà du défaitisme et de la “fatigue de l’Ukraine” : lucidité géopolitique et opiniâtreté stratégique » ; Desk Russie, 25 novembre 2023.

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