Les nuages sombres de l’Ukraine — et une lueur d’espoir ?

Le politologue ukrainien insiste sur la nécessité d’aider l’Ukraine à vaincre définitivement la Russie. Mais cette victoire n’est guère possible sans une aide militaire occidentale accrue, alors que le discours ambiant est celui de « fatigue ». Heureusement, démontre l’auteur, les élites gouvernantes russes commencent à douter de leur victoire à court et même à moyen terme.

À la fin de l’année, les nouvelles internationales sur l’Ukraine ressemblaient de plus en plus à des nécrologies. « Kiev sur la sellette », « Les sombres perspectives de l’Ukraine », « L’Ukraine se prépare à un désastre politique », « Le scénario cauchemardesque de l’Ukraine est désormais sa réalité », ce n’est là qu’une petite partie des titres de médias occidentaux réputés. Pour certains analystes, il s’agissait simplement d’attirer l’attention du public sur les « dangers de l’abandon de l’Ukraine » : des dommages irréparables au droit international, à la réputation des démocraties occidentales et de leurs institutions et, en fin de compte, à la sécurité européenne et mondiale. Mais pour d’autres, il s’agissait d’une occasion supplémentaire d’appeler à des pourparlers de paix et à des « compromis raisonnables », affirmant que « l’Ukraine ne peut pas gagner » et que « le plan B de la Russie fonctionne » (plan de la fatigue de l’Occident et de l’épuisement de l’Ukraine). Quoi qu’il en soit, l’effet cumulatif de ces titres médiatiques est qu’ils tendent à devenir une prophétie auto-réalisatrice.

Depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023, deux expressions à la mode sont devenues particulièrement populaires pour décrire la situation : « impasse » et « fatigue ». Timothy Snyder, professeur à Yale, s’est insurgé contre ces deux termes, arguant que non seulement ils obscurcissent la réalité, mais également qu’ils déforment les politiques adéquates : « La façon dont nous parlons détermine la façon dont nous pensons, et la façon dont nous pensons détermine ce que nous faisons, ou choisissons de ne pas faire. » L’impasse est une métaphore empruntée au jeu d’échecs qui reflète une situation particulière lorsque les personnages sont bloqués : ils ne peuvent pas bouger à cause de certaines règles. Mais la guerre n’est pas un jeu d’échecs, puisque le nombre d’acteurs / ressources sur cet « échiquier » peut être modifié. En d’autres termes, l’Ukraine peut obtenir — et doit obtenir — davantage d’armes à son avantage stratégique. Car jusqu’à présent, comme l’a fait remarquer sarcastiquement un autre observateur, « l’Ukraine mène une guerre contre l’agression russe avec une main attachée dans le dos ».

Snyder réagit au terme « fatigue » avec encore plus d’émotion : « Je me suis rendu trois fois en Ukraine depuis le début de la guerre. J’ai été dans la capitale et dans les provinces. Je n’ai vu pratiquement aucun Américain, fatigué ou non, dans le pays. Et cela pour la simple raison que les Américains vivent loin de l’Ukraine. Comment pouvons-nous être fatigués par une guerre que nous ne menons pas ? Alors que nous ne sommes même pas présents ? Cela n’a aucun sens. Il n’y a pas de fatigue à donner de l’argent à la bonne cause, et c’est tout ce que nous faisons. Cela fait du bien d’aider d’autres personnes à s’aider elles-mêmes pour une bonne cause. »

La parcimonie humaine est peut-être un problème, mais certainement pas le seul et probablement pas le principal. Si nous regardons le pourcentage du PIB que les États occidentaux consacrent à l’Ukraine (toutes formes d’aide confondues), les chiffres sont minuscules : de 0,9 % pour l’Allemagne à 0,5 % pour la France et l’Italie, 0,4 pour le Royaume-Uni et 0,3 pour les États-Unis et le Canada — ce qui est très loin de ce que les petits États nordiques donnent à l’Ukraine — 1,8 % du PIB pour la Lituanie et l’Estonie, et 1,6 % pour la Norvège, le Danemark et la Lettonie. Mais en termes bruts (nominaux), ces chiffres modestes représentent des millions et des milliards de dollars que les citoyens de n’importe quel État seraient heureux d’affecter à divers programmes sociaux au niveau national plutôt que de les donner à l’étranger dans un but incertain et parfois peu clair. Autrement dit, nous sommes confrontés à un problème de communication, c’est-à-dire à la capacité (volonté et compétence) des gouvernements, des experts, des personnalités publiques et des médias d’expliquer en détail de quoi il retourne et combien de vies ukrainiennes peuvent être épargnées pour chaque centile du PIB sacrifié.

Nous revenons ici au problème de la « fatigue » qui est largement induite par les médias et qui exacerbe de nombreux autres problèmes. Françoise Thom, professeur à la Sorbonne, exprime une vision assez sombre de ses concitoyens, qui n’ont pas « la moindre notion des enjeux du conflit » (et cette vision ne s’applique sans doute pas qu’aux Français) : « Soumis au bombardement quotidien des actualités, ils ont acquis une perception clignotante du monde, où une nouvelle sensationnelle chasse l’autre, où les mêmes affects irraisonnés se déversent sur des objets successifs, un événement éclipsant et effaçant le précédent, alors que seul demeure permanent le torrent des émotions. Il a suffi de la spectaculaire attaque du Hamas contre Israël pour que le martyre de l’Ukraine soit oublié. Les passions suscitées par le conflit moyen-oriental ont détourné l’attention de la guerre russo-ukrainienne, et escamoté dans nos esprits son enjeu, la liberté des nations européennes. »

L’Ukraine est apparemment entrée dans une période difficile, car sa capacité de résistance est gravement remise en question tant dans l’Union européenne qu’aux États-Unis. Dans l’UE, un programme d’aide de cinq milliards a été bloqué par le gouvernement hongrois, favorable à Moscou (soutenu, jusqu’à présent verbalement, par le gouvernement populiste similaire de Slovaquie). Aux États-Unis, les querelles partisanes sur un large éventail de questions ont effectivement bloqué l’aide militaire de 60 milliards envisagée pour l’Ukraine. Dans les deux cas, la situation n’est pas désespérée. Les fonctionnaires de l’UE cherchent un moyen de surmonter légalement l’obstruction de deux petits maîtres chanteurs dans leurs rangs, tandis qu’aux États-Unis, les négociations sur un éventuel compromis sont en cours entre les républicains et les démocrates. Paradoxalement, aucun des deux camps ne nie la nécessité de soutenir l’Ukraine, mais aucun d’entre eux ne souhaite donner un avantage politique à ses rivaux en cette année électorale.

C’est pourquoi la Maison Blanche a récemment (le 17 janvier) convoqué les principaux leaders du Congrès pour une réunion privée et leur a fourni un « calendrier classifié pour le moment où les ressources militaires clés de l’Ukraine seront significativement réduites ». Les conseillers du président en matière de sécurité n’ont pas prédit une victoire absolue de la Russie, mais ont souligné, semble-t-il, que « la position de l’Ukraine deviendrait plus difficile au cours de l’année » et que le pays « manquerait de diverses capacités à court terme ». La plus grave de toutes ces perspectives est l’incapacité imminente de l’Ukraine à protéger les civils des grandes villes contre le déluge de drones et de missiles russes. Les collaborateurs du président ont également rappelé aux législateurs que « l’absence d’aide affecterait non seulement l’Ukraine, mais pourrait inciter d’autres pays qui dépendent des États-Unis, notamment le Japon et la Corée du Sud, à repenser leurs alliances ».

Les responsables ukrainiens restent persuadés que les problèmes liés à l’aide seront résolus et affirment qu’en tout état de cause, l’Ukraine se battra aussi longtemps qu’il le faudra. Ils pourraient toutefois être plus nerveux qu’ils ne le prétendent, comme l’indique la récente remarque de Dmytro Kouleba (ministre des Affaires étrangères) : « Si nous n’avons plus d’armes, nous nous battrons avec des pelles. » On peut se demander s’il s’agit là d’une expression de confiance en soi ou plutôt de désespoir.

L’ironie du sort veut qu’un encouragement vienne d’un autre endroit, tout à fait inattendu. Dmitri Medvedev, éminent belliciste russe et détracteur de l’Ukraine, ancien président et premier ministre de la Fédération de Russie et actuel chef adjoint du Conseil de sécurité nationale, a récemment écrit sur Telegram que l’Ukraine indépendante ne sera jamais un État légitime, quel que soit son dirigeant, car la présence même d’un État ukrainien indépendant sur ce qu’il appelle les « territoires historiques russes » est une « raison constante pour la reprise des hostilités » — que ce soit dans dix ou cinquante ans, et peu importe si l’Ukraine (« cet État artificiel ») rejoint ou non l’UE ou même l’OTAN. Ainsi, conclut-il, les Ukrainiens seront terrorisés par Moscou aussi longtemps qu’il le faudra, jusqu’à ce qu’ils reconnaissent que l’existence même de l’Ukraine en tant qu’État indépendant est « mortellement dangereuse » pour eux. Ils seront tués et torturés jusqu’à ce qu’ils comprennent que « la vie [avec la Russie] dans un grand État commun, dont ils ne veulent pas aujourd’hui, vaut mieux que la mort. Leur mort et celle de leurs proches. Et plus vite les Ukrainiens comprendront cela, mieux ce sera. »

La plupart des commentateurs se sont concentrés sur l’essence génocidaire du message de Medvedev, mais celui-ci n’est guère nouveau, car Medvedev et toute l’élite du Kremlin expriment les mêmes idées depuis au moins deux ans : Les Ukrainiens sont des Russes et ils peuvent survivre seulement s’ils l’acceptent. Ceux qui refusent sont assurément des nazis et doivent être exterminés. Ce qui est étonnamment passé inaperçu dans la déclaration de Medvedev, c’est son apparente incertitude quant à l’actuelle « opération militaire spéciale ». Son hypothèse selon laquelle la guerre avec l’Ukraine pourrait durer dix, voire cinquante ans, et que l’Ukraine pourrait encore devenir membre de l’UE et de l’OTAN ne témoigne pas d’une confiance ferme dans la victoire immédiate, comme l’affirme fermement Poutine. On ne peut que deviner si les sentiments profonds d’autres membres du Kremlin concernant les perspectives de guerre diffèrent beaucoup de ceux de Medvedev.

Quoi qu’il en soit, l’Ukraine a une bonne chance de voir ces pires craintes russes se concrétiser. Si seulement les partenaires de l’Ukraine comprennent bien cette chance.

Traduit de l’anglais par Desk Russie.

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

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