La paralysie de la volonté

Dans l’affrontement entre l’Occident et la Russie, devenu ouvert le 24 février 2022, les Occidentaux et l’Ukraine avaient tout pour gagner : des ressources économiques infiniment supérieures à celles de la Russie, l’avantage technique dans le domaine militaire et, enfin, le droit de leur côté. Mais Poutine croit aujourd’hui avoir le vent en poupe, au point qu’il ne dissimule même plus que ses objectifs n’ont pas changé en Ukraine et ailleurs. Comment en sommes-nous arrivés là ?

« Les gens de bien sont faibles, personnels et timides ; il n’y a que les vauriens qui soient déterminés… Comment tenir contre des hommes à qui tous les moyens sont bons ? »

— Chamfort, 17891

La situation de l’Ukraine d’aujourd’hui rappelle de façon dramatique celle de la Finlande en mars 1940. Ce petit pays avait été envahi par l’Armée rouge le 30 novembre 1939. « Dans trois jours nos troupes seront à Helsinki », confie Molotov à Kollontaï, l’ambassadrice soviétique en Suède, en octobre 19392. Staline avait déjà préparé un gouvernement communiste à installer à Helsinki. La résistance héroïque du peuple finlandais, ses succès initiaux éclatants suscitèrent l’admiration des démocraties et un torrent de déclarations de soutien à Paris, Londres et Washington. Mais après les revers initiaux, Staline mit le paquet. Le 11 février 1940, les lignes finlandaises furent enfoncées. Le maréchal Mannerheim reconstitua sa défense sur une seconde ligne, mais elle céda également le 19 février. Le 28 février, Mannerheim estima que la défense était à bout. Les réserves de munitions étaient épuisées. Le 29 février, le gouvernement finlandais décida d’entamer des négociations de paix. Le front risquait de s’effondrer intégralement. Le 11 mars, la France et la Grande-Bretagne, qui depuis des mois avaient palabré sur la forme de l’assistance à fournir à Helsinki, promirent officiellement leur aide à la Finlande si celle-ci en faisait la demande : il était prévu d’envoyer un corps expéditionnaire allié dès le 15 mars. Mais le 13 mars, l’armistice était signé. Selon le témoignage du diplomate Raymond Boyer de Sainte-Suzanne3, jusqu’au bout, le général Gamelin et son homologue britannique le général Ironside « noient l’exécution des décisions du Conseil suprême dans les lenteurs des préparatifs, pour être prêts trop tard ». Il est même question de « sabotage très conscient » dans le cas de Gamelin. Quant à Daladier, chef du gouvernement français, belliqueux en paroles, « in extremis, il cale »4. La propagande du Kremlin a réussi à bloquer toute velléité d’agir dans le camp occidental en susurrant qu’une intervention alliée aux côtés de la Finlande allait encore davantage jeter Staline dans les bras d’Hitler, alors que le maître du Kremlin ne demandait pas mieux que de négocier avec les Occidentaux. Ainsi, durant toute cette période, le couple germano-soviétique parvint à tétaniser les démocraties et les empêcher d’agir. « Impression de faiblesse, de frilosité : jours tragiques et médiocres en vérité », note Boyer de Sainte-Suzanne5. « Le terrible c’est  que nous faisons une politique de grande puissance et que nous ne sommes plus une grande puissance. L’Empire, c’est du boniment », constate amèrement Daladier6. Ce lamentable fiasco des démocraties préfigurait la catastrophe de mai-juin 1940.

L’histoire est une chambre d’échos. Si aujourd’hui nous livrons l’Ukraine à son bourreau russe comme nous avons laissé tomber la Finlande pendant l’hiver 1939-40, nous risquons de connaître bientôt une débâcle d’une toute autre ampleur face à l’Axe des dictatures cimenté par la haine de la civilisation occidentale.

Avant tout, il nous faut comprendre les causes de cette paralysie de la volonté qui frappe les peuples démocratiques lorsqu’ils ont affaire à des régimes voyous, similaire à ce saisissement qui pétrifie les modérés lorsqu’ils se trouvent en face de factions minoritaires mais agressives et pratiquant la terreur ; ce que notait déjà le perspicace Pierre de l’Estoile au moment de la première crise révolutionnaire qui secoue Paris en 1589, lorsqu’en pleine guerre de religion, la Ligue rassemblant les catholiques extrémistes prend le pouvoir : « Les gens de bien sont paralysés par la terreur Le courage manquait et non la force »7 chez les partisans du monarque légitime (Henri III puis Henri IV) restés nombreux. Nous oublions trop que Poutine est un révolutionnaire ayant le dessein de renverser l’ordre mondial. Nous ne voyons pas qu’un projet passéiste, comme celui du Kremlin, peut parfaitement s’accompagner de pratiques révolutionnaires : c’était le cas de la Ligue évoquée plus haut, c’est celui de Poutine aujourd’hui.

Les causes immédiates de notre passivité tiennent d’abord à la propagande insidieuse de l’ennemi et de ses relais dans les démocraties. Donnons la parole à Marc Bloch, dont le livre L’étrange défaite, rédigé à chaud entre juillet et septembre 1940, mérite d’être relu aujourd’hui. Comme nos « réalistes » d’aujourd’hui, les pacifistes, constate Bloch, « invoquaient avant tout l’intérêt ; et c’est en se faisant de cet intérêt prétendu une image terriblement étrangère à toute vraie connaissance du monde qu’ils ont lourdement induit en erreur les disciples, un peu moutonniers, qui, en eux, mettaient leur foi… Ils enseignaient, non sans raison, que la guerre accumule les ravages inutiles. Mais ils omettaient de distinguer entre la guerre qu’on décide volontairement de faire et celle qui vous est imposée, entre le meurtre et la légitime défense… Ils chuchotaient — je les ai entendus — que les hitlériens n’étaient pas, en somme, si méchants qu’on affectait de les peindre : on s’épargnerait sans doute plus de souffrances en leur ouvrant toutes grandes les portes qu’en s’opposant, par la violence, à l’invasion… Comme la parole qu’ils prêchaient était un évangile d’apparente commodité, leurs sermons trouvaient un facile écho dans les instincts paresseusement égoïstes qui, à côté de virtualités plus nobles, dorment au fond de tout cœur humain. »

La guerre psychologique menée par la Russie contre « l’Occident collectif » fait appel aux mêmes penchants. Ce travail de sape utilise deux leviers : l’intimidation (chantage nucléaire) et la démoralisation. Il ne s’agit pas seulement de faire peur aux démocraties occidentales de manière à les inciter à interdire la victoire à l’Ukraine (ce qui fut acquis dès le début du conflit) mais, surtout, de donner des arguments permettant de justifier leur lâcheté et leur abandon de l’Ukraine. Et là, le Kremlin se montra d’une inventivité sans défaut. L’objectif numéro un était de détruire l’idée de la supériorité morale de la cause ukrainienne. Tout fut bon à ces fins : on monta en épingle la corruption des élites de Kyïv, la zizanie au sommet, l’engouement de Zelenski pour les feux de la rampe, etc. Le discours pseudo humanitaire fut appelé à la rescousse : abrégeons les souffrances inutiles des Ukrainiens, qui de toute manière reviendront dans le giron russe dont ils ne sont de toute manière guère éloignés, etc. Sans oublier le vieil argument qui a fait ses preuves : l’hostilité occidentale ne fait que resserrer les liens entre Pékin et Moscou alors que les Occidentaux auraient intérêt à arracher la Russie à l’orbite chinoise… Ainsi, dès le début, le Kremlin a sciemment misé sur la faiblesse occidentale et lui a fourni avec empressement tout l’arsenal des sophismes permettant de justifier les démissions futures.

Mais au-delà de ces causes immédiates agissent des facteurs endogènes à nos sociétés, sans lesquels les manipulations de Moscou ne seraient pas aussi efficaces. Marc Bloch incriminait « la léthargie intellectuelle des classes dirigeantes » : « Gâtés par la pratique des couloirs, nos chefs politiques croyaient s’informer quand ils ne faisaient que recueillir des potins au hasard des rencontres. Les problèmes mondiaux comme les problèmes nationaux ne leur apparaissaient plus que sous l’angle des rivalités personnelles. […] Comment s’étonner si les états-majors ont mal organisé leurs services de renseignements ? Ils appartenaient à des milieux où s’était progressivement anémié le goût de se renseigner ; où, pouvant feuilleter Mein Kampf, on doutait encore des vrais buts du nazisme, où, parant l’ignorance du beau mot de “réalisme”, on semble en douter encore aujourd’hui. Le pis est que cette paresse de savoir entraîne, presque nécessairement, une funeste complaisance envers soi-même. » Un sursaut populaire était possible, à condition que la nation fût informée correctement du danger : « Or ce peuple […] qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates. »

Toutes ces amères constatations s’appliquent à la situation où nous sommes, sauf que celle-ci est aggravée par les évolutions de la conscience collective entraînées par l’expansion des médias et l’inculture suicidaire de nos sociétés démocratiques. Le fiasco finlandais entraîna la démission de Daladier le 20 mars 1940, preuve qu’en France on prit la mesure du désastre. Aujourd’hui la perspective d’une victoire russe en Ukraine n’émeut guère nos concitoyens, qui n’ont pas la moindre notion des enjeux du conflit. Soumis au bombardement quotidien des actualités, ils ont acquis une perception clignotante du monde, où une nouvelle sensationnelle chasse l’autre, où les mêmes affects irraisonnés se déversent sur des objets successifs, un événement éclipsant et effaçant le précédent, alors que seul demeure permanent le torrent des émotions. Il a suffi de la spectaculaire attaque du Hamas contre Israël pour que le martyre de l’Ukraine soit oublié. Les passions suscitées par le conflit moyen-oriental ont détourné l’attention de la guerre russo-ukrainienne, et escamoté dans nos esprits son enjeu, la liberté des nations européennes. Et comment veut-on que nos politiciens soient capables d’élaborer un plan d’action cohérent et d’en expliquer la nécessité à leurs peuples si eux-mêmes se laissent ballotter par les sondages et par les passions gonflées par les médias ? La perte du sentiment de la continuité fait qu’on cesse de chercher à comprendre le monde qui nous entoure et qu’on abandonne toute tentative d’y voir clair, au profit d’un état permanent de surexcitation émotionnelle, vite transformé en construction complotiste cimentée par la passion partisane. Pire encore, ceux qui résistent à ce parti-pris d’ignorance et d’incompréhension se heurtent à un barrage d’hostilité. Les rares experts qui mettaient en garde contre la Russie de Poutine se voyaient coller l’étiquette d’ « essentialistes » car leur connaissance des pesanteurs de l’histoire russe les incitaient à ne pas partager l’euphorie de mise après la chute du communisme. L’ « essentialiste » est celui qui croit que le monde, malgré le bruit et la fureur, est intelligible. Que ce terme serve aujourd’hui à stigmatiser en dit long sur l’allergie de nos sociétés à la liberté de l’esprit. Le choix délibéré de l’ignorance, le rejet viscéral de l’intelligence, par passion de l’égalité, par confort bureaucratique, sont les meilleurs alliés du Kremlin. Ce rétrécissement de l’horizon se traduit par un provincialisme croissant, quand l’esprit de clocher et l’esprit partisan escamotent le sens du bien public et occultent les intérêts à long terme. Moscou fait tout pour cultiver ce provincialisme borné qui nourrit le fanatisme et les antagonismes, inévitables dans un espace confiné coupé du grand large et amputé du passé. Le régime poutinien y voit le meilleur moyen de faire tomber les démocraties.

Tant que la confusion règne dans les têtes, aucune ligne d’action n’est possible et les démocraties continueront à donner ce spectacle de cafouillage généralisé dont se délecte Poutine. Il faut que nos concitoyens et nos décideurs arrivent à prendre leurs distances face au vacarme médiatique et au bombardement de l’actualité. Pour inculquer le sens des proportions et la mise en perspective des événements, rien ne vaut la culture historique. Marc Bloch souligne l’importance de l’enseignement de l’histoire : « Non certes que, dans nos lycées, on puisse lui reprocher de négliger le monde contemporain. Il lui accorde, au contraire, une place sans cesse plus exclusive. Mais, justement, parce qu’il ne veut plus regarder que le présent, ou le très proche passé, il se rend incapable de les expliquer : tel un océanographe qui, refusant de lever les yeux vers les astres, sous prétexte qu’ils sont trop loin de la mer, ne saurait plus trouver la cause des marées. Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier, sans lui, le présent demeure inintelligible… »

Voyons maintenant en quoi l’histoire peut nous instruire sur le comportement à attendre de la Russie poutinienne et post-poutinienne. La durée du règne de Poutine approche bientôt celle du règne de Staline. Les deux dictateurs sont responsables de ce qui dans un pays ordinaire aurait été considéré comme des désastres absolus : effusions de sang, régression économique, asservissement massif de la population. Mais les deux dictateurs sont restés en place car ils ont su se brancher sur des aspirations profondes du peuple russe : la volonté de puissance qui sommeille dans un homme traité en esclave ; celle d’humilier et de faire régresser les voisins vivant mieux que lui ; la fierté d’intimider et de noyauter l’Europe et l’Occident en général ; l’affirmation d’une supériorité métaphysique de la Russie. Tous deux, venus au pouvoir après une contraction de l’État russe, ont compris que la formule du despotisme durable était de promettre la restauration et l’expansion de l’empire, en transformant l’État en une gigantesque police et une gigantesque armée, cela au nom du « rassemblement des terres russes ». Ce faisant, ils ont inscrit leur régime dans une tendance lourde de l’histoire russe. Rappelons que, chaque année à partir du XVe siècle, la Russie a augmenté d’une superficie équivalant à celle de la Hollande. Pendant les 300 ans d’existence de la dynastie des Romanov, l’empire russe s’agrandit en moyenne à la vitesse de 140 km2 par jour8. L’expansion territoriale justifie l’autocratie. L’État est conçu comme l’instrument de la dilatation du territoire.

La Russie est un pays qui s’est auto-colonisé avant de s’être constitué en nation. « Les Moscovites semblaient se sentir étrangers dans leur propre État, habitants temporaires logés par hasard dans une maison qui ne leur appartenait pas », écrit l’historien russe Klioutchevski en évoquant la Russie des XIVe-XVe siècles. La faiblesse des liens internes et spontanés a été compensée par la concentration systématique de toutes les forces et de toutes les ressources du pays dans les mains de l’autocrate et de la petite élite impériale cosmopolite qui l’entoure. Le sous-développement de l’organisation sociale entraîne l’hypertrophie de l’État. Klioutchevski a cette célèbre formule : « L’État enflait pendant que le peuple dépérissait ». Dès le XVe siècle, l’État moscovite est exceptionnellement militarisé ; c’est cette militarisation croissante qui explique l’alourdissement du servage jusqu’au XVIIIe siècle. En 1830, l’armée anglaise comptait 140 000 hommes, l’armée française 159 000, l’empire des Habsbourg 273 000, la Prusse 130 000, l’armée russe 826 000. « Nous n’avons point trouvé d’autres moyens de garantir nos frontières que de les étendre », écrit Catherine II à Voltaire pour justifier le partage de la Pologne9. Il y a quelques jours, le propagandiste Soloviov lui faisait écho : « Si nous devons prendre Lisbonne pour assurer notre sécurité, nous le ferons. »

Avec l’avènement du bolchevisme, l’élite impériale russe s’est transformée en internationale criminelle. Après 1991, l’Union soviétique et le bloc communiste ont survécu souterrainement dans les réseaux de la pègre appuyés sur l’ex-KGB. Dès le début, le Kremlin a utilisé ces réseaux pour réaliser son projet de réintégration de l’espace ex-soviétique. Ianoukovitch, le président ukrainien pro-russe, était un multirécidiviste. Les activistes pro-russes du Donbass et de Crimée étaient pour la plupart des repris de justice locaux, qui ont ensuite été éliminés pour laisser la place aux réseaux corrompus des oligarques proches du Kremlin. Sous Poutine s’est achevé le processus de fusion du pouvoir avec la criminalité organisée. En même temps, la dynamique expansionniste s’est intensifiée en se dotant du camouflage d’un messianisme idéologique. La Russie n’est un État qu’en apparence. En réalité, c’est un agrégat de bandes criminelles gravitant autour d’un parrain tout puissant. Cette structure mafieuse du pouvoir russe s’est mariée sans peine avec la pratique impériale : pour Poutine, l’essentiel est le contrôle des élites des pays cibles, comme un parrain — le capo di tutti capi — surveille ses lieutenants. De là son obsession des « révolutions de couleur », qui lui font perdre la face en détrônant ses satrapes.  

Considérer le régime de Poutine comme « nationaliste » c’est faire un contresens majeur. Le président russe et ses proches divisent la Russie en trois cercles. Il y a d’abord le noyau du groupe dirigeant réunissant les magnats du régime, les directeurs des grandes corporations d’État, les siloviki haut placés, etc. Puis il y a le groupe des privilégiés, ceux qui servent cette élite possédant le pays, les moscovites essentiellement, quelques étrangers. Le reste de la population est considéré comme taillable et corvéable à merci, les favoris du régime ne se donnant guère la peine de cacher leur mépris pour cette plèbe décervelée grâce au gavage télévisé. Il y a peu, la propagandiste Margarita Simonian proposait de faire exploser une bombe atomique au-dessus de la Sibérie pour effrayer les Américains : belle expression du dédain de l’élite moscovite à l’égard de la Russie profonde. Le vulgum pecus est perçu comme un ballast arrivé à péremption. On n’a pas assez réfléchi en Occident sur ce que révèle la stratégie russe sur le champ de bataille, ces assauts successifs où une vague après l’autre de soldats se font massacrer dans les champs ukrainiens. La vision darwinienne en vogue dans les années Eltsine, quand les « nouveaux Russes » avaient tous les droits, quand le reste de la population misérable était piétiné par les grands fauves, a profondément imprégné les cercles dirigeants russes. Poutine a révélé ce qu’il pense vraiment du peuple russe lors de sa rencontre avec les mères de soldats, lorsqu’il leur a déclaré qu’elles devaient se consoler de leur mort au champ d’honneur en pensant qu’autrement ils auraient de toute manière péri d’alcoolisme alors que leur sacrifice pour la patrie était au moins utile. Pour de telles remarques, Poutine peut être considéré comme le russophobe par excellence : il ne voit dans ses compatriotes que de la chair à canon, et dans les femmes russes des organismes reproducteurs dont la tâche est de renouveler le stock de chair à canon pour les guerres et les conquêtes futures.

Les Européens ont du mal à prendre la mesure de l’immense effort impulsé par Poutine pour remettre le grappin sur l’Ukraine et, surtout, à saisir ce que cela signifie pour l’Europe. Donnons quelques chiffres. Au début de « l’opération militaire spéciale », Poutine a envoyé en Ukraine 170 000, hommes renforcés par 60 000 hommes recrutés dans les régions annexées, 230 000 au total. Puis 300 000 ont été mobilisés à l’automne et envoyés sur le front, auxquels il faut ajouter les 60 000 recrutés au Goulag par Wagner. Enfin, selon les chiffres révélés par Poutine lors de sa conférence de presse le 14 décembre, 486 000 se sont enrôlés sous contrat en 2023. Au total 1 076 000 hommes ont été jetés en Ukraine, alors que, de l’aveu même de Poutine, 617 000 hommes sont aujourd’hui au front. Il manque 459 000 hommes à l’appel. Compte tenu de la rotation des troupes au compte-goutte, on peut faire à partir de là une estimation du bilan des pertes russes en morts et en blessés bien supérieure aux chiffres donnés jusqu’ici (autour de 300 000 hommes). Et visiblement, Poutine est prêt à continuer à alimenter le hachoir jusqu’à ce qu’il ait réalisé ses objectifs initiaux, l’asservissement total de l’Ukraine et la liquidation de ses élites nationales, comme il l’a confirmé dans sa conférence de presse du 14 décembre. La vision darwinienne et la logique impériale expliquent cette obstination. Poutine euthanasie la partie la plus arriérée des peuples de la Fédération russe, les clochards, les poivrots, les toxicomanes, les malades incurables, les cas psychiatriques, les multirécidivistes, pour se rendre maître du peuple ukrainien car il est persuadé que sans la mise des Ukrainiens au service de la Russie, les objectifs de puissance russe ne pourront être réalisés : les Ukrainiens sont perçus comme meilleurs soldats, meilleurs agriculteurs  et meilleurs ingénieurs que les Russes. Le complexe militaro-industriel soviétique reposait en grande partie sur l’Ukraine, l’armée soviétique était encadrée par de nombreux Ukrainiens. Poutine échange donc cyniquement les rebuts de la population de son empire contre la destruction de l’élite nationale ukrainienne. Une fois qu’il aura soumis l’Ukraine, il escompte augmenter son armée des contingents ukrainiens pour menacer l’Europe, exactement comme les Tchétchènes vaincus ont été envoyés pour semer la terreur en Ukraine et les hommes du Donbass ont été lancés au front contre leurs compatriotes, au point qu’il ne reste presque plus d’hommes dans cette région.

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Le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kouleba avec son homologue britannique David Cameron à Bruxelles le 29 novembre 2023 // nato.int

Maintenant revenons à la genèse de cette guerre, seul moyen d’en saisir les enjeux. Après la débâcle américaine en Afghanistan à l’été 2021, Poutine estime que le moment est venu de pousser ses pions en Europe, qu’il suffira d’une pichenette pour en chasser les Américains, condition indispensable à la réalisation de la vaste Union eurasienne, dominée par Moscou, qui est le grand projet de son règne : une Europe divisée en États gouvernés par des hommes (ou des femmes) acquis au Kremlin, une Europe vassale travaillant pour la puissance russe, fournissant docilement capitaux, technologies, denrées agricoles, administrateurs de l’empire, capitaines d’industrie etc., tout cela sous la houlette et l’étroite surveillance du Kremlin. Pour parvenir à réaliser ce dessein, il fallait détruire l’OTAN et couper le lien transatlantique, faire en sorte que les Américains cessent d’être des acteurs crédibles de la sécurité européenne. Tel était l’objectif de l’ultimatum russe de décembre 2021 qui enjoignait à l’OTAN de revenir aux frontières de 1997, ultimatum assorti de menaces de guerre nucléaire. Devant le refus occidental d’obtempérer, Poutine lança l’invasion de l’Ukraine, dans le même but : discréditer l’OTAN en Europe et déconsidérer les États-Unis en montrant qu’ils étaient incapables de protéger ceux qui se tournaient vers eux pour leur sécurité.

Si les États-Unis rendus myopes par leurs querelles partisanes cessent de soutenir l’Ukraine, Poutine aura gagné. La Russie mettra un acharnement d’autant plus grand à asservir l’Europe qu’elle aura compris après son expérimentation calamiteuse de la « substitution aux importations », qu’elle en est totalement dépendante. Or elle a pour règle de contrôler ceux dont elle dépend. Elle ne peut le faire avec la Chine mais, avec l’Europe, le processus était bien avancé jusqu’à l’agression contre l’Ukraine. On renouera avec la « schröderisation » de l’Europe. Si Poutine est perçu comme un obstacle à ce processus, le syndicat criminel du Kremlin changera de mandataire et se choisira un tchékiste à visage humain, qui mettra en scène une « perestroïka 2 », avec une libéralisation de surface du régime. Mais l’objectif fondamental, la captation des ressources humaines et matérielles de l’Europe et leur mise au service de la machine de puissance russe, demeurera inchangé.

Poutine a la conviction qu’il a déjà remporté le morceau. Non seulement il est persuadé qu’il atteindra ses objectifs en Ukraine, comme il ne cesse de l’affirmer, mais il estime qu’il sera possible de rétablir les relations avec les Occidentaux une fois que des « changements internes » auront eu lieu dans les démocraties. Sachant par expérience que les Occidentaux ont la mémoire courte, il les voit déjà se ruer à l’envi sur « l’immense marché russe ».

Les Occidentaux ne doivent pas se laisser bluffer par l’impudence du président russe. La Russie n’est puissante que de notre faiblesse. Elle dépend de nous et elle le sait. Il ne tient qu’à nous de transformer nos atouts en moyens de pression au lieu de rester tétanisés face à ce pays comme un lièvre pris dans les phares. Les sanctions mises en place n’ont fonctionné que de manière partielle car les Occidentaux se sont trompés de cible : ils ont voulu sanctionner un État alors qu’ils avaient affaire à une mafia protéiforme aux tentacules innombrables. On découvre que l’or africain raflé par les mercenaires de Poutine va tout droit au financement de la guerre en Ukraine. On a laissé des oligarques trafiquer la vente des hydrocarbures et des matières premières dans l’idée qu’ils détourneraient les fonds et que ceux-ci ne tomberaient pas dans l’escarcelle de l’État et ne financeraient pas la guerre en Ukraine. En réalité, ces oligarques sont les tirelires du Kremlin : Poutine peut à tout moment exiger sa part du butin pour alimenter son trésor de guerre. La diaspora russe dans les émirats est systématiquement mise à contribution. Le nombre élevé de « suicides » et de morts « accidentelles » parmi les oligarques depuis le début de la guerre en Ukraine est là pour signifier aux survivants qu’ils n’ont pas intérêt à renâcler et à refuser de cracher au bassinet. De même, les Occidentaux ont cru lutter contre la subversion du Kremlin en expulsant les espions russes. Mesure louable, certes, mais il ne faut pas oublier que l’influence du Kremlin s’exerce par un épais maillage de réseaux « informels ». Lutter contre l’État russe, c’est viser à côté. C’est la corporation criminelle du Kremlin qu’il faut éradiquer, avec toutes ses métastases dans nos pays. Si nous prenons en compte ce facteur dans notre politique de sanctions, celles-ci parviendront plus vite à leur but. On a comparé l’économie russe à un Titanic qui vient de heurter l’iceberg, mais qui continue sa route comme si de rien n’était, alors que ses compartiments font eau les uns après les autres. L’image est juste et nous voyons déjà l’eau s’infiltrer sous les portes : les avions prennent feu, l’inflation s’emballe, les queues refont leur apparition. Il nous faut tenir bon, voler au secours de l’Ukraine et surtout faire comprendre aux Russes dès aujourd’hui que tant que leurs troupes occupent des territoires arrachés à des États voisins, les sanctions ne feront que s’alourdir jusqu’à ce que le Titanic coule à pic. Poutine croit qu’il aura le beurre (la soumission de l’Ukraine) et l’argent du beurre (l’accès aux ressources occidentales). Tâchons de le détromper.

francoise thom

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Cité dans : Jean-François Marmontel, Mémoires, Mercure de France 1999, p. 409-410.
  2. O.A. Rjechevski, O. Vehviläinen (réd.), Zimniaïa Voïna 1939-1940, Moscou, Naouka, 1999 t. 1 p. 126.
  3. Raymond Boyer de Sainte-Suzanne, Une politique étrangère, Paris, Éditions Viviane Hamy, 2000, pp. 215, 232.
  4. Raymond Boyer de Sainte-Suzanne, Note du 14 mars 1940, op. cit., p. 250.
  5. Note du 13 décembre 1939. Raymond Boyer de Sainte-Suzanne, op. cit., p. 172.
  6. Note du 11 janvier 1940. Raymond Boyer de Sainte-Suzanne, op. cit., p. 192.
  7. Pierre de l’Estoile, Journal d’un bourgeois de Paris sous Henri III, 10/18, 1966, p. 274.
  8. Cité dans : Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, Plon, 1997, p. 573.
  9. Cité dans : Jacques Bainville, La Russie et la barrière de l’Est, Plon 1937, p. 179.

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