Le livre de Nicolas Tenzer, Notre Guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, qui vient de paraître aux éditions de l’Observatoire, constitue non seulement un plaidoyer argumenté en faveur d’une politique des démocraties centrée sur la victoire totale de l’Ukraine — et la défaite non moins radicale de la Russie —, mais aussi une analyse des biais de la pensée stratégique qui ont conduit à la catastrophe. Nous en publions des extraits.
Définir nos buts de guerre : la défaite radicale de la Russie
Une défaite stratégique du régime de Poutine doit être notre objectif. En termes de droit international et de vie et de mort pour des dizaines de millions de personnes, il s’impose. La fin de la guerre en Ukraine devra s’accompagner de la libération de tous les territoires occupés ou maintenus sous le joug de la Russie. Poutine ne pourra plus reprendre sa guerre d’extermination en Ukraine. Nous devrions assister à l’écroulement du régime criminel de Loukachenko au Bélarus, à la fin de la présence russe en Syrie où les jours du pire criminel contre l’humanité du XXIe siècle, Bachar el-Assad, seraient dès lors comptés et, dans une moindre mesure, à une fragilisation de la junte birmane. Les 20 % du territoire géorgien occupé pourraient rentrer sous le contrôle de Tbilissi et la Moldavie récupérerait la Transnistrie. Cuba, le Venezuela et le Nicaragua perdraient leur principal soutien et les menées criminelles du groupe de mercenaires Wagner, de fait instrument du régime russe, pourraient être stoppées en Afrique et ailleurs. Cela constituerait un gain net pour les démocraties, aujourd’hui en déclin dans le monde.
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L’ancienne Première ministre finlandaise, Sanna Marin, affirmait que nous ne pourrions plus jamais avoir avec la Russie les relations que nous entretenions avec elle auparavant. Nous devons en tirer les conséquences à long terme. Il ne doit plus jamais y avoir, en tout cas pas avant que la Russie ne devienne démocratique, de relations normales avec elle. Or la plupart des Alliés refusent de se fixer comme objectif, fût-ce de manière implicite, sa défaite totale. Ils ne considèrent que l’Ukraine dans une perspective de court terme. Penser ainsi révèle un vide de la pensée stratégique.
Cette défaite nécessaire doit conduire à renverser plus de trente ans de pratiques suicidaires pour l’Occident. Nous avons depuis 24 ans laissé l’initiative à Poutine. Nous l’avons laissé déterminer l’ordre du jour. Il a imposé les termes du débat en nous plaçant, sans que nous réagissions, devant le fait accompli. Encore aujourd’hui, nous réagissons, mais nous avons quelque peine à vouloir définir ce que nous recherchons stratégiquement. Poutine a défini des buts alors que nous ne l’avons pas fait.
Demander la défaite stratégique de la Russie suppose que nous ayons de tels buts de guerre. Sans doute me dira-t-on que ce n’est pas nous qui faisons la guerre à Poutine ; nous ne faisons que lui répondre, et encore en laissant aux forces armées ukrainiennes la mission de le faire à notre place alors que la menace russe nous vise directement. Le fait que nous ne sommes pas juridiquement en guerre avec la Russie est exact, même s’il est maladroit de le proclamer comme si nous voulions encore ménager ce régime. En affirmant que nous ne sommes pas en guerre — nous ne suggérons pas aux dirigeants occidentaux de le déclarer haut et fort —, nous nous mettons dans une disposition d’esprit qui nous empêche de formuler des buts de guerre.
Devant la guerre que livre la Russie, qui est notre guerre, nous avons des objectifs propres qui consistent non seulement à empêcher la Russie de nuire, mais aussi à dessiner le monde que nous souhaitons instaurer et qui n’est pas seulement une ré-instauration du monde ancien.
La guerre russe n’est pas seulement une guerre contre l’Ukraine et la liberté des peuples ailleurs ; c’est une guerre globale et idéologique. Nos propres buts de guerre sont, en vainquant la Russie — certes d’abord en Ukraine pour sauver des vies — de forger une autre scène mondiale. Ils visent, en éliminant toute menace future posée par cet État, à créer les conditions d’un monde plus pacifié, libre, digne et décent. Leur énoncé est obscurci dès lors que nous feignons d’imaginer une possible négociation avec la Russie même après la victoire de l’Ukraine. Prononcer le mot « négociation » empêche les dirigeants occidentaux de se mettre dans une situation où ils pourraient « finir le travail ». C’est le contraire d’un objectif de dissuasion et d’une vision du monde. Nous nous placerions, sans en avoir conscience, du côté des perdants.
La défaite stratégique totale de la Russie s’articule à la sécurité du monde. Celle-ci est impossible tant que n’existera pas un gouvernement russe refusant toute agression extérieure et dont l’objectif premier sera de reconstruire, socialement, économiquement, culturellement et intellectuellement le pays. Il n’y aura pas de paix tant que la Russie ne deviendra pas un pays « normal », c’est-à-dire le contraire d’un empire, et qu’il n’aura pas abandonné son idéologie de pure destruction. Nul ne peut savoir si cette rupture radicale avec ce que Françoise Thom appelait la « matrice autocratique » de la Russie est possible, mais il est probable qu’elle prendra du temps. Dès lors, se précipiter vers des négociations immédiatement après sa défaite en Ukraine, même la chute de Poutine, serait de mauvais augure pour l’avenir du monde autant que pour celui de la Russie. On ne voit pas — aucun de ceux qui évoquent de telles négociations ne le mentionne — ce sur quoi pourrait porter une telle négociation, à l’exception, mais cela suppose aussi cette défaite stratégique, sur les armes nucléaires.
Cette défaite sera stratégique en trois sens : la reconstruction d’un ordre pacifié, la mise en échec de la stratégie russe, progressivement construite, d’un écroulement du monde et l’incapacité que doit connaître la Russie future de faire peser de nouvelles menaces stratégiques sur le monde et les peuples.
Ces trois sens sont liés. Le monde libre était déjà devant une telle obligation après la capitulation de l’Allemagne nazie et du Japon en 1945 dans un contexte différent sur le plan militaire. S’agissant de la Russie, il est resté pendant trop longtemps dans une forme d’illusion née des espoirs de 1991 tout en refusant de voir que, dès la prise de pouvoir de Poutine, elle ne pouvait plus tenir. Cet aveuglement était le fruit à la fois d’une profonde inintelligence — comme si l’on pouvait « ré-engager » la Russie compte tenu de la nature de son régime ; comme si le Wandel durch Handel pouvait marcher malgré toutes les preuves contraires — et d’une forme de cupidité que nous devons nommer corruption. La bêtise et la corruption se sont alimentées.
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Ces trois composantes de la défaite stratégique indispensable de la Russie sont associées. La Russie ne cessera d’être un obstacle à l’existence d’un monde en paix (premier élément de la définition) et ne renoncera à mettre à bas les règles, d’abord juridiques, qui forment le soubassement d’un ordre digne (deuxième dimension) par une violation constante des droits fondamentaux que si elle est dissuadée (troisième aspect) d’agir de manière concrète.
Enfin, il faudra aller jusqu’au bout des sanctions en tarissant toutes les sources de financement par la Russie en Occident et en agissant enfin envers tous ceux, en Europe et en Amérique, qui ont agi en complices du régime russe. Nous sommes loin d’être conséquents dans la poursuite de ceux qui ont soutenu ce régime criminel. Nous ne l’aurions jamais toléré s’ils étaient complices de mouvements terroristes islamistes. Cette défaite radicale de la Russie doit être pensée, organisée et planifiée.
Il faut terminer le travail, non point par volonté revancharde, mais parce que c’est la condition d’une paix durable. C’est l’exigence pour espérer construire un ordre différent de celui que, de fait, la Russie avait imposé. « L’ordre » qui a dominé depuis 2000 est marqué par des victoires du révisionnisme et n’est pas un ordre fondé sur le droit. Les dictatures y disposent d’une large latitude. Elles ont réussi à imposer un révisionnisme dans les faits et à acquérir une impunité.
Il existe deux illusions. La première consiste à penser cette évolution sous le signe du « grand soir ». Cela ne sera pas un phénomène spontané, d’autant plus qu’il n’existera pas non plus de « grand soir » pour la Russie. Le processus sera progressif, parfois incertain, et il devra être accompagné. La seconde illusion consisterait à croire que ce mouvement pourra aboutir sans l’action non pas d’un pays capable de bons offices, mais d’une coalition d’États démocratiques. Cette stratégie doit être mise en œuvre de manière conjointe par les démocraties, pas seulement de l’Ouest. Il faudra lever les réticences notamment des États-Unis à s’engager dans cette voie et de l’Union européenne en tant qu’ensemble à rester dans l’indifférence. Cela sera l’ultime test que nous sommes loin d’avoir passé.
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L’avenir de la Russie est aussi notre guerre
La tentation est de dire que le sort de la Russie n’est pas notre priorité. Ce discours est compréhensible et vrai. La priorité, une fois l’Ukraine victorieuse et la Russie défaite, sera d’aider l’Ukraine et le peuple ukrainien. S’il doit y avoir un « plan Marshall », il n’est pas pour la Russie, mais pour l’Ukraine.
Mais la défaite de Poutine, qui devrait entraîner sa chute, est aussi la condition nécessaire à un travail de conscience des citoyens russes sur les crimes commis. Il faudra un jour écrire leur histoire exhaustive. Cela sera une expérience d’écriture insoutenable et une plongée dans un univers, pourtant largement connu, que les dirigeants démocratiques non plus n’ont jamais daigné contempler. Ils ont voulu rester aux portes de l’enfer, mais celles-ci étaient grand ouvertes. Cette conscience est la condition, nécessaire mais non suffisante, pour que le peuple russe accomplisse progressivement un mouvement vers la vérité par la compréhension de ses fautes, sans laquelle aucun changement de la société russe ne pourra survenir. C’est le fondement de toute possible implication des Occidentaux dans le futur de la Russie, car la Russie ne pourra pas seulement se réformer de l’intérieur.
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D’abord, il faudra que le peuple russe — nous en sommes loin — demande pardon et assume cette culpabilité historique et morale. Il ne saurait s’auto-amnistier. On a beaucoup glosé des notions de culpabilité collective — notamment à propos des débats sur l’interdiction de visas pour les ressortissants russes, autres que dissidents avérés. Certains ont défendu l’idée qu’il ne saurait y avoir de culpabilité collective. C’est à la fois vrai et faux suivant le sens qu’on doit conférer à cette expression. La culpabilité est certes toujours personnelle et individuelle, en termes axiologiques et légaux. Il faut d’abord le rappeler : chacun des coupables individuels devra être jugé et condamné. Nul ne saurait s’abriter derrière une responsabilité collective ou celle des seuls dirigeants et donneurs d’ordre. Mais cette notion a aussi un sens exact : si tout un peuple — Karl Jaspers en parlait pour le peuple allemand après la Seconde Guerre mondiale — n’assume pas la faute en tant que peuple, c’est-à-dire à la fois collectivement et individuellement, il lui est impossible de se constituer comme peuple libre. Chaque Russe dès lors — certains, pourtant dissidents et opposants publiquement à la guerre, m’ont reproché ce propos — doit ressentir sa culpabilité, quand bien même il n’aurait rien fait personnellement et ne serait pas sujet à des poursuites judiciaires. Il doit l’éprouver précisément parce qu’il n’a rien fait.
Avons-nous assisté à un seul moment de ce genre dans l’histoire russe, moment d’union au service de l’avenir à la fois d’un peuple et de ses dirigeants ? La Russie a-t-elle jamais porté un projet de valeur universelle liant liberté et droit ? La réponse est non — soyons juste, il en fut ainsi de la plupart des nations. Ni la période tsariste ni la période soviétique ne furent porteuses d’une telle expérience d’unité, de courage et de liberté. Certes, une partie du peuple russe a combattu avec une force et une abnégation remarquables contre l’envahisseur nazi, mais peut-on oublier à la fois le Pacte germano-soviétique, les purges accomplies par ses dirigeants et l’indifférence — déjà — envers ses propres soldats de Staline et du haut commandement militaire de l’époque ? Les artistes russes ne nous disent rien d’un peuple et d’un régime.
Quant à la chute de l’URSS, elle ne fut pas ce moment de liberté qui fut célébré lors de l’indépendance recouvrée en 1991 de l’Ukraine, mais aussi des pays baltes — on doit se rappeler la chaîne de solidarité admirable qui relia chacun de ces peuples et eux-mêmes tous ensemble. Il faudra écrire un jour — et le faire connaître auprès du public de l’Europe occidentale et des États-Unis — ce que représenta, en tant qu’expérience historique, d’abord individuelle, ce moment de libération des pays de l’Europe centrale et orientale, quand bien même certains de ces pays ont connu des périodes d’oubli.
S’agissant de la Russie, quelle fut l’origine de cette fascination de nombreux dirigeants occidentaux à son égard ? […] En quoi la Russie est-elle si envoûtante au point que beaucoup de dirigeants en aient excusé les crimes — ceux du communisme comme ceux du poutinisme ? Pourquoi en avoir fait une « civilisation » au sens que Samuel Huntington donnait à ce mot ? Pourquoi avoir acheté l’idée saugrenue d’« âme slave » — cette slavité qui est au centre des discours nationalistes russes et serbes, de Poutine à Vučić — empreinte de cette Schwärmerei [engouement] des romantiques allemands digne des arrière-salles d’auberge ? Comme si on devait faire fond sur une prétendue « âme des peuples », refuge des adversaires résolus de la liberté et de la politique.
La Russie, par le régime qu’elle a fait sien, est devenue une petite nation, criminelle et recroquevillée sur elle-même — sans avenir. Le projet de Poutine est de briser la possibilité d’un avenir pour la Russie.
Le contraste avec l’Ukraine n’en est que plus grand : d’un côté, une nation placée sous le signe de la destruction et vouée à disparaître, de l’autre, une nation qui entend se construire par la volonté, animée par un dessein politique et destinée à la prospérité et à la dignité.
C’est tragique pour le peuple russe. Oui, le peuple russe est passif et résigné dans sa grande majorité. Il ne veut pas se battre contre ses dirigeants criminels et se soulever. Il fait le dos rond en attendant des jours meilleurs qui ne viendront jamais — ils seront encore plus malheureux. Il a pris, sous le joug soviétique, l’habitude de la résignation. En face de cela, quelques femmes et hommes d’un courage inouï, des Russes, ont été assassinés, emprisonnés ou contraints à l’exil. Reprendre le récit d’un peuple russe voué à l’infâme et à l’ignominie, cela serait d’une part les innocenter, d’autre part nier la possibilité de la liberté telle qu’on la voit en œuvre du côté du peuple ukrainien. Seule la reconnaissance de culpabilité apportera la réponse finale.
Prenons garde d’acheter l’une des pires forfaitures de l’histoire : le discours dit « civilisationnel ». La Russie, disais-je, n’est pas une civilisation, ni au sens de modèle, ni au sens d’unité socio-culturelle. Ce n’est pas non plus une « anti-civilisation ». Autant l’Ukraine s’est faite peuple par l’unité absolue qu’elle a manifestée lors de la nouvelle guerre que lui a infligée la Russie, autant celle-ci n’a jamais été un peuple, faute de l’expérience de cette liberté. Ce n’est pas une langue qui fait un peuple ; ce n’est pas un dirigeant qui fait un peuple ; ce ne sont pas les frontières nationales qui font un peuple, mais seulement la conscience politique. Un peuple peut disparaître quand cette expérience de la liberté cesse d’être actuelle. Ernest Renan n’aurait pas été en désaccord avec ceci. La Russie n’est pas aujourd’hui un peuple politique.
Le jour où chaque Russe aura compris, où il implorera avec sincérité le pardon, où les manuels d’éducation parleront de ces crimes — de Staline à Poutine —, peut-être la paix sera-t-elle possible. Il devra faire sien le constat de Mikhaïl Chichkine : « Ma langue est devenue la langue des assassins ».
Enfin, du côté des dirigeants de l’ouest, ne pas envisager la perspective d’une Russie libre est un fatalisme habité par le même genre de déterminisme que celui qui concerne la domination des dictatures sur une partie du monde. Combiné avec la crainte mécanique et impensée d’un éclatement de la Russie, il justifie le maintien au pouvoir de Poutine ou d’une autre régime d’oppression. Il dissimule le vide d’une stratégie russe de la part des États-Unis comme de la plupart des démocraties occidentales. Il se fonde sur une alternative réductrice entre maintien du pouvoir actuel — parfois envisagé comme une « stabilité » illusoire vue par paresse comme un moindre mal — et changement de régime pensé comme un « grand soir ». Il ne considère pas la perspective d’une transition. Certes, il y a eu des dérives d’une partie de l’opposition russe ; certains représentants de celle-ci sont enclins à faire droit à une exception russe ou à un rôle spécifique de la Russie dans le monde ; ils n’ont pas pleinement reconnu l’égalité totale des peuples et nations issus de l’ancien empire soviétique. La guerre renforce la méfiance des Ukrainiens à leur égard. Tous ne sont pas des libéraux. Mais une Russie déjà débarrassée de son appareil sécuritaire et qui aurait entrepris la punition de tous les crimes serait déjà différente.
En Russie, comme ailleurs, les démocraties ont les capacités de forger les outils de la résistance des peuples. Ne pas l’entreprendre, c’est accepter que la division du monde se renforce. Il n’est pas certain que nous en sortions vainqueurs.
Non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogger sur Tenzer Strategics. Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 23 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011), avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019) et Notre Guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique (Ed. de l'Observatoire, 2024).