Historien de la Shoah en Ukraine, Anatoli Podolsky raconte dans cet entretien aux accents très personnels comment l’Ukraine indépendante est en train de récupérer sa mémoire juive occultée pendant la période soviétique.
Propos recueillis par Clarisse Brossard
Qu’est-ce qui vous a amené à fonder le Centre ukrainien de recherches sur l’Holocauste, dont vous êtes le directeur ?
Au début des années 1990, j’ai fait des études d’histoire à l’Université pédagogique d’État Drahomanov de Kyïv. Puis, sous la direction du professeur Mykhaïlo Koval1, j’ai préparé une thèse de doctorat consacrée au génocide des Juifs d’Ukraine entre 1941 et 1944, que j’ai soutenue en 1996 à l’Académie nationale des sciences d’Ukraine2. C’était la première thèse sur ce sujet en Ukraine.
Pendant que je rédigeais ma thèse, pendant plus de dix ans, j’ai enseigné l’histoire dans une école juive de Kyïv qui venait d’être créée, juste après l’indépendance. C’était un phénomène nouveau, impensable en Ukraine soviétique car les traditions juives (de même que les traditions ukrainiennes) avaient été brisées par le communisme, et les enfants de cette école devaient tout réapprendre. Ce sont eux qui réintroduisaient la culture juive dans leurs foyers : le shabbat, l’hébreu, la littérature. C’était un processus de transmission inversée : une culture transmise non pas des parents aux enfants, mais des enfants aux parents. Mes élèves de l’époque ont aujourd’hui entre 40 et 45 ans : certains sont partis en Israël, d’autres sont restés en Ukraine. Certains défendent aujourd’hui l’Ukraine les armes à la main : la communauté juive d’Ukraine fait partie intégrante de la nation ukrainienne.
Plus tard, j’ai enseigné dans un institut de formation continue pour enseignants, puis à l’Académie Mohyla de Kyïv où j’étais chargé d’un cours sur l’histoire de la Shoah. Parallèlement, j’ai poursuivi mes recherches à l’Institut Ivan Kouras où j’avais soutenu ma thèse. En 2002, ma vie a changé avec la naissance du Centre ukrainien de recherches sur l’Holocauste, dont je suis devenu le directeur. C’est un centre que j’ai cofondé avec tout un groupe d’intellectuels et d’historiens ukrainiens3. Depuis, j’y consacre la majeure partie de mon temps.
Votre centre existe depuis 22 ans. Quels sont ses objectifs et son fonctionnement ?
Au début des années 2000, les recherches sur la Shoah en Ukraine étaient encore au stade du démarrage, il nous fallait une institution pour coordonner les efforts de préservation de la mémoire des Juifs d’Ukraine. Cela faisait seulement dix ans que l’Ukraine était indépendante, que les archives étaient ouvertes, que l’on avait commencé à traiter ce sujet. L’extermination des Juifs d’Ukraine était un sujet tabou en Ukraine soviétique, de même que de nombreux autres sujets : le Goulag, les crimes staliniens dont en premier lieu l’Holodomor, le sort réservé par l’Union soviétique aux Tatars de Crimée, aux Polonais, aux travailleurs forcés, aux prisonniers de guerre, etc. Le fait de devoir se taire était un pilier de la politique stalinienne perpétuée ensuite par Brejnev et par toute la dictature communiste. Il fallait confisquer non seulement la vie des gens, mais aussi leur mémoire.
Nous sommes une ONG dont l’objectif principal est de préserver la mémoire de ce que les Juifs d’Ukraine ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour cela, nous menons des projets de recherche et d’enseignement sur la Shoah en Ukraine, nous coopérons avec les universités, l’enseignement secondaire, des instituts de formation continue pour enseignants dans différentes villes d’Ukraine4. Car l’histoire des Juifs d’Ukraine n’est pas une histoire étrangère à l’Ukraine, l’Ukraine est un pays multiculturel par définition, l’histoire des différentes communautés (Juifs, Polonais, Russes, Tatars de Crimée) fait partie de l’histoire générale de l’Ukraine. Nous sommes également très actifs sur le terrain des publications : recherches sur la Shoah en regard des autres génocides du XXe siècle, thématiques liées aux droits de l’Homme, témoignages de survivants de la Shoah5, manuels pour l’enseignement secondaire.
Depuis 22 ans, nous avons réussi à nous faire une place forte au sein de la société civile ukrainienne. Nous pensons que l’histoire de la Shoah doit nous permettre d’aborder la question des valeurs humaines fondamentales. Car finalement, pourquoi mon pays se bat-il aujourd’hui ? Pour que ses habitants soient libres, aient des droits, ressentent leur propre dignité, et valorisent la vie humaine, contrairement à notre ennemi.
En 2008, vous écriviez : « Les travaux des historiens ukrainiens sur l’Holocauste sont largement ignorés par les autorités ukrainiennes. Dans le même temps, en Occident, ils sont accueillis avec beaucoup d’intérêt et souvent cités. » Comment la situation a-t-elle évolué depuis ? L’État ukrainien a-t-il évolué ?
Oui, les choses ont évolué dans le bon sens. Plusieurs dizaines de thèses ont été soutenues depuis la fin des années 1990, essentiellement par une nouvelle génération de jeunes historiens. Il y a eu des avancées dans les recherches sur la Shoah dans les différentes régions d’Ukraine (Volhynie, Galicie orientale, Reichskommissariat Ukraine6). Des cours sur l’histoire de la Shoah sont maintenant intégrés dans les programmes scolaires et dans les curricula de plusieurs universités (notamment à Kyïv, Kharkiv, Lviv et Zaporijjia). Les enseignants du secondaire et du supérieur ont besoin de nos séminaires et de nos publications pour se former. Pour résumer, notre centre apporte ses compétences au secteur public : c’est un exemple vertueux de coopération entre le secteur public et la société civile, d’interactions entre éducation formelle et non formelle.
À ce propos, je voudrais souligner que l’Ukraine indépendante n’a rien à voir avec l’Union soviétique, la Russie ou le Bélarus. En Ukraine, l’enseignant est un individu libre qui bénéficie de liberté pédagogique et peut utiliser en classe les manuels qu’il souhaite. Je voudrais vous raconter une anecdote à propos du Bélarus. Jusqu’en 2014, la communauté juive d’Ukraine était en relation avec celle du Bélarus, et j’ai été invité plusieurs fois à donner des conférences à Minsk. Une fois, les organisateurs m’ont demandé quel serait le sujet de mon intervention. J’ai dit que je souhaitais parler de la manière dont on pouvait étudier l’histoire de la Shoah afin de promouvoir les droits de l’Homme dans le monde d’aujourd’hui. On m’a répondu : « Il faudra supprimer “droits de l’Homme” de votre intitulé. Au Bélarus, le ministère de l’Éducation interdit cette expression, nous n’avons pas de droits de l’Homme. » Je lui ai répondu que l’absence de droits de l’Homme ne m’avait pas échappé.
Puisque nous parlons de politique mémorielle d’État, pourriez-vous raconter où en est la polémique autour du site mémoriel de Babyn Yar7 ?
C’est un sujet sensible et important. Depuis 1991, beaucoup a été fait pour honorer la mémoire des victimes des massacres de Babyn Yar. Mon collègue Vitali Nakhmanovytch, un éminent historien ukrainien, travaille sur le sujet depuis vingt ans et a beaucoup publié. Il y a sept ans, le Musée d’histoire de Kyïv a créé une exposition virtuelle intitulée Babyn Yar : pamiat na tli istoriï (Babyn Yar : mémoire dans le contexte de l’histoire). Pour ce projet, notre centre a préparé des supports pédagogiques et participé à la réalisation d’un film documentaire. Sur le site du mémorial de Babyn Yar, il y a actuellement 36 monuments et panneaux commémoratifs. Beaucoup a été fait, mais il n’y a pas encore de musée. En 2007, sous le président Youchtchenko, a été créée la Réserve nationale historique et mémorielle de Babyn Yar. Mais cela n’a pas vraiment bien fonctionné.
C’est dans ce contexte qu’en 2016, sous la présidence de Porochenko, on apprend qu’un fonds privé a soudainement fait son apparition : le Centre mémoriel sur l’Holocauste « Babyn Yar » et qu’il est financé par des oligarques affidés à Poutine comme Mikhaïl Fridman, Pavel Fuks et German Khan. Il faut comprendre que la mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine est aussi un champ de bataille, et que c’est un acte de guerre hybride de la Russie contre l’Ukraine. Cette fondation a commencé à soudoyer des historiens ukrainiens. Certains ont accepté, d’autres non. Notre centre a été approché, ils étaient prêts à nous donner beaucoup d’argent. J’ai toujours refusé. On passe des années à construire une crédibilité professionnelle. Il est hors de question de tout perdre en une minute pour de l’argent !
Au début, en 2016-2017, cette organisation cherchait à promouvoir des narratifs prorusses comme « L’Ukraine est incapable d’avoir une politique mémorielle propre », « En 30 ans, le pays a été incapable de construire un musée à Babyn Yar », « Les Ukrainiens ont tous collaboré avec les nazis », « Ce sont eux qui ont assassiné les Juifs et non les nazis ». Mais la société civile ukrainienne n’a pas laissé faire et s’est mise à les combattre. Ils ont pris peur et ont cherché à modifier leurs discours. Pour cela, ils ont licencié tous leurs collaborateurs et en ont recruté d’autres.
Après le 24 février 2022, on aurait pu penser qu’ils disparaîtraient, mais non ! Ils sont toujours là, bien que nettement plus discrets. Ils bénéficient de protections haut placées. Personnellement, j’ai rejoint un collectif d’historiens ukrainiens qui, entre 2017 et 2019, a créé un concept de mémorialisation pour Babyn Yar, dans le cadre de l’Institut d’histoire d’Ukraine de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine. Ce projet prévoit la création de deux musées. Or, comble de l’absurde, ce projet qui provient d’une structure de recherche de l’État ne semble pas attirer l’attention des autorités publiques, qui lui préfèrent une puissante fondation prorusse. Malheureusement, cette situation paradoxale persiste encore, même après le 24 février.
Avec quelles institutions étrangères collaboriez-vous avant le 24 février 2022 ? Quel impact la guerre a-t-elle eu sur votre travail ?
La liste de nos partenaires étrangers est longue et j’en suis très fier8. En France, nous entretenons des relations privilégiées avec le Mémorial de la Shoah depuis 2008, grâce notamment à des visites croisées d’enseignants en France et en Ukraine. Après le 24 février 2022, nos partenaires ont tous réagi, nous ont écrit, nous ont proposé du soutien, parfois même financier. Aujourd’hui, notre centre essaie de survivre… Ce n’est pas seulement notre centre qui lutte pour sa survie, mais le pays tout entier ! Nous poursuivons autant que possible nos séminaires, nous continuons à publier. Mais il est impossible d’enseigner comme avant. Dans nos séminaires, il y a des enseignants qui ont eux-mêmes survécu à la captivité, aux bombardements, à l’occupation. Lorsque l’on étudie le sort des Juifs enfermés dans les ghettos à l’époque nazie, les parallèles apparaissent d’eux-mêmes. On ne peut plus étudier l’histoire sans penser au présent.
Certaines situations sont humainement très difficiles. Notre centre emploie une dizaine de personnes dont un historien qui est maintenant au front, et d’autres collaborateurs qui sont séparés de leurs familles. L’un d’entre eux n’a pas vu son enfant de trois ans depuis un an et demi. Comme beaucoup d’organisations en Ukraine, notre centre fait ce qu’il peut pour aider. Nous recevons du soutien de la fondation allemande qui s’occupe d’indemniser les victimes du national-socialisme9. En effet, parmi les victimes des bombardements russes, il y a des survivants de la Seconde Guerre mondiale, des Justes parmi les Nations ukrainiens10, mais aussi des enseignants qui transmettent à leurs élèves l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, nos anciens étudiants. Certains n’ont aujourd’hui plus de maisons, sont au front, ont été blessés ou ont besoin de médicaments. Nous avons parlé de tous ces cas à cette fondation qui a élargi ses critères pour nous permettre d’aider plus de personnes.
Les lecteurs de cet article peuvent-ils contribuer à vous soutenir, vous et ceux que vous aidez ?
Tous les dons sont les bienvenus et seront utilisés à bon escient. Il est possible de faire un don directement sur notre site.
Dans une récente interview, vous avez déclaré : « Hitler a tué les Juifs d’Ukraine et Staline leur mémoire. » En Occident, l’histoire de la Shoah est très bien étudiée, mais l’antisémitisme soviétique l’est malheureusement nettement moins. Peut-on parler de cette « mémoire assassinée » ?
En Ukraine soviétique, dans les maisons juives, on préservait la mémoire des massacres de Babyn Yar. Dans les maisons ukrainiennes, on préservait la mémoire de l’Holodomor. Mais on avait peur de la transmettre, même à ses propres enfants, et rien ne fuitait dans l’espace public. Officiellement, on n’étudiait que les « batailles héroïques » de la « Grande Guerre patriotique »11. On ne disait pas un mot de l’histoire des gens ni de leur mémoire. Selon l’idéologie stalinienne, les victimes juives de la Shoah n’étaient que des victimes soviétiques parmi d’autres. Le mensonge était la clef de voûte de l’Union soviétique : un mensonge omniprésent, l’alliance du KGB et des criminels, l’insignifiance de la vie humaine, des gens maintenus dans la peur. Autant de caractéristiques soviétiques dont a hérité la Russie de Poutine.
Depuis 1991, on a ouvert les archives, recueilli des témoignages de survivants. L’enjeu est de rendre leur dignité aux victimes des crimes, de rendre leur mémoire à leurs descendants, de redécouvrir le visage juif de Kyïv, de Lviv, d’Odessa, de Kharkiv, de Vinnytsia, de Berdytchiv, de toute l’Ukraine.
Je pense que l’exemple de ma famille est intéressant. Je suis un Juif de Kyïv, mes parents sont nés dans les années 1920, ils parlaient le yiddish et ont refusé de me le transmettre. Avant la guerre, mon père habitait à Radomychl, une petite ville juive située près de Jytomyr12. La première semaine d’août 1941, les Juifs de Radomychl ont été assassinés par l’Einsatztgruppe C. Dans mon enfance (c’est-à-dire dans les années 1970), tout était flou. Lorsque mes parents et le frère de ma mère allaient à Radomychl, ils avaient peur de dire où ils allaient, et jamais ils ne m’ont emmené. Plus tard, j’ai su qu’ils s’y rendaient pour honorer la mémoire des disparus.
Il y avait de sérieux différends idéologiques dans ma famille : ceux qui détestaient le pouvoir soviétique comme mon grand-père et mon oncle, et ceux qui le défendaient comme mon père. Ils passaient au yiddish pour leurs débats houleux de sorte que je ne comprenne pas.
Dans les années 1950, mon grand-père allait souvent à la synagogue et disait ouvertement « Je hais les communistes ! » Mon père quant à lui avait des portraits de Staline chez lui. Il avait combattu dans l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait participé à la bataille de Stalingrad, il était allé jusqu’à Prague. Il n’en a jamais parlé, il a tout gardé pour lui. Quand mon père voyait mon oncle et mon grand-père, j’assistais à leurs terribles disputes. L’un disait : « Imbécile ! Tu te souviens de ce qu’ils ont fait ? » L’autre répondait : « Pour moi, le plus important, ce sont mes compagnons d’armes. »
Mes parents ont tout fait pour que j’ignore la tradition juive. Alors que mon grand-père connaissait toutes les prières, qu’il ne manquait aucune fête juive à la synagogue, ma mère, sa fille, lui interdisait de nous transmettre quoi que ce soit. Mon père a été scolarisé en yiddish. Il lui arrivait de lire des livres en yiddish, mais quand je m’approchais, il fermait le livre et le cachait rapidement.
Au début des années 1990, j’ai commencé à étudier ce que mon grand-père savait mais n’avait pas osé transmettre : la littérature, les fêtes, les prières. Plus tard, j’ai trouvé des livres en yiddish et en hébreu qui avaient été cachés dans la maison par mes parents. Tout comme les familles ukrainiennes cachaient des Bibles, les familles juives cachaient des rouleaux de Torah et des Siddourim [recueils de prières]. Voilà comment la dictature agit sur l’individu, la famille, les interactions : on sourit et on ment les yeux dans les yeux, on a peur de dire un mot de trop au travail, on est sous surveillance. J’ai vécu suffisamment en Union soviétique — j’ai même eu le temps d’y faire mon service militaire — pour avoir emmagasiné une expérience personnelle de cette peur.
J’ai entendu et vu beaucoup de choses dans ma famille, mais dans les années 1990, c’est en tant qu’historien que je me suis mis à recueillir des témoignages, des documents, et à interviewer d’autres familles. Alors, je me suis rendu compte que ma famille était typique. J’ai fini par comprendre que le régime communiste avait prolongé les crimes nazis, que les familles juives ukrainiennes avaient souffert des deux régimes. Après-guerre, ce n’est plus d’Hitler dont les Juifs avaient peur, mais de cet ogre, de ce tyran qu’était Staline, et qui avait lancé une terrible campagne antisémite dès 1948, une campagne qui avait terrifié et traumatisé les Juifs d’Ukraine de manière comparable à Babyn Yar.
Aujourd’hui, la Russie de Poutine, qui ressemble de plus en plus à l’Allemagne hitlérienne, a ingurgité la haine féroce de Staline pour l’Ukraine. Je fais sans cesse des parallèles avec le présent, mais comment parler du passé sans penser au présent ? Au moment où nous parlons, mes étudiants et collègues m’écrivent du front. Ils peuvent être tués à chaque instant.
Je voudrais vous parler d’un exemple intéressant, celui de l’auteur soviétique de langue yiddish Hershl (Hryhori) Polianker13. D’ailleurs, quand on parle de littérature soviétique, de quoi s’agit-il ? Tout était contrôlé. Pour le domaine juif, il y avait des auteurs interdits comme Haïm Nahman Bialik ou Sholem Asch, et des auteurs autorisés comme Sholem Aleichem. Dans la littérature ukrainienne, on ne pouvait pas publier Vassyl Symonenko ou Vassyl Stous, mais on pouvait publier Pavlo Tytchyna ou Maksym Rylsky. Polianker appartenait à la cohorte des écrivains soviétiques autorisés : dans tous ses romans, des prolétaires juifs tombaient en pâmoison pour Staline et le pouvoir soviétique. Bien évidemment, il était lauréat du prix Staline.
En 1993, Polianker avait 80 ans. Il était très heureux que la culture yiddish renaisse. Il donnait des cours, faisait des conférences. J’ai rencontré son fils d’une cinquantaine d’années qui ne savait strictement rien sur le judaïsme ou le yiddish, et qui m’a dit qu’il s’en fichait et n’en avait pas besoin. En 1997, quand Polianker est mort, son fils m’a proposé de récupérer toute la bibliothèque14 de son père en me disant : « Je n’y comprends rien et je m’en fiche complètement. J’aime Pouchkine, les chansons de Boulat Okoudjava et de Vyssotsky. Je suis un ingénieur soviétique. Quant au fait que l’Ukraine soit devenue indépendante, c’est un malentendu. » L’exemple de Polianker est édifiant : cet écrivain a exclu son fils de la culture de son propre peuple, avec pour résultat que son fils n’est ni Juif ni un véritable citoyen de l’Ukraine. C’est un homme soviétique.
Comment est né le mouvement de renaissance de la culture yiddish dans l’Ukraine indépendante du début des années 1990 ?
Quand j’étais petit, j’entendais le yiddish dans ma famille. Ma sœur qui était plus âgée que moi me traduisait ce que disaient les parents. J’adorais entendre la prononciation, l’intonation, la langue. Plus tard, j’ai remarqué qu’il y avait des mots proches de l’allemand, et que l’on retrouvait aussi des éléments venant de l’ukrainien et d’autres langues slaves. En 1991, j’ai commencé à prendre des cours pour apprendre à lire. C’était une sorte d’école du dimanche15. C’était passionnant : les générations se mélangeaient. Les étudiants les plus âgés disaient : « Oh mon Dieu ! J’ai entendu mes parents parler comme ça mais je ne savais même pas ce que c’était. » Et donc, nous apprenions à lire comme des enfants. Les gens qui fréquentaient ces cours voulaient symboliquement rentrer « chez eux ». Aujourd’hui, le rapport au yiddish a un peu changé. Il y a de plus en plus de jeunes qui étudient le yiddish à l’Académie Mohyla de Kyïv (qui propose un cursus en études juives) et à l’Université catholique de Lviv. Mais c’est un apprentissage académique qui mène plutôt à l’enseignement et à la recherche.
Un jour, j’avais demandé à ma mère de m’aider à lire un chapitre de Motl fils du chantre de Sholem Aleikhem. L’idée était que je lise le texte yiddish à haute voix et elle devait m’aider à traduire. Je n’oublierai jamais le regard terrifié qu’elle m’a lancé. L’Ukraine était déjà libre, mais la peur était restée. Contrairement à la plupart des Juifs d’Ukraine qui étaient culturellement russifiés, ma mère était une Juive de culture ukrainienne, dont elle aimait la littérature, les chansons et le théâtre. Elle qui avait adopté la culture ukrainienne ressentait une peur si intense qu’elle n’avait pas pu transmettre la culture juive à ses propres enfants.
Pour aller plus loin, quelques conseils de lecture d’Anatoli Podolsky
- BERKHOFF Karel C., Harvest of Despair: Life and Death in Ukraine under Nazi Rule, Harvard University Press, 2008.
- BRANDON Ray, LOWER Wendy (éd.), The Shoah in Ukraine: History, Testimony, Memorialization, Indiana University Press, 2010.
- MAGOCSI Paul Robert, PETROVSKY-SHTERN Yohanan, Jews and Ukrainians: A Millennium of Co-Existence, University of Toronto Press, 2016.
- « The Jews of Ukraine. Who are they? » (article sur le site de Ukraïner)
- Site de Ukrainian Jewish Encounter.
Clarisse Brossard est diplômée en relations internationales, agrégée de russe et actuellement doctorante en histoire à l'INALCO. Ses recherches portent sur les milieux intellectuels yiddish en Ukraine pendant la période révolutionnaire (1917-1920).
Notes
- Mykhaïlo Koval (1933, Kyïv — 2001, Kyïv) : historien, spécialiste de l’histoire de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale, professeur de l’Institut d’histoire de l’Ukraine de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine.
- Plus précisément à l’Institut d’études politiques et ethno-nationales Ivan Kouras, appelé avant 1997 Institut des relations nationales et de politologie. Plus d’informations.
- Mykhaïlo Tiagly, Arthur Fredekind, Ilya Kabantchyk, Ilya Medvynsky, Ster Elisavetsky, le professeur Marten Feller, Youlia Smelianska.
- Les enseignants du secondaire sont le principal groupe cible des actions du Centre. En savoir plus sur ces programmes.
- Voir les publications de la « Biblioteka spohadiv pro Holokost » (« Bibliothèque de souvenirs sur l’Holocauste »)
- Administration civile du Troisième Reich qui administrait la majeure partie de l’Ukraine occupée par la Wehrmacht entre 1941 et 1944.
- À ce sujet, lire l’interview de Josef Zissels par Galia Ackerman paru dans Desk Russie en septembre 2021.
- La Maison de la Conférence de Wannsee (Berlin), Yad Vashem (Jérusalem), le Musée-Mémorial de Bełżec, le Musée national de Maïdanek, le centre Brama Grodzka – Teatr NN (Lublin), le United States Holocaust Memorial Museum (Washington, D.C.), le Olga Lengyel Institute for Holocaust Studies (New York).
- Au travers du réseau allemand Hilfsnetzwerk für Überlebende der NS-Verfolgung in der Ukraine (Réseau d’aide aux survivants des persécutions nazies en Ukraine) financé par la fondation allemande Stiftung EVZ.
- 2 691 Justes parmi les Nations ukrainiens ont été reconnus par Yad Vashem. Voir également ce site ukrainien.
- Nom donné par l’historiographie officielle soviétique à la Seconde Guerre mondiale, qui faisait fi des événements antérieurs à 1941, notamment le pacte germano-soviétique.
- Chef-lieu de région situé à 150 km à l’ouest de Kyïv.
- Hershl (Hryhori) Polianker (1911, Ouman — 1997, Кyïv) : écrivain soviétique d’expression yiddish, il publia dans le journal Eynikeyt et fut rédacteur en chef de Der Shtern. Il collabora avec le Comité antifasciste juif et fut arrêté en 1951 pendant la campagne antisémite visant les « cosmopolites sans racines ». Condamné à 10 ans de camp, il fut finalement relâché en 1954 et réhabilité en 1955. Plus tard, il devint membre du comité de rédaction de Sovetish heymland.
- La bibliothèque de Polianker est maintenant conservée à la Bibliothèque nationale Vernadsky d’Ukraine.
- Les cours étaient donnés par d’éminents yiddishistes ukrainiens déjà très âgés : Mark Derbaremdiker et Yossif Torchynsky avec la participation d’écrivains comme Yoysef Bukhbinder et Hershl Polianker.