Aujourd’hui, le grand public a déjà oublié ce qui s’était passé dans le Donbass à partir de février-mars 2014. Or la propagande russe utilise le soi-disant « génocide dans le Donbass» comme l’un des prétextes pour l’agression de 2022. Ce témoignage, recueilli par la journaliste d’El Pais, Pilar Bonet, fait partie de son livre Naufragos del imperio (Les Naufragés de l’empire), publié en 2023 par Galaxia Gutenberg. Ce portrait de l’une des figures clés de la « république » séparatiste de Donetsk en dit long sur l’atmosphère qui y régnait et sur le rôle joué par la Russie.
Alexandre Zakhartchenko, 42 ans, a été tué le 31 août 2018 à l’entrée du restaurant Separat dans le centre de Donetsk. Il était le premier natif de la région du Donbass à qui le Kremlin avait confié le destin de la RPD [République Populaire de Donetsk, alias DNR] autoproclamée.
En août 2014, Zakhartchenko avait été nommé « Premier ministre » en remplacement du propagandiste russe Alexandre Borodaï. En novembre de la même année, Zakhartchenko a été élu à la tête de la RPD.
Le nouveau dirigeant appartenait à la classe des « populistes autochtones » (comme Alexeï Mozgovoï, le commandant militaire abattu en 2015 à Lougansk). Après son assassinat, les dirigeants de Donetsk sont devenus plus dociles et surtout plus prévisibles pour le Kremlin. […]
Élevé au milieu des aciéries et des wagons de charbon, Zakhartchenko avait fait des études de mécanicien et d’électricien et travaillé dans plusieurs mines avant de devenir un homme d’affaires d’un certain poids. On peut dire que le chef des insurgés était un produit de son terroir, avec une touche de cosaque, une touche de bandit et une touche de prolétaire provocateur.
J’ai testé ses prouesses populistes un matin de juillet 2015 dans un supermarché de Donetsk qui avait été endommagé par un missile pendant la nuit. Je regardais le trou que l’impact avait laissé dans le toit lorsqu’il est arrivé, en tenue de camouflage et entouré d’escortes armées qui ont pris position près du rayon de l’huile de tournesol.
Zakhartchenko s’est arrêté devant la publicité pour le « pain social », des miches de 650 grammes dont le prix était fixé en monnaie russe et ukrainienne. Debout au milieu des cageots de choux et de pommes de terre, le leader de Donetsk se déplaçait difficilement en s’appuyant sur une canne.
Cet homme téméraire et impulsif pouvait se lancer dans le combat pour le plaisir de se battre. Il aimait partir au front la nuit sans prévenir personne, ce qui rendait son escorte désespérée. À plusieurs reprises, il avait été blessé et, la dernière fois, il avait failli perdre une jambe. Pendant plusieurs mois, il avait marché à l’aide de béquilles.
Après avoir regardé le trou béant causé par le missile, Zakhartchenko engagea la conversation avec des clients du supermarché. Il s’agissait de retraités qui se plaignaient de l’insuffisance de leur pension et des tirs nocturnes à proximité de leur domicile. Il leur a expliqué qu’il était difficile de concilier guerre et protection sociale et les a prévenus que la situation serait bien pire si la guerre avec Kyïv se poursuivait et qu’il fallait rationner la nourriture. « On ne peut pas construire une vie paisible en combattant », a-t-il déclaré avec persuasion. Il a néanmoins promis de faire tout ce qui était en son pouvoir pour assurer l’approvisionnement des citoyens et a proposé d’aider le supermarché à trouver un nouveau grossiste disposé à offrir de meilleurs prix.
La personnalité de M. Zakhartchenko, comme celle de nombre de ses compatriotes et voisins, a évolué au fil du temps depuis 2014, date du début des soulèvements contre Kyïv. Ce changement s’est manifesté au cours de plusieurs conversations que j’ai eues avec lui.
Notre première rencontre a eu lieu par une chaude après-midi d’avril 2014, alors qu’il était encore le responsable local d’Oplot, une « organisation patriotique militaire » qui avait été fondée à Kharkiv par Evgueni Jiline, un activiste pro-russe et ex-policier qui sera assassiné à Moscou en 2015. Cela ne faisait que quelques jours que Zakhartchenko et ses camarades d’Oplot avaient pris le contrôle de l’administration municipale (mairie). Il était déjà une étoile montante, mais le leadership des sécessionnistes s’exerçait depuis un flamboyant comité de coordination installé dans le bâtiment de l’administration provinciale. Zakhartchenko, qui n’en faisait pas partie, m’a convoqué à la mairie. Dans le hall, quelques insurgés et quelques policiers municipaux montaient la garde, chacun de leur côté.
Nous sommes allés dans un bar. Il était accompagné d’un homme qu’il a présenté comme étant Sacha. Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai compris que cet homme était Alexandre Timofeïev, alias Tashkent, le futur tout-puissant ministre des Impôts et des Recettes de la RPD. Tachkent accompagnait Zakhartchenko le soir où il a été assassiné, mais il a eu plus de chance.
« Jusqu’en novembre de l’année dernière [c’est-à-dire le début de la révolution de Maïdan en 2013], j’étais fier de vivre en Ukraine. J’étais fier de mon pays, de mon peuple, de mon Kyïv, de ma Crimée, de mon Lviv et de mon Donetsk », m’avait alors expliqué Zakhartchenko. « Pendant le championnat d’Europe de football [en 2012], je portais le drapeau ukrainien et je criais “Ukraine, Ukraine !”. J’ai brandi ce drapeau pendant toute une semaine. J’admets que j’étais fier d’être ukrainien, que Kyïv soit la mère des villes russes, qu’Odessa soit magnifique et que la Crimée soit unique en son genre. »
Ce championnat de football s’est notamment déroulé dans le nouveau stade que l’oligarque local, Rinat Akhmetov, avait fait construire pour l’occasion à Donetsk. Ce stade, le Shakhtar Arena, accueillait également l’équipe locale du même nom.
« J’étais fier d’être Ukrainien, a poursuivi M. Zakhartchenko, mais j’ai découvert que l’Ukraine n’avait pas besoin de moi, ni en tant qu’habitant ni en tant que citoyen. Je suis indigné d’être traité comme un paria dans ce pays, je trouve cela insupportable et je ne peux pas continuer à vivre comme si rien ne s’était passé. Maintenant, j’ai honte de vivre dans ce pays où l’arbitraire prévaut sur la loi, où les autorités sont impuissantes à changer quoi que ce soit, où les militaires refusent d’exécuter les ordres de leurs chefs, et où un bandit de l’Ukraine occidentale peut mettre un gouverneur à genoux, le jeter dans une poubelle et le forcer à démissionner », s’est-il exclamé.
« Nous aurions été prêts à supporter tout cela, mais lorsqu’ils ont commencé à persécuter la religion et la langue et à traiter les habitants de l’Ukraine orientale comme si nous étions des vauriens, simplement parce que Ianoukovitch était originaire de Donetsk et nous aussi, j’ai ressenti le désir de défendre ma famille, mon territoire, mes proches, et j’ai commencé à fonctionner avec une logique différente : prendre une carabine, la nettoyer, la charger et me jeter sur les barricades. »
« Il y a une semaine, j’aurais appelé à punir tous ceux qui ont occupé des bâtiments publics, ceux qui ont mis les gouverneurs à genoux, mais maintenant je vous le dis, honnêtement, je ne sais pas comment arrêter ce processus qui est allé si loin », poursuit-il.
« La situation devient incontrôlable. Il y a une semaine, j’aurais essayé de faire en sorte que les autorités m’écoutent, parce qu’à ce moment-là, ma raison et mon cœur étaient encore ensemble. Aujourd’hui, la raison est encore sobre et comprend qu’il y aura beaucoup de sang, mais mon cœur me dit de défendre ce qui m’appartient, et je ne veux plus être d’accord avec personne ni expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. »
Zakhartchenko s’exprimait ainsi par un après-midi de printemps ensoleillé, alors que les armes commençaient à imposer leur logique dans l’est de l’Ukraine.
L’homme qui aimait la steppe
En mars 2017, le souvenir de l’homme qu’était Zakhartchenko en 2012, un homme qui brandissait le drapeau ukrainien pour encourager l’équipe nationale, a disparu : « Je ne criais pas “Ukraine Ukraine !”, mais “Shakhtar champion !”, pour encourager notre équipe à Donetsk. Je ne me suis jamais senti ukrainien. Comme les Basques en Espagne ou les Écossais en Grande-Bretagne, nous [les habitants du Donbass] vivions dans un pays appelé Ukraine, qui avait certaines frontières. Certains se sentaient ukrainiens, d’autres non, mais nous nous sentions tous des habitants du Donbass et nous nous moquions de la réalité officielle », explique-t-il dans le bar de l’hôtel où nous discutons […].
En tenue de camouflage, Zakhartchenko a fait irruption dans le bar de l’hôtel, entouré de sa garde personnelle, kalachnikov au poing. C’est sa façon habituelle de se déplacer. Les clients paient leur consommation et s’en vont rapidement. Un guérillero du territoire séparatiste d’Ossétie du Sud, l’un de ses plus proches gardes du corps, se tient près de notre table. Dans les unités militaires contrôlées par Zakhartchenko, se battent « près d’une centaine » de personnes originaires de ce territoire caucasien non reconnu par la communauté internationale. « Nous les avons aidés dans le passé et maintenant ils nous aident », explique-t-il.
Le chef de la RPD s’installe dans la zone fumeurs et commande un thé noir très fort. Aujourd’hui, il s’est rendu au cimetière pour se recueillir sur la tombe de son ami Mikhaïl Tolstykh, alias Guivi, le commandant du bataillon « Somali » qui a été victime d’un attentat le 8 février 2017. « Des dizaines de camarades sont enterrés à ses côtés. Sur les 53 hommes qui étaient avec moi en 2014 à la mairie, seuls trois sont encore en vie, explique-t-il. Je ne peux plus avoir de pitié pour personne, ni même pour moi. Je me fiche de savoir qui me tuera, que ce soit par radiation, par mine, par balle de sniper ou par éclat d’obus. »
La conversation se poursuit de 21 heures à 1 heure du matin en présence d’Alexandre Kazakov, officiellement le « conseiller » de Zakhartchenko, spécialement envoyé de Moscou pour le contrôler et l’empêcher de prendre des décisions hasardeuses. En réalité, il est ce que l’on pourrait appeler un commissaire politique, dépendant en dernier ressort de Vladislav Sourkov, proche collaborateur du président Poutine chargé de superviser la situation dans le Donbass.
Dans le passé, Kazakov a été un activiste pro-russe en Lettonie. Il en a été expulsé en tant que menace pour la sécurité nationale de l’État. Lorsque Zakhartchenko s’en prend trop à l’Occident, le conseiller le corrige gentiment : « Vous ne pouvez pas parler des Européens comme ça », lui dit-il. Le leader sécessionniste lui coupe la parole : « C’est vous qu’ils interviewent ? »
Comme s’il était le protagoniste d’un livre d’aventures, Zakhartchenko parle de lui-même comme d’un héros qui déjoue toujours les pièges que lui tendent ses ennemis.
« Nous avons plus en commun avec les Mongols qu’avec les Suédois. J’aime traverser la steppe à l’aube et rouler sur la neige en direction du soleil. J’aime sentir le vent de la liberté sur mon visage et c’est pourquoi je préfère les Mongols aux Suédois. » Autrefois, il aimait se rendre à Marioupol pour assister au lever du soleil en compagnie de sa femme. Aujourd’hui, il se déplace dans une voiture de luxe Lexus, mais il précise que « pendant la guerre, je me déplace dans un SUV ou une voiture blindée, qui sont bien meilleurs ».
Zakhartchenko a un sens de l’humour acerbe qui va à l’encontre du « politiquement correct » occidental. Il aime désorienter son interlocuteur et a progressivement assimilé les clichés de la propagande politique russe. Sa patrie est toujours le Donbass mais, dans sa trajectoire mentale, il a quitté l’Ukraine pour passer en Russie, telle qu’elle lui apparaît sous la présidence de Vladimir Poutine.
« L’Ukraine n’existe pas, le Bélarus n’existe pas. Il y a la Russie, et c’est une erreur de penser que les Ukrainiens se battent contre les Russes. Ce sont les Russes qui se battent contre les Russes parce que les Ukrainiens sont aussi des Russes », me dit-il.
« Il y a des gens qui se sentent ukrainiens », dis-je.
« Qui se disent Ukrainiens, corrige-t-il. Donnez-moi deux ans et personne en Ukraine ne dira qu’il est ukrainien. Sortez dans la rue et demandez aux gens. Ils vous diront qu’ils viennent du Donbass, mais personne ne dira qu’ils viennent d’Ukraine. »
Zakhartchenko reprend à son compte l’histoire de la Russie avec tous ses mythes : « La Russie est un pays de vainqueurs qui ont appris à survivre. Nous survivons partout, nous pouvons souffrir de la faim pendant une semaine, être blessés et couverts de boue mais, en rampant et en griffant, nous défendrons notre terre. »
Mêlant le passé, le présent et le futur, le chef des insurgés s’inspire du récit soviétique de la Seconde Guerre mondiale. « Quand il a fallu construire une usine de chars dans l’Oural, nous l’avons construite et nous avons assemblé les chars en plein air, dans le froid et sous la pluie, pour que ces chars aillent au front et atteignent Berlin […]. Nous avons fabriqué la meilleure bombe atomique, une “super bombe”, et maintenant vous allez nous dire que nous sommes des imbéciles et que nous devons vivre selon d’autres normes ? »
Zakhartchenko porte trois armes sur lui, deux dans ses poches et une troisième sous l’aisselle (un pistolet TT et un revolver Makarov de fabrication soviétique, plus un pistolet tchèque des années 1930). « Jusqu’à l’âge de dix-sept ans, je portais un couteau, un rasoir, comme un vrai Espagnol du Moyen-Âge », dit-il. Il pose les pistolets sur la table et vide le chargeur de l’un d’eux avant de me le tendre. Je regarde l’arme sans la toucher. « J’aime tirer. Vous écrivez, je tire », dit-il.
Le chef des insurgés parle de sa « lignée ». Il dit qu’il descend de cosaques du Don et que son grand-oncle a combattu pendant la guerre civile espagnole et a été envoyé en Sibérie parce qu’il avait été fait prisonnier par les Allemands en tant que partisan pendant la Seconde Guerre mondiale. Son arrière-grand-mère a également été déportée en Sibérie pour avoir été internée dans un camp de concentration nazi. Il raconte qu’il bat ses enfants (il en a quatre) avec une ceinture lorsqu’ils lui désobéissent et qu’ils retiennent leurs gémissements de douleur, puis le remercient pour la « leçon ».
Zakhartchenko parle de la RPD comme d’un sujet territorial et politique ayant la volonté d’annexer et d’assimiler le reste de l’Ukraine, en commençant par atteindre les frontières de la région du Donbass. Il affirme que son armée de 35 000 hommes contrôle un territoire où vivent trois millions de personnes. Il y a quelques jours, la RPD s’est emparée de toutes les grandes entreprises de la zone séparatiste en réponse au blocus ukrainien qui empêche la circulation des marchandises entre cette zone et le territoire contrôlé par Kyïv.
Zakhartchenko estime que ce n’est pas une confiscation, mais une décision « temporaire » imposée par les circonstances afin que ces entreprises puissent payer les salaires des travailleurs, ainsi que les coûts de la défense de Donetsk et les taxes qui constituent le budget local. « Nous ne sommes pas une bande d’idiots qui se promènent en brandissant des bâtons », a-t-il déclaré.
Le blocus a contraint la RPD à trouver d’autres itinéraires pour ses exportations de charbon et d’acier qui, au lieu d’être acheminées vers le port de Marioupol et le reste de l’Ukraine, empruntent désormais des voies détournées gérées depuis Moscou. […]
« La guerre est déjà une réalité. Toute l’Ukraine doit être transformée en RPD. Quand nous aurons réussi, un flot de centaines de milliers d’hommes armés se déversera en Europe, et ce ne seront pas des réfugiés comme ceux de Syrie ou de Libye, mais des gens avec une expérience du combat, bien entraînés et bien équipés », dit-il, essayant de provoquer une inquiétude pour l’avenir du continent.
Pilar Bonet est une journaliste espagnole, spécialiste de la Russie et des pays post-soviétiques. Après deux ans à l'agence EFE, elle a été engagée en 1982 par El País comme chef du bureau de Moscou. Pendant les quinze années suivantes, elle y est restée, couvrant la perestroïka, la chute des régimes communistes en Europe et la Russie de Boris Eltsine. Après plusieurs années passées en Allemagne, elle est retournée à Moscou à la fin des années 1990 et a été l'une des principales analystes politiques autorisées à interviewer les dirigeants russes.