Guerre et tyrannie

Dans son nouveau livre, La Guerre permanente. L’ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy, 316 p.), l’universitaire Marie Mendras analyse les cinq guerres que Poutine a menées depuis son arrivée au pouvoir en 1999. La confrontation permanente est le fondement même du régime, qui s’oppose aux pays occidentaux et à tous ceux qui lui résistent en Russie. La préférence pour le conflit révèle les fragilités d’une dictature obsédée par sa propre survie. L’introduction.

Vladimir Poutine n’est ni un idéologue ni un conquérant. Il est un déstabilisateur et un destructeur. Il ne gouverne pas les 86 républiques et provinces de la Fédération de Russie, il les tient et les empêche1. Depuis vingt ans, il réécrit l’histoire russe et enferme ses sujets dans un récit fantasmagorique de la patrie en danger. En fixant sa mission sur la vengeance obsessionnelle contre les « ennemis » et les « traîtres », à l’intérieur et à l’étranger, il a franchi toutes les limites et a fini par mettre son système de pouvoir en danger. Il joue l’avenir des 135 millions d’habitants de la Fédération… à la roulette russe ! La guerre n’est pas un événement extérieur auquel est confronté le pouvoir poutinien, elle est son horizon de principe et son mode de fonctionnement.

[…]

La thèse de ce livre tient en deux mots : tyrannie et guerre. La montée de la tyrannie s’accompagne de la montée de la violence, en Russie et à l’extérieur. Le diktat exige l’impunité, et l’impunité permet le crime, sans limite. Le chef de la Russie fait subir à sa propre population la violence politique et policière, la désinformation, le mensonge, l’absence de liberté, et lui en fait payer le prix : déclin économique et social, mobilisation militaire des hommes, un horizon bouché pour la plupart des jeunes. Plus de 300 000 militaires et mercenaires russes ont été mis « hors de combat », c’est-à-dire tués, blessés ou rendus inaptes, en 2022 et 20232.

Le recours disproportionné à la violence fait la force terrible de ce régime, et sa plus grande vulnérabilité. S’appuyer sur les hommes en armes constitue toujours une prise de risque pour le pouvoir politique. Et le risque est très grand quand on joue sur la rivalité entre un chef de mercenaires sans scrupule et des généraux dépassés et corrompus. La mutinerie du chef des milices Wagner, Evgueni Prigojine, les 23 et 24 juin 2023, a mis Vladimir Poutine dans une situation très difficile et a montré que le pouvoir n’était pas à l’abri d’une déstabilisation de l’intérieur du système.

La politique de Vladimir Poutine a toujours consisté à imposer son ordre en installant le désordre ailleurs. Dès 1999, il intervient dans les affaires intérieures des pays voisins par l’ingérence économique et médiatique, par le développement de réseaux russes, et par des interventions militaires. Il s’attaque systématiquement aux acquis de la démocratisation en Russie et dans les républiques ex-soviétiques. Il est pris de court par la révolution des Roses en Géorgie en 2003 et la révolution Orange en Ukraine en 2004, et y répond par une tactique de subversion politique et de chantage économique. Les Moldaves ont aussi été victimes de l’ingérence malfaisante de la Russie : corruption des élites, présence armée et contrôle de la Transnistrie séparatiste, soutenue financièrement et militairement par la Russie3. Poutine comprend que la démocratisation des pays de l’entre-deux, pris en étau entre l’Europe et la Russie, constitue une menace directe sur son système de pouvoir. La construction d’un État de droit en Ukraine renforcerait la souveraineté du « frère slave » et lui donnerait les moyens de se rapprocher de l’Europe.

En 2006, Moscou déstabilise la Géorgie par un embargo total, un soutien aux régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, et des incursions militaires de plus en plus rapprochées sous couvert de « forces de maintien de la paix ». L’invasion de la Géorgie et les bombardements durent cinq jours, du 8 au 12 août 2008. Moscou retire ses troupes, reconnaît les deux « républiques » séparatistes, mais échoue à faire tomber le président Mikheil Saakachvili, au grand dam de Vladimir Poutine qui lui vouait une haine non dissimulée4. De même, en février 2022, l’objectif premier de Poutine était d’éliminer Volodymyr Zelensky, sa famille et ses conseillers. La détestation de l’homme obscurcissait son jugement et empêchait la réflexion stratégique sur la logique et la faisabilité d’une guerre totale.

En 2014, c’est aussi après une révolution populaire, l’Euromaïdan, et la chute du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, que le chef du Kremlin décide d’annexer la Crimée et d’occuper une partie du Donbass ukrainien. Les forces russes interviennent sur le territoire d’un État souverain, partenaire de l’Union européenne, membre de l’ONU et de nombreuses organisations multilatérales. Pour la première fois, le Kremlin va plus loin que la reconnaissance formelle d’un territoire dit « séparatiste », et annexe la république de Crimée. Il force les Tatars de Crimée et les Ukrainiens à partir ou à prendre le passeport russe, en renonçant à la nationalité ukrainienne. Moscou a donc réussi à imposer son diktat en Crimée et à l’est du Donbass en 2014. Certes, le coût économique et diplomatique était conséquent. De lourdes sanctions, votées par plus de quarante pays, ciblaient les hauts dirigeants, des hommes d’affaires et des secteurs industriels. La Russie perdit son siège au G8 et le droit de vote à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Mais les exportations de pétrole et de gaz naturel allaient bon train et le pouvoir russe restait un interlocuteur incontournable de certains gouvernements occidentaux, qui mentionnaient avec beaucoup de retenue la question des violations des droits humains et du non-respect des conventions internationales signées par la Russie.

En engageant une guerre totale en février 2022, Vladimir Poutine a cassé un équilibre instable qui lui était étonnamment favorable. C’est cette énigme qu’il s’agit de résoudre.

mendras couverture

Cet ouvrage propose une réflexion sur la radicalisation guerrière du régime Poutine à travers l’analyse des conflits menés depuis 1999. Il aborde les causes de la guerre en Ukraine en insistant sur les ressorts internes qui ont conduit, dans un même mouvement, à l’escalade de la répression en Russie et à l’agression armée en pays étranger. Vladimir Poutine craint la démocratisation des anciennes républiques soviétiques qui s’émancipent de la tutelle d’un État russe prédateur. Il s’y oppose par tous les moyens, car c’est la survie de son propre système antidémocratique qui est en jeu.

Cependant, en provoquant la colère et l’esprit de résistance chez les Ukrainiens, Bélarusses, Géorgiens et Moldaves, en abandonnant les Arméniens du Haut-Karabakh, il défait les liens qui avaient maintenu une sphère économique et culturelle commune après l’effondrement de l’URSS. Il déchire le tissu humain et social qui entretenait la proximité avec les républiques voisines, et brade le commerce, pourtant mutuellement bénéfique, avec l’Ukraine et la Géorgie. Le système russe n’a plus beaucoup d’admirateurs, alors que le mode de gouvernement européen attire et fédère. La sphère d’influence du Kremlin se réduit comme peau de chagrin.

L’échec de la blitzkrieg contre Kyïv aux premiers jours de l’agression a provoqué un basculement dans l’inconnu et le tragique. Poutine et ses hommes, ses armées et ses administrations, ont alors perdu leurs cartes maîtresses : l’effet de surprise, le pouvoir de dissuasion et la maîtrise du calendrier. Ils ont dû rebattre les cartes et s’engager dans une autre guerre, une guerre de destruction et de terreur. La tactique de la terre brûlée est un aveu d’échec de la stratégie initiale. La prise immédiate du pouvoir politique à Kyïv n’a pas eu lieu, et, en mars 2022, le Kremlin n’avait pas de plan B.

Bombarder le sol ukrainien pour anéantir et tuer revient à reconnaître l’impossibilité de conquérir un État performant et une société soudée. Dès la deuxième semaine de guerre, la déroute militaire russe aux abords de Kyïv a renversé le rapport de force. L’Ukraine a rapidement acquis la maîtrise du calendrier et de l’information sur la conduite des combats. Puis, avec la fourniture progressive d’armes et de matériels par les partenaires occidentaux, l’armée ukrainienne a pu contenir l’agresseur et reprendre des territoires. L’automne 2023 et l’hiver 2023-2024 ont été beaucoup plus difficiles pour les Ukrainiens et très meurtriers pour l’armée russe. Une guerre d’usure s’engage sur la longue durée.

Cette guerre s’inscrit-elle dans une trajectoire historique, que rien n’aurait pu faire dévier depuis des décennies ? A-t-elle été annoncée par les guerres contre l’Afghanistan en 1979, contre la Tchétchénie dans les années 1990 et 2000, contre la Géorgie en 2008 ? Des facteurs extérieurs ont-ils contribué à la propension guerrière du Kremlin ? Est-ce d’abord et avant tout la déraison d’un chef paranoïaque qui explique la fuite en avant ?

Il est important d’étudier la nature de cette guerre d’agression et de proposer les termes adéquats pour la définir. On se presse pour la qualifier d’impérialiste, colonialiste, expansionniste. Si le discours agressif du Kremlin sonne le clairon de la conquête — « je reprends ce qui m’appartient ! » —, la conduite de l’action militaire indique une autre direction, celle de la rage destructrice et de l’anéantissement. Rayer l’Ukraine de la carte ne signifie pas vouloir la « reprendre » pour l’intégrer à une Russie en quête d’agrandissement ou à un « monde russe millénaire ». La succession d’interventions et d’actions subversives russes dans ses anciennes possessions dessine nettement une stratégie de déstabilisation et d’empêchement des pays visés, sans limite dans les moyens utilisés. Au lendemain des attentats terroristes et prises d’otages commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, les dirigeants russes ont soutenu le Hamas. Ils ont profité pendant quelques semaines de la baisse de vigilance occidentale envers l’Ukraine. Cependant, ils ont aggravé la défiance à leur égard et démontré que l’État poutinien était un État prônant les méthodes de terreur.

Cet ouvrage étudie les ressorts, les calculs et les passions qui guident l’action de Poutine et ses hommes. Il pose la question des causes, lointaines et immédiates, de l’engrenage des guerres. Il souligne les erreurs tactiques et stratégiques du Kremlin, en contrepoint de jugements hâtifs sur les « victoires » de Vladimir Poutine contre ses voisins et contre l’Occident. Ce livre n’entre pas dans la narration des conflits, le récit des batailles ou l’étude des tactiques militaires. Ce n’est ni l’objet de ce travail ni le format de cet ouvrage. En revanche, des références et éléments de bibliographie permettront aux lecteurs de poursuivre l’étude de chaque guerre menée par le Kremlin.

Le premier chapitre s’interroge sur la préférence pour le conflit et le refus de la paix. Le deuxième rappelle l’héritage soviétique et analyse la montée des périls dans les années 1990. Le troisième chapitre explique pourquoi la seconde guerre en Tchétchénie était indispensable à l’installation au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999. Puis l’ouvrage suit le fil des conflits et des résistances à l’agresseur depuis 2003, et propose une critique de l’impasse militaire et politique russe en Ukraine. L’opposition des démocrates russes à la guerre, depuis 2014, est exposée. La conclusion propose une première analyse de la fracture irrémédiable du système Poutine, qui a fait la guerre pour démontrer sa puissance et garder le pouvoir en Russie, et qui ne survivrait pas à une défaite militaire en Ukraine. Le dictateur a un besoin existentiel d’un conflit long et du maintien illimité de l’état d’exception en Russie.

Marie Mendras est professeure à Sciences Po et chercheure au CNRS. Elle est spécialiste de la Russie et de l'Ukraine. Elle a enseigné à la London School of Economics et à Hong Kong Baptist University, et a été chercheure invitée à Georgetown University and au Kennan Institute à Washington. Elle est membre de la revue Esprit et de son Comité Russie Europe.

Elle a notamment publié Russian Politics. The Paradox of a Weak State (Hurst, 2012), Russian Elites Worry. The Unpredictability of Putinism (Transatlantic Academy, 2016), Navalny. La vie devant soi (Esprit, 2021), Le chantage à la guerre (Esprit, 2021), La guerre permanente. L'ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy, 2024).

Notes

  1. La Fédération comprend 86 sujets, sans compter la Crimée et la ville de Sébastopol, annexées de force en 2014, ni les quatre provinces ukrainiennes « annexées » par la Russie le 21 septembre 2022 alors que ces régions — Kherson, Zaporijjia, Donetsk, Louhansk — n’étaient occupées qu’en partie par l’armée et l’administration russes. La ville de Kherson a été libérée quelques jours après la grande célébration de l’annexion au Kremlin.
  2. Le site Mediazona fait un travail précieux d’analyse des « hommes manquants », c’est-à-dire le déficit démographique par rapport à une situation sans guerre, qui complète les données sur les militaires dont la mort est constatée. Cependant, selon les experts, ce mode de comptage est trop prudent, les pertes sont plus importantes, et les autorités russes manipulent les chiffres. Les estimations des autorités ukrainiennes, probablement surévaluées, avancent un total de 231 000 tués et blessés russes (militaires, mercenaires, « séparatistes » du Donbass) entre février 2022 et septembre 2023. Les estimations américaines sont sensiblement identiques. Pour les cinq mois de décembre 2002 à mai 2023, plus de 100 000 combattants russes auraient été tués ou blessés. La longue et terrible bataille de Bakhmout a fait une hécatombe, notamment dans les rangs des milices Wagner (environ 10 000 morts et 10 000 blessés)
  3. La « république de Transnistrie » séparatiste occupe la partie orientale de la Moldavie, à la frontière de l’Ukraine, à environ 70 km d’Odessa, la grande ville portuaire ukrainienne sur la mer Noire. Cf. le chapitre 5 qui analyse la méthode russe de déstabilisation par les « conflits qui mijotent ».
  4. Explications données par le président Nicolas Sarkozy à l’Élysée, en présence de l’autrice, le 3 septembre 2008. Voir aussi le récit de la journée du 12 août 2008 dans l’excellent ouvrage de Ronald D. Asmus, A Little War that Shook the World : Georgia, Russia, and the Future of the World, New York, Palgrave Macmillan, 2010.

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