Quel sens donner à la réélection de Vladimir Poutine

Aujourd’hui à Prague, Alexandre Morozov est l’un des meilleurs analystes russes. Dans une série de posts publiés à chaud, que nous reproduisons ici munis de titres, il commente ce « plébiscite » dont l’issue a été programmée par le Kremlin et nous propose une vision sombre du prochain mandat poutinien. Désormais, diverses méthodes de calculs montrent que les élections présidentielles ont été falsifiées et qu’au moins 22 millions de voix, inexistantes ou données à d’autres candidats, ont été attribuées à Poutine. Cette falsification témoigne, hélas, de la force du régime de Poutine, ivre de sa puissance de nuisance et de son contrôle sur la société. 

Un phénomène important ? 

De mon point de vue, ces « élections présidentielles » ne sont importantes qu’à un seul égard : l’ensemble du système — tant les tchékistes que les fonctionnaires — accepte désormais d’interpréter tout geste de protestation comme relevant du « terrorisme » et de la « haute trahison ». Tout cela est justifié par les besoins de mener « la guerre jusqu’à sa fin victorieuse » et pour s’opposer à « une ingérence étrangère ». La VTchK-OGPU [ancêtres du KGB et du FSB, NDLR] a publié aujourd’hui des éléments de langage pour les médias (sur la manière de couvrir les résultats du 17 mars 2024), apparemment rédigés par l’un des think tanks autorisés du Kremlin. Le mot « non-systémique » y est utilisé. Ainsi, tous ces « non-systémiques » tomberont pour « haute trahison » dans les deux prochaines années.

Comment interpréter l’action de l’opposition : venir aux bureaux de vote à midi, le 17 mars, pour montrer que les opposants sont nombreux ? 

Les deux parties sont satisfaites de ce qui s’est passé. L’action de protestation a eu l’effet psychothérapeutique pour les opposants à Poutine que les organisateurs espéraient. 249 000 personnes ont voté à l’étranger, avec des files d’attente d’un kilomètre devant tous les consulats. Le Kremlin est également satisfait : ces files d’attente ont été décrites par l’agence TASS et le ministère des Affaires étrangères comme un élan de patriotisme sans précédent de la part des citoyens russes à l’étranger. La prochaine fois qu’une telle « file d’attente » pourra avoir lieu, ce sera en septembre 2026, à l’occasion des élections à la Douma d’État.

Qui a voté pour Poutine ? 

76 millions de personnes auraient voté pour Poutine. « Est-ce possible ? » demandent les téléspectateurs médusés. Certains disent que ce sont des chiffres « dessinés » par le pouvoir. Mais nous sommes en présence d’un État corporatiste en guerre. Les chiffres sont les suivants : 3 millions de personnes sont employées dans le complexe militaro-industriel, 2,5 millions dans le secteur des carburants et de l’énergie, et 6 millions dans l’industrie de la construction. Dans la fonction publique : plus d’un million de civils et 5 millions de militaires dans huit structures (armée, police, différents services secrets, gardes-frontières, etc. ). Nous ne prenons en compte que les secteurs qui bénéficient directement du poutinisme et de la guerre. Ajoutons 40 millions de retraités (pas tous, bien sûr, tous les retraités ne sont pas favorables à Poutine, certains sont rancuniers et ingrats, mais la grande majorité lui sont acquis). Voici des dizaines de millions d’électeurs ultra-loyaux. Et si nous y ajoutons de grands contingents sectoriels dépendant de l’État : l’éducation, les transports, le secteur agro-alimentaire et l’industrie de transformation, nous pouvons facilement ajouter encore des millions de bénéficiaires supplémentaires — ceux qui votent le cœur léger pour Poutine et pour la conservation de leurs revenus, même si, dans de grandes industries, il y a aussi des perdants de cette phase de poutinisme et de guerre. 

Après tout, ce système politique présuppose un vote corporatif, et non l’expression d’opinions politiques le long de l’axe « gauche-droite » ou « libéral-conservateur ». Et pour ceux qui « n’aiment pas Poutine », voici trois candidats qui recueillent ensemble 13 %. Bien sûr, dans une élection libre, si un candidat « pour le renouveau, la voie vers l’avenir et le bonheur des nouvelles générations » était autorisé, il influencerait l’« électorat corporatif » et pourrait bien remporter un tiers des voix. Mais cela relève du fantasme. Le système corporatif est solide, il a atteint le niveau de puissance visé, des contingents géants de bénéficiaires se gonflent grâce à la guerre et l’isolement international. La sociologie électorale ne tient pas compte de l’appartenance à une entreprise. Or il serait intéressant d’examiner « sociologiquement » ces contingents d’entreprises, et peut-être alors que cette idée des chiffres « dessinés » tomberait immédiatement.

Que signifie ce vote « poutinien » ?

D’abord, une évidence : la « phase de transition » du régime politique, qui a commencé avec les amendements constitutionnels de 2020 et a traversé une guerre de deux ans, est achevée. Désormais, les hypothèses sur une éventuelle « scission de l’élite » sont écartées, et tout projet de changer de cap qui pourrait mûrir dans des cercles dirigeants est rendu impossible. Personne ne peut jouer contre un pouvoir aussi solide. Et comme le thème central de la politique de Poutine est la destruction de l’Ukraine « à tout prix », il s’agit de la finalisation de l’idéologie d’État autour de la « destruction de l’Ukraine à tout prix ». 

Y a-t-il une idéologie ? Oui, il y en a une. Elle comporte quatre blocs : 1) des marqueurs géopolitiques, compréhensibles pour tous (« Anglo-Saxons », OTAN, pays hostiles, ingérence étrangère, etc.) ; 2) des marqueurs « les nôtres / les étrangers » de politique intérieure (« agents de l’étranger », « traîtres »), ainsi que « valeurs traditionnelles / valeurs occidentales » ou encore « héros de l’opération militaire spéciale », etc.) ; 3) la justification de l’autarcie économique (« souveraineté technologique », etc.) ; 4) enfin, la guerre elle-même (avec l’Ukraine et, plus largement, avec l’Occident dans son ensemble). 

La guerre lie ces blocs dans un cadre idéologique cohérent. Cette « idéologie » fonctionne exactement comme l’« idéologie » décrite par Havel dans Le pouvoir des sans-pouvoir. L’opposition est impossible, seule la « dissidence » est possible. C’est pourquoi, comme le décrit Havel, l’opposition se déplace complètement de la sphère publique vers le « geste personnel du dissident » et vers la lutte culturelle (théâtre, littérature, cinéma, etc.). Une « seconde sphère publique » émerge, à la limite de la « clandestinité » (underground). Inévitablement, le poids culturel de l’émigration s’accroît, comme ce fut le cas dans les années 1970 pour les pays du « bloc de l’Est ». L’opposition, comme l’écrivait Havel, se déplace entièrement vers les notions de « mensonge » et de « vérité ». Le système est décrit comme une source de mensonges idéologiques permanents, à laquelle s’oppose tout « geste d’expression de la vérité », par la culture ou par la dissidence.

Vers une nouvelle clandestinité ? 

En décembre 2022, Ivan Jdanov annonce sur YouTube la création d’une plateforme pour les militants de Navalny ; la vidéo de Jdanov s’intitule « Opening Navalny’s underground headquarters » (Ouverture du quartier général clandestin de Navalny). En juillet 2023, le FSB a procédé aux premières arrestations dans l’affaire du « quartier général clandestin ». En mars 2024, cinq personnes avaient été arrêtées et inscrites dans la base de données des prisonniers politiques de Memorial, dont deux avaient déjà été condamnées. Le mot « clandestin » est un élément important du nouveau vocabulaire politique. Le fait est que l’ancien cadre conceptuel de la « société civile » n’est plus possible. Il n’était pas non plus applicable en sciences politiques pour parler de la société soviétique jusqu’en 1987, vrai début de la perestroïka. 

En effet, la « société civile » présuppose l’existence d’institutions publiques et d’une certaine forme de communication entre d’une part ces institutions, et d’autre part les partis politiques et le pouvoir exécutif. À l’heure actuelle, toutes ces institutions en Russie ont été écrasées par les autorités — y compris les mouvements sociaux au niveau municipal, le mouvement de contrôle des élections, Memorial, etc. À la fin de la période soviétique, il existait des cercles clandestins, des expositions clandestines, des concerts de musique clandestins, des mouvements de gauche clandestins, des mouvements chrétiens clandestins, des groupes de défense des droits humains clandestins, qui ont tous été périodiquement écrasés par le KGB. En URSS, le concept de « société civile » était considéré comme « bourgeois », remplacé par un concept soviétique de « démocratie populaire ». La « démocratie populaire » avait ses propres « institutions publiques », y compris le Parti, le Komsomol, le Conseil central des syndicats, la Fondation pour la paix, etc. Il semble que dans cette nouvelle période de 2024-2036, il soit impossible de décrire ce qui se passera dans la Fédération de Russie en utilisant le cadre conceptuel de « société civile ».

Ces textes ont été publiés sur la chaîne Telegram de l’auteur et traduits du russe par Desk Russie.

Alexandre Morozov est un politologue russe, chercheur à l'université Charles, à Prague.

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