L’ampleur et l’atrocité de l’attentat de Krasnogorsk ont secoué le monde, en faisant ressurgir des images sanglantes d’autres tueries de masse à travers le monde. Cependant, quarante-huit heures plus tard, on reste interloqué. Sans remettre en question la revendication de cet acte terroriste par la branche afghane de Daesh, on ne peut s’empêcher de réfléchir aux failles de sécurité colossales et incompréhensibles qui ont rendu ce massacre possible.
Crocus City Hall, salle de concert de 6 200 places, fait partie d’un complexe plus vaste, Crocus City Expo. Le soir fatidique, ce complexe, adjacent à des bâtiments de l’administration régionale, n’était pas gardé, à l’exception de quelques vigiles non armés. Les détecteurs de métaux étaient en panne. La place devant un immense bâtiment était vide. Les quatre hommes armés ont pénétré le complexe par une entrée latérale, ont fait irruption dans la salle déjà remplie à quelques minutes du début d’un concert rock, ont tiré pendant une bonne vingtaine de minutes sur la foule, ont incendié la salle en arrosant les fauteuils d’un liquide combustible, puis sont repartis en reprenant leur voiture laissée sur un passage piéton à 200 mètres du bâtiment. Les forces spéciales sont arrivées près d’une heure après le début de l’offensive terroriste, bien que leur base se trouve juste de l’autre côté du périphérique qui passe tout près du complexe. Ces terroristes ont finalement été attrapés dans la région de Briansk, nous dit-on au Kremlin, soit à quelque 400 km de Moscou. Ils se dirigeaient vers l’Ukraine, nous raconte Vladimir Poutine, où « une fenêtre de passage vers l’Ukraine » aurait été aménagée pour eux, alors que la région de Briansk est frontalière aussi bien de l’Ukraine que du Bélarus et que c’est vers le Bélarus que la voiture se dirigeait. Sans que les routes ne soient contrôlées, pendant de longues heures ? Sans que le fameux système d’interception, Perekhvat, ne soit mis en marche ? Et puis, c’est la ligne de front. Une fenêtre pour les terroristes aurait-elle été aménagée du côté russe ?
On aurait pu croire à l’innocence des autorités russes, impréparées à ce point à une attaque bestiale, si la Russie était un pays de Cocagne. Mais la Russie subit des attentats terroristes depuis ses guerres de Tchétchénie. En outre, il y a deux semaines, le Kremlin a été averti par les services américains et ceux de six pays européens d’un attentat imminent. Cet avertissement a été rejeté par Poutine comme une « provocation occidentale ». Mais même s’il n’y avait eu aucun avertissement, la Russie est connue pour des encadrements très impressionnants de tout événement public, y compris des concerts de grande affluence, sans parler des meetings de l’opposition. Le périmètre est toujours sécurisé par des barrages gardés par des forces policières lourdement armées, et le passage par des détecteurs de métaux est obligatoire.
Cela nous amène à penser à la complicité des services russes dans cet attentat. Rappelons que le FSB a été fortement soupçonné d’avoir organisé les explosions d’immeubles à Moscou et dans deux autres villes en 1999 (près de 300 morts), qui ont servi de prétexte pour envahir la Tchétchénie rebelle. Rappelons aussi qu’un agent du FSB, Khanpach Terkibaev, a été infiltré au sein des terroristes qui ont fait une prise d’otages dans la salle de concert à Doubrovka, Moscou, en 2002, et qu’il a quitté le bâtiment avant l’assaut brutal des forces russes (130 morts dont 124 décédés à cause d’un gaz asphyxiant utilisé par ces forces). Ce ne sont pas les uniques exemples. Il semble donc plausible que les services russes aient été au courant de l’attentat en préparation et qu’ils aient laissé faire. Peut-être n’avaient-ils pas prévu l’ampleur du désastre à venir…
Quelle serait alors la finalité d’une telle opération ? On pense en premier lieu à une intensification de la guerre contre l’Ukraine. En effet, Sergueï Choïgou, ministre de la Défense, a déclaré juste l’avant-veille de l’attentat qu’il procéderait à la création de deux nouvelles armées et de quatorze divisions avant la fin de l’année. En effet, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a parlé pour la première fois d’une « guerre » et non d’une opération militaire spéciale. Et surtout, l’ordre a été donné aux médias russes par l’administration présidentielle de faire porter la responsabilité de l’attentat à l’Ukraine, sans pratiquement mentionner Daesh. Cependant, cette intensification avait déjà été programmée. Le pays est déjà mobilisé, son économie est déjà mise sur les rails de la guerre, la propagande bat déjà son plein.
En revanche, cette opération pourrait déclencher un durcissement encore plus grand du régime à l’intérieur du pays. Dans une lettre adressée par le président de la Douma à Poutine, en novembre 2023, et dont ont pu s’emparer des hackers ukrainiens, Viatcheslav Volodine propose un programme à réaliser grâce à l’adoption de plusieurs lois liberticides après la réélection programmée du président sortant. Sur le plan intérieur, il s’agit d’une « dé-occidentalisation » qui se traduirait par la nationalisation accrue de tous les secteurs de l’industrie d’extraction et de l’industrie lourde ; la « souverainisation » de la science et de la culture en mettant celles-là sous la tutelle de l’État ; le renforcement de la censure y compris à la télévision et sur Internet ; la « solution » du problème posé par des mouvements d’opposition et la cléricalisation modérée de la société. Sur cette lettre tapuscrite, Poutine a apposé sa signature avec la mention « Suis d’accord ».
Ce n’est donc pas un hasard que des voix officielles s’élèvent pour abolir le moratoire existant sur la peine de mort, y compris celle de l’ex-président Dmitri Medvedev appelant à pratiquer « peines de mort pour tous les terroristes et répressions contre leurs familles ». Et quand on sait que des dizaines d’opposants et d’intellectuels se trouvent sous le coup d’une accusation de « terrorisme » ou de « justification de terrorisme », comme la metteuse en scène Génia Berkovitch et la dramaturge Svetlana Petriïtchouk, la phrase de Volodine sur la « solution » du problème de l’opposition prend tout son sinistre sens : pour certains, il pourrait s’agir d’une « solution finale ».
Il y a encore un aspect dont personne n’a jusque-là discuté. La gravité de l’attentat terroriste range inévitablement Vladimir Poutine et la Russie qu’il dirige d’une main de fer du côté des victimes. Dans plusieurs médias, on a déjà parlé du Bataclan russe, on a déjà évoqué la nécessité de renforcer le front commun contre la menace terroriste. Seulement, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un régime terroriste qui lui-même inflige des dégâts gravissimes à l’Ukraine martyrisée, tue ses civils et vole ses enfants, et qui terrorise sa propre population. Il ne faut pas oublier non plus que la Russie de Poutine, de même que l’URSS, entretient des relations de confiance avec plusieurs organisations terroristes. Ainsi, elle reconnaît Daesh comme une structure terroriste, mais ne reconnaît pas comme telles le Hamas et le Hezbollah. Qui plus est, après la révolution syrienne de 2011, les forces de sécurité russes ont laissé partir pour la Syrie des milliers de Tchétchènes et autres musulmans radicalisés dont leurs agents infiltrés, afin de rejoindre les rangs de Daesh. Une force à laquelle l’armée russe s’est attaquée ultérieurement (d’où un motif de vengeance pour Daesh), mais qui n’était absolument pas sa cible première.
Les pays occidentaux doivent comprendre que la compassion pour les victimes ne doit pas signifier la complaisance envers le régime poutinien.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.