À Kharkiv, bombardements et bégonias

Desk Russie publie des extraits récents d’un journal de guerre que tient une célèbre blogueuse de Kharkiv, Anna Gin. Ces textes reflètent le courage extraordinaire des habitants de cette ville-martyr et attestent de leur amour pour leur ville, la deuxième en Ukraine après Kyïv. Située à 35 km seulement de la frontière russe, elle résiste à la barbarie poutinienne. 

Kharkiv, 22 mars 2024.

Bonjour, journal.

Je me suis réveillée aujourd’hui vers cinq heures du matin. La première explosion a été si puissante que j’ai eu l’impression d’être jetée hors du lit. Le doberman s’est immédiatement précipité dans la salle de bain, l’oiseau a battu bruyamment des ailes dans l’enclos. Et c’est ainsi que tout a commencé.

Étonnamment, mes animaux ne réagissent pas à des missiles uniques. L’agitation dans la maison ne commence que lorsque l’attaque est infernale. Ou, comme on dit, à grande échelle.    

Je me suis levée, j’ai allumé la hotte de la cuisine et j’ai fumé.

Deuxième, troisième, quatrième…

Pas de peur, pas de panique, pas même de haine. Juste le vide.

Pas de sentiments, juste des sensations — une onde de souffle qui me transperce le corps.

Quelque part à la cinquième fusée, la hotte a émis le dernier long bourdonnement. L’électricité s’est éteinte. J’ai vérifié les robinets — il n’y avait pas d’eau. Les radiateurs se sont refroidis en dix minutes.

Tous les messages de mon téléphone se sont figés à 5h07.

Six, sept, huit…

À douze, j’ai arrêté de compter.

Je me suis assise à côté d’Hector sur le sol de la baignoire et j’ai commencé à caresser son museau effrayé.

— Tout va bien, mon bébé, tout va bien, je suis là.

Je suis sortie sur le balcon. L’oiseau, nerveux, a commencé à s’arracher les plumes du poitrail.

— Tout va bien, ma fille, tout va bien, je suis avec toi.

Depuis la fenêtre du 17e étage, on aperçoit des flammes à l’horizon. On entend le sifflement des missiles et le crépitement des Shaheds [drones iraniens, NDLR].

Vers six heures du matin, tout semble se calmer. Je me mets au lit et rabats une couverture sur moi.

Il n’y a pas de connexion, pas d’eau, pas d’électricité. Je ne peux pas imaginer ce qui se passe en Ukraine. Je ne sais pas où les missiles ont atterri ni s’il y a des victimes.

Il est environ dix heures du matin, je suis allée me promener avec le chien. Les feux de circulation ne fonctionnent pas. Il y a des files d’attente aux stations-service. Il y a des files d’attente aux distributeurs de billets. J’ai vu une dizaine de personnes avec des valises qui montaient dans des voitures.

Il est maintenant cinq heures du soir. La situation n’a pas changé. Il n’y a ni électricité, ni eau, ni communication. Il me reste 17 % de charge. Le parc abandonné où nous promenons toujours le chien est très fréquenté. Des groupes, des familles avec des enfants. L’ambiance est déprimée, mais personne n’est paniqué ou hystérique.

Matin du 23 mars, le courant est rétabli ! Un grand salut à tous les services, aux employés, aux ingénieurs de l’électricité. Je vais lire les nouvelles. Le pire, ces jours-ci, c’est l’inconnu.

Mes amis, malheureusement, cela fait maintenant quatre jours que l’électricité est rallumée puis coupée en permanence, sans aucun horaire. Désolée, mais je ne suis plus branchée.

26 mars

Comment vit Kharkiv après l’attaque massive à la roquette de vendredi.

La plupart du temps dans l’obscurité.

Bien que je ne sois pas sûre que ce soit le cas pour toute la ville, on raconte qu’il y a des gens chanceux dans certains quartiers qui n’ont pas eu de coupures d’électricité, d’eau ou de communication.

C’est peut-être faux.

Comme la veille, j’ai de la chance : rien pendant huit heures. La civilisation s’allume et s’éteint de manière aléatoire, et il est impossible de deviner quand cela se produira. C’est particulièrement revigorant quand on est dans un ascenseur.

Dans le chat de l’immeuble, on nous déconseille soigneusement d’utiliser les ascenseurs en ce moment : « Vous allez rester coincé et c’est fini ! » C’est certainement écrit par les habitants des premiers étages, car ils n’ont aucune idée du véritable désastre que cela représente quand on vit au dix-septième et qu’on doit promener le chien trois fois par jour.

Je boite légèrement à cause des courbatures constantes. Si vous voyez des boiteux à Kharkiv, c’est nous — vos voisins des derniers étages qui jouissent de belles vues, bon sang.

Alors quand l’ascenseur fonctionne, je monte dedans. Et je prie.

Autre chose amusante. Lorsque la connexion Internet est coupée, une voiture de police sillonne les rues et annonce par le haut-parleur une alerte au raid aérien.

Les instructions sont strictes.

— Rendez-vous immédiatement dans l’abri le plus proche !

Une légende circule déjà dans notre quartier à propos d’une vieille dame qui aurait arrêté la voiture de police et demandé aux gars où se trouvait l’abri le plus proche.

Ils sont restés perplexes. Parce qu’il faut trente minutes pour aller à pied jusqu’au métro et qu’il n’y a rien d’autre à proximité.

Je ne suis pas en colère, je souris. J’aime ma ville.

Hier, je suis allée à l’animalerie pour acheter la nourriture de l’oiseau, il faisait nuit noire et des lucioles se déplaçaient dans l’obscurité. Ce sont des clients qui ont des lampes de poche. Et le vendeur est en train de guider : « À gauche pour les chats. Plus loin. Plus loin. Non, pas par là, là-bas c’est les hamsters ! »

C’est rigolo.

Ou peut-être qu’on est juste fatigués de pleurer.

P.S. Lorsque ce message paraîtra, cela signifiera que nous avons de nouveau la lumière. Pas la lumière, « l’électricité », car notre lumière ne s’éteint jamais.

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Kira, 6 ans, fabrique des pâtisseries pour les envoyer aux soldats sur la ligne de front // Page Facebook d’Anna Gin

3 avril

Aujourd’hui, je suis allée chez ma fleuriste préférée sur l’avenue des Héros de Kharkiv. Je pense que l’électricité sera coupée dans l’après-midi, alors je vais mettre de l’ordre sur le balcon : laver les vitres, enlever les fleurs et enfin repiquer les pousses, car les racines font déjà des kilomètres de long.

C’est le printemps. Quoi qu’il en soit.

La vendeuse me rejoint à la porte et me dit : « Oh, non, il est trop tôt pour sortir les bégonias sur le balcon, il va faire zéro ce soir. »

Et nous restons avec elle dans la pièce remplie de roses de jardin qui sentent incroyablement bon, et nous regardons la météo ensemble. La sirène hurle, nous nous regardons, nous nous dirigeons en silence vers le rayon des engrais, loin des fenêtres, et nous discutons de la sortie d’hibernation des dracaena.

Mon Dieu, comme j’aime ma ville.

Elle semble si grande, si immense, je n’ai jamais visité certains de ses quartiers. Mais elle est si petite.

Une grand-mère au marché m’a récemment dit : « La crème d’aujourd’hui est un peu aigre, pas comme celle que tu as prise l’autre fois. »

L’autre fois, c’était au début du mois de mars. Elle se souvient.

À la station-service où nous laissons la voiture lorsque nous allons au parc avec Hector, tous les employés savent quel type de cigarettes je fume et quel type de café j’aime. Ils saluent le doberman : « Notre bel homme est là ». Et ils courent lui caresser l’oreille. 

C’est ma ville.

Avec ses interjections spécifiques qui expriment toute la gamme des émotions existantes.

Avec ses bancs interminables qui, s’ils étaient vendus, permettraient d’acheter Monaco.

Avec sa légère arrogance.

« Pas le parc Chevtchenko, mais le jardin Chevtchenko » (l’homme roule des yeux).

Avec ses petits mots qui sont parfois mal compris, même dans la région voisine.

Kharkiv. C’est ma ville. Aujourd’hui, elle est paralysée, privée d’électricité et, dans certains endroits, d’eau. Des fenêtres recouvertes de contreplaqué, des barrages en béton, des visages renfrognés.

Ça fait mal.

Ces derniers jours, son nom n’a pas quitté les premières pages des médias : « une offensive se prépare », « essais de nouvelles bombes », « évacuez ».

Et hier, un fragment de l’émission télévisée des crapules du Kremlin : « Il faut balayer Kharkiv de la surface de la terre ! » Les mecs dans le studio hochent la tête en signe d’approbation.

Je n’ai pas peur, non, je suis dégoûté. C’est comme si un pédophile prononçait le nom de votre enfant.

Je planterai des bégonias la semaine prochaine. Je me fiche de vos « tentatives de déstabilisation et d’intimidation de la population ».

Allez vous faire foutre, vous n’aurez pas Kharkiv !

Traduit du russe et de l’ukrainien par Desk Russie. Lire la version originale.

Écrivaine, journaliste et blogueuse ukrainienne. Née à Kharkiv, psychologue de formation.

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