Effacer, rembobiner, répéter : la Russie a l’habitude de fabriquer de faux souvenirs

Après la chute du régime tsariste, la Géorgie, comme l’Ukraine, a connu une brève période d’indépendance nationale. Gouvernée par des sociaux-démocrates, elle avait sa propre Constitution, ses lois, son Parlement, etc. L’invasion du pays par l’Armée rouge, en 1921, a non seulement transformé la Géorgie en république soviétique au sein de l’URSS, mais a permis le contrôle des bolcheviks sur la mémoire nationale. Les mensonges et les falsifications de l’époque ont toujours cours aujourd’hui et entravent le processus de construction nationale.

En mai 1921, l’administration soviétique bolchévique de Géorgie se préparait à célébrer le jour de l’indépendance. Vous avez bien lu : les laquais du Kremlin qui ont envahi un pays souverain avec toute la force de l’Armée rouge, le pays dont ils avaient solennellement reconnu la souveraineté et les frontières un an auparavant, se préparaient à célébrer son indépendance. Cynisme ? Certainement. Calculs politiques? Certainement. Mais surtout, la pratique de déformer la vérité et de falsifier la mémoire, instaurée dès les premiers jours du pouvoir soviétique. Elle va se perfectionner dans les couloirs putrides de la Tchéka et du KGB pour devenir un instrument politique de domination et de blanchiment de crimes. La machine est toujours en marche dans la Russie de Poutine, et la toile de mensonges qu’elle tisse finit parfois par évoquer des images si absurdes qu’elles déroutent ses détracteurs les plus acharnés.

Les leçons tirées de la chute de l’éphémère mais dynamique République démocratique de Géorgie (1918-1921) ne sont pas une simple curiosité historique. Elles peuvent servir d’étude de cas en Russie, qui combine les crimes d’agression, les persécutions et les purges avec les instruments plus subtils mais non moins dommageables de la politique de la mémoire — ce qui peut être instructif alors que nous sommes tous aux prises avec l’agression actuelle de Moscou contre l’Ukraine.

Revenons donc à ce lugubre printemps 1921 à Tbilissi. L’Armée rouge a envahi le pays en février 1921 sous prétexte d’un soutien au « soulèvement ouvrier » dans la région limitrophe de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, déjà soviétisés — qu’elle s’est à peine efforcée de faire passer pour authentique. Deux bonnes raisons expliquent le caractère explicite de cette agression.

La première était interne : nous pouvons la trouver dans les propos de Filipp Makharadze, le leader des communistes géorgiens et le chef du « Comité révolutionnaire » juste après l’invasion. Fin 1921, il écrit dans un rapport interne que la situation du parti communiste géorgien au début de l’année 1921 était « désespérée ». En échange de la reconnaissance de l’indépendance du pays par la Russie bolchévique en 1920, le gouvernement de Tbilissi accepte de « légaliser » le parti communiste, mais Makharadze affirme que cette légalisation « était un piège ». Rapidement, la plupart des dirigeants communistes se retrouvent derrière les barreaux pour activités illicites. D’autres sont traqués par le contre-espionnage. Au début de l’année 1921, « le parti communiste de Géorgie a été entièrement décapité », écrit Makharadze, à tel point que « lorsque l’Armée rouge a attaqué, aucune cellule du parti [communiste], aucun membre du parti n’avait la moindre idée de son but ou de ses objectifs ».

L’autre raison est extérieure : en décembre 1920, la Société des Nations a rejeté la demande d’adhésion de la Géorgie à cet organisme international, précurseur des Nations Unies. La raison ? Le Temps a rendu compte de ce débat, qui est assez curieux vu d’aujourd’hui. Paris a justifié son opposition par la « question russe ». Le représentant français a fait valoir qu’étant donné que l’article 10 de la Société des Nations obligeait ses membres à défendre d’autres membres s’ils étaient menacés, protéger la Géorgie contre la Russie bolchévique « serait assez compliqué ». Lorsque les représentants britannique et norvégien (ce dernier n’est autre que Fridtjof Nansen) s’y opposent, le représentant allemand pose une question rhétorique : « Lequel d’entre vous est prêt à envoyer des troupes en Géorgie ? Lequel d’entre vous est prêt à envoyer une force d’expédition ? » Selon l’historien Beka Kobakhidze, la Géorgie a perdu son importance géopolitique une fois que les bolcheviks se sont emparés de Bakou et de ses gisements de pétrole. La décision de la Société des Nations n’a fait qu’officialiser ce fait. Le message a été entendu haut et fort à Moscou.

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L’artillerie de la Garde populaire de la RDG // Archive nationale géorgienne

L’invasion a donc eu lieu. Après un début de confusion et de désarroi, l’armée géorgienne retrouve son allant et prend position à l’entrée de Tbilissi, mettant même brièvement en déroute les envahisseurs les 18 et 19 février. Près de dix mille Géorgiens défendent la ville, dont 166 jeunes cadets de l’académie militaire (souvenez-vous d’eux, pour notre histoire), et quelque 40 000 militaires se battent dans tout le pays. Mais la force d’invasion est trop importante. Lorsque les troupes de la Turquie kémaliste envahissent le pays par le sud, la situation devient intenable. Le haut commandement militaire décide de quitter Tbilissi le 24 février. La résistance militaire aux bolcheviks prend officiellement fin en mars. L’Assemblée constituante se réunit une dernière fois pour transférer les pleins pouvoirs au gouvernement et ordonne à certains ministres de quitter le pays et de chercher du soutien à l’étranger.

Si les bolcheviks ont pris la capitale, leur situation reste précaire. Tout d’abord, ils n’ont que peu de partisans locaux. Si, dans d’autres pays (re)conquis, ils brandissent la bannière rouge de la libération des travailleurs des gouvernements nationalistes, les sociaux-démocrates qui sont au pouvoir en Géorgie sont de loin plus populaires que les bolcheviks. Le congrès du parti social-démocrate que les occupants autorisent le 10 avril 1921 résonne de critiques acerbes du régime et clame la volonté de lutter pour l’indépendance. Le pays a respiré à pleins poumons l’air de l’indépendance et ne veut pas s’en défaire.

« Nous devons admettre, écrit Makharadze au Kremlin, qu’au cours des trois ou quatre dernières années, les masses géorgiennes se sont habituées à l’indépendance de la Géorgie […]. Je dois dire que cette évolution était inattendue pour moi aussi, mais il était impossible de ne pas en tenir compte. » Voilà la raison de l’approche « douce » des bolcheviks au début de l’occupation et de la tentative de maintenir le faux-semblant de l’indépendance du pays. Mais Silibistro Jibladze, un vétéran social-démocrate qui a passé des années à échapper à la gendarmerie tsariste, n’est pas dupe. Il écrit à ses collègues émigrés en juin 1921 : « Le problème principal n’est pas [l’absence de] terreur physique, mais la terreur morale qui a déjà commencé et qui sera nécessairement suivie d’arrestations et d’autres types d’ennuis… »

Mais la majorité n’était pas aussi prévoyante. L’archiprêtre d’une église de Tbilissi, un « prêtre citoyen » comme il s’appelait lui-même, Nikita Talakvadze, a confié dans son journal : « Pendant plusieurs jours, après l’entrée de l’Armée rouge à Tbilissi, les habitants ont attendu avec crainte les exécutions, mais comme il n’y en a pas eu, la vie a repris son rythme habituel. » Même s’ils persécutaient les agents des services de renseignement, de l’armée et de la garde nationale, les nouveaux maîtres des lieux laissaient tranquilles les opposants politiques et les gens ordinaires. Un simple « changement de gouvernement » avaient eu lieu ; les nouveaux maîtres faisaient savoir que la vie continuait, tout comme l’indépendance de la Géorgie.

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Combattants géorgiens tués par l’Armée rouge lors de la prise de Tbilissi en février 2021 // Archive nationale géorgienne

Les communistes ont non seulement permis que les soldats géorgiens tombés au combat (y compris les cadets) soient enterrés avec les honneurs et accompagnés par de grandes foules en deuil dans l’enceinte de l’église centrale de Tbilissi, mais ils ont également pris des mesures en vue d’une réconciliation symbolique. Quarante-deux soldats géorgiens et russes tombés lors de l’une des dernières batailles du 4 mars ont été enterrés ensemble dans la capitale. Les bolcheviks géorgiens et les militaires russes ont parlé des « dernières victimes du menchévisme ». En mai, ils tentent de détourner la fête de l’indépendance.

Mais les Géorgiens n’en veulent pas. Le 26 mai 1921 est un désastre en termes de relations publiques pour les envahisseurs bolchéviques. La population boycotte les célébrations officielles à Tbilissi. Dans les provinces, des contre-manifestations sont organisées, les drapeaux de la Géorgie indépendante flottent et des orateurs dénoncent l’occupation. L’Armée rouge doit disperser ces rassemblements par la force. Il y a de nombreux blessés, plusieurs morts et des arrestations massives. La phase « douce » commence à s’estomper et la commémoration du 26 mai est interdite à partir de 1922 : l’indépendance de la Géorgie doit être oubliée.

Le voile de l’oubli

Il convient de résister à la tentation de présenter toutes les astuces de la Russie en matière de guerre de l’information comme faisant partie d’un grand dessein, du mouvement intentionnel d’un grand maître d’échecs. Il s’agit en grande partie d’improvisations, parfois nées d’âpres luttes politiques internes. Au fil des ans, des adaptations ont été apportées en raison des circonstances historiques. Toutefois, l’intention d’obscurcir et de modifier la mémoire historique a toujours été présente. Après tout, comme le dit le dicton populaire, l’Union soviétique était un « pays au passé imprévisible ».

Les éléments de la politique de désinformation mise en place par les bolcheviks, puis par l’URSS, sont bien connus. Leur première tâche était d’anticiper une rébellion de masse et de séparer ainsi les sociaux-démocrates de leur base de soutien. Ils ont accusé l’ancien gouvernement de : 

  • « Vendre le pays aux capitalistes occidentaux » — alors que la Russie soviétique l’a envahi ;
  • « Tenter de donner l’Adjarie à la Turquie » — alors que les troupes de la République démocratique de Géorgie, en fuite, ont gardé le contrôle de l’Adjarie et l’ont cédée au gouvernement bolchévique, et c’est la Russie soviétique qui a cédé deux districts sous contrôle géorgien à la Turquie dans le cadre du traité de Moscou puis du traité de Kars ;
  • « Commencer la guerre avec la Russie (soviétique) et sacrifier inutilement les “garçons géorgiens” », alors que c’est la Russie bolchévique qui a lancé l’agression ;
  • « Tenter d’amener des troupes étrangères (occidentales) en Géorgie » — ce qui n’était même pas une option possible à l’époque ;
  • « Voler le trésor national » — qui a effectivement été emporté par le gouvernement en exil, mais qui a ensuite été restitué avec une liste détaillée d’objets culturels. Seuls des fonds de trésorerie limités ont été gardés (et c’est tout à fait logique) pour financer la représentation du gouvernement en exil.

Il est évident que certains de ces messages s’adressaient aux « ouvriers et paysans » — une base essentielle pour tous les partis à l’époque, que les bolcheviks tentaient en vain d’arracher aux sociaux-démocrates. Mais il est intéressant de noter que les communistes ont également nourri le sentiment nationaliste, en essayant de se positionner, à la différence de leurs prédécesseurs sociaux-démocrates, comme les véritables défenseurs des intérêts de la Géorgie.

« Nous devions montrer aux masses que nous étions partisans de l’indépendance. Or il était impossible de parler de l’indépendance et de la nier ou de la détruire par des actes », écrit Makharadze. « Oui, il s’agissait d’une concession au sentiment nationaliste des masses, mais pas d’une concession essentielle », poursuit-il, affirmant que cette concession était nécessaire pour que les bolcheviks puissent priver leurs adversaires de leur « carte maîtresse » .

Une combinaison des deux messages a été utilisée pour cajoler et corrompre les quelques éléments restants de l’ancien système démocratique, à savoir les partis politiques de gauche qui s’opposaient aux sociaux-démocrates. Ainsi, les sociaux-fédéralistes et les socialistes-révolutionnaires, relativement marginaux sous le gouvernement précédent, se sont très tôt rangés du côté des nouveaux maîtres et ont contribué à la diffusion et à la prolifération des arguments des bolcheviks.

Si la défection de ces partis a contribué à créer la confusion au cours de la première année d’occupation, leurs services ne seront bientôt plus nécessaires. Le fiasco du 26 mai 1921 entraîne un durcissement du régime. Les partis politiques en place et leurs journaux sont fermés. Malgré les objections de communistes géorgiens chevronnés — Makharadze, Budu Mdivani et d’autres — le Kremlin ordonne l’éradication des signes formels de l’indépendance. En 1922, la République socialiste soviétique de Géorgie est devenue une partie de la République socialiste soviétique fédérale de Transcaucasie et, sous cette forme, a rejoint l’URSS nouvellement fondée. Les protestations des bolcheviks géorgiens n’ont pas été oubliées : à la fin des années 1920, la plupart d’entre eux ont été accusés de « penchants nationalistes », écartés des postes de direction, puis exécutés lors des purges staliniennes de 1937-1938.

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Le socialiste français Pierre Renaudel prend la parole à un rassemblement à Tchiatoura, en septembre 1920 // photomuseum.org.ge

De la calomnie au ridicule

Alors qu’ils venaient de s’installer, écrit l’historien David Khvadagiani, les bolcheviks de Tbilissi craignaient une insurrection menée par les sociaux-démocrates évincés. Nombre d’entre eux restaient dans le pays et avaient des partisans fidèles. La propagande initiale les décrivait comme des gens vicieux et meurtriers, déterminés à déclencher la guerre impérialiste. Le film de propagande Leur royaume, qui sort sur les écrans en 1928, manipule des images d’archives et les émaille de citations de l’aréopage du parti communiste pour faire passer ce message.

Cependant, l’insurrection armée contre les bolcheviks, qui a débuté fin août 1924 sous la direction politique du comité interpartis de la République démocratique de Géorgie, échoua. Une répression cruelle s’ensuivit, et des centaines de personnes furent tuées, pendant et après l’insurrection. Des prisonniers politiques et des officiers de l’armée géorgienne furent exécutés. En 1921, le règne de la terreur n’avait été que reporté et non évité.

L’ennemi étant décimé, le ton de la propagande passe de la médisance à la dérision. Un film de 1934, La dernière mascarade, présente les sociaux-démocrates comme des infortunés bouffons. Les récriminations mutuelles qui ont suivi l’échec de l’insurrection ont touché les partis rivaux de l’émigration, notamment les sociaux-démocrates et les nationaux-démocrates. La Tchéka était là pour exploiter ce combat au vitriol.

En 1925, curieusement, la censure soviétique autorise la publication des mémoires de Zourab Avalishvili, ancien diplomate de la République démocratique géorgienne (RDG) et l’un des fondateurs du parti national-démocrate. Il se montre particulièrement cinglant à l’égard du gouvernement social-démocrate, affirmant que son règne était « une période préparatoire au triomphe de la dictature soviétique […] orientée vers Moscou et non vers l’Occident ». Les censeurs ont également autorisé la publication des mémoires de 1927 du général Guiorgui Mazniachvili, qui est retourné en Géorgie soviétique et s’est même enrôlé dans l’armée. Ces mémoires sont truffées d’erreurs factuelles et elles critiquent férocement le gouvernement social-démocrate. Le parti pensait pouvoir gérer et même utiliser les tendances nationalistes latentes pour contrôler la population.

Mais l’évolution la plus tragique s’est produite par la suite. Les années 1930 ont été marquées par les purges et la décimation de l’ensemble de la classe politique. Les personnes qui avaient des souvenirs personnels et des expériences de la RDG ont disparu. Il est important de noter que leurs opposants, les bolcheviks géorgiens, ont également disparu, victimes de l’ire de Staline. Ce qui était de la propagande dans les années 1920 est devenu une hérésie proscrite à la fin des années 1930. S’ensuivit la catastrophe de la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale), la mort et la destruction. Bien que la Géorgie ait été largement épargnée par les actions militaires sur son sol, les recrues géorgiennes (au cours de la première année de la guerre, il existait encore des divisions « nationales » de l’armée) ont subi des pertes particulièrement lourdes, quand on les envoya à la rescousse désespérée de l’Armée rouge en déroute en Ukraine. Le lourd rideau de l’oubli s’était abattu sur des mémoires déjà altérées.

« La découverte »

Vers la fin des années 1970 et dans les années 1980, il y eut un réveil des idées et des mouvements indépendantistes en Géorgie. Ceux-ci cherchèrent à découvrir la vérité sur la brève période de l’indépendance nationale. Que trouvèrent-ils ? Qu’y avait-il donc d’encore accessible, avec un peu d’effort ? Eh bien, ces publications soviétiques des années 1920 qui, comme nous l’avons vu, avaient déjà été infectées par des mensonges de propagande.

Les nouveaux militants anti-soviétiques ont découvert une mémoire frelatée. Puisque c’était interdit, c’était forcément vrai, pensaient-ils. De surcroît, ce nouveau mouvement était fortement nationaliste. Ils ont trouvé une parenté émotionnelle et intellectuelle avec les nationaux-démocrates et non avec le gouvernement social-démocrate de 1918-1921. Quant aux sociaux-démocrates, la haine de tout ce qui est socialiste avait profondément pénétré le mouvement dissident, et ce pour de bonnes raisons. Il était difficile pour le nouveau mouvement nationaliste de considérer la pensée des socialistes géorgiens des années 1910 et 1920 comme authentique, et il était encore plus difficile de croire que l’adhésion populaire à ces idées était répandue et authentique.

Ainsi, dans les années 1980, ces récits de propagande — souvenons-nous que la classe politique a été ridiculisée et dénigrée de manière cynique dans les films des années 1930 ! —, à savoir que les mencheviks ont fui le pays sans se battre, et que le gouvernement de la RDG a volé le trésor national, refont surface. En outre, ces récits ont acquis une crédibilité d’autant plus grande que nombre de leurs auteurs ont été purgés en 1937, ce qui les a en quelque sorte « réhabilités » de leurs anciens péchés contre la vérité et la raison. 

Souvenons-nous de ces cadets qui sont tombés en défendant Tbilissi ! Ils étaient 166 à se battre héroïquement contre les envahisseurs russes dans les villages de Kojori et Tabakhmela. Neuf d’entre eux sont tombés sur le champ de bataille. Dans une surprenante distorsion d’échelle et de proportion, c’est leur sacrifice qui est commémoré chaque année en février, alors que les politiciens oublient même de nommer les autres soldats tombés au champ d’honneur. Pourquoi ? D’une part, la mort de ces jeunes dans la fleur de l’âge a déjà marqué les esprits. Mais, d’une manière plus sinistre, la propagande bolchévique voulait que l’on ne se souvienne que des cadets, victimes de la résistance déraisonnable des sociaux-démocrates, comme des « enfants envoyés à la mort ». Il est évident que le souvenir d’une armée régulière géorgienne ayant résisté à l’occupation était bien plus dangereux à conserver.

Et c’est ainsi qu’elle continue. Tout chercheur occidental ou homme politique actuel touche à l’historiographie soviétique à ses risques et périls. Car ce n’est pas l’histoire qui y est consignée, mais une sédimentation de récits de propagande, collés les uns aux autres comme les parchemins calcinés d’Herculanum. Et il en sera ainsi tant que les portes des archives du KGB ne seront pas ouvertes. En attendant, nous devons nous souvenir : La Russie tue, mais pas seulement des gens. Elle tue les mémoires et, pire encore, elle les dénature d’une manière qui peut empoisonner notre présent.

L’auteur souhaite remercier David Khvadagiani, Irakli Iremadze, Beka Kobakhidze et Dimitri Silakadze pour leurs recherches novatrices et leurs efforts incessants pour faire revivre la mémoire de la République démocratique de Géorgie. Sans leur travail, cet article aurait été impossible.

Traduit de l’anglais par Desk Russie. 

La rédaction remercie Geopolitics, une nouvelle revue en ligne consacrée à la Géorgie, pour son autorisation de reproduire ses papiers en français. Version originale.

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Jaba Devdariani est cofondateur (en 2001) et rédacteur en chef de Civil.ge, le magazine d'information et d'analyse de la Géorgie. Il a travaillé comme fonctionnaire international en Bosnie-Herzégovine et en Serbie de 2003 à 2011 et consulte les gouvernements et les institutions internationales sur la gestion des risques et la résolution des conflits. Il est diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy.

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