Le retard dans le vote du Congrès américain sur une nouvelle tranche d’aide à l’Ukraine se paie très cher en Ukraine et sur la scène internationale. Ce retard ayant permis à la Russie de se renforcer, la guerre sera encore longue et coûteuse. Coûteuse en aide militaire et économique pour les Occidentaux, coûteuse en vies humaines pour les Ukrainiens. Et pendant ce temps-là, il faudra résister au chant des sirènes de la négociation.
Il aura fallu sept mois au Congrès américain pour voter le nouveau paquet d’aide à l’Ukraine, d’un montant de 61 milliards de dollars. Sept mois pendant lesquels un homme non élu, Donald Trump, se sera opposé à la volonté de la majorité des congressmen, par l’intermédiaire du speaker de la chambre des représentants, Mike Johnson, qui bloquait l’agenda du projet de loi. Sept mois qui ont permis à l’agresseur russe de reprendre l’initiative sur le terrain. Sept mois au bout desquels les Ukrainiens se sont retrouvés à court d’obus d’artillerie indispensables pour briser les offensives russes au sol, à court de défense antiaérienne pour protéger leurs villes, leurs infrastructures énergétiques et logistiques, leurs lignes de défense, tandis que l’aviation russe pouvait opérer à moindre risque et faire usage de redoutables bombes planantes qui font des dégâts considérables à relativement peu de frais.
On peut bien sûr se réjouir de la décision américaine qui va permettre de commencer à rééquilibrer le rapport de force sur le terrain. Mais il faut aussi, lucidement, faire le compte des dégâts occasionnés par ce retard. Les Ukrainiens le paient d’un prix considérable. L’opportunité offerte par ce long « trou d’air » de l’aide occidentale n’a pas échappé à Moscou qui a produit un effort considérable sur le terrain et qui peut encore compter sur de longues semaines avant que l’effet de la décision américaine se fasse pleinement sentir, même si les premières livraisons ne vont pas traîner. D’ici là, et d’ici l’arrivée des premiers avions F-16, faisant si cruellement défaut à l’Ukraine qui les avait demandés dès le début de la guerre il y a plus de deux ans, le Kremlin peut encore espérer faire la différence. Il a l’occasion d’infliger aux Ukrainiens des pertes très significatives, voire irrémédiables, pour contraindre Kyïv à négocier à la fin de l’année ou au début de l’année prochaine, en position de faiblesse, surtout si Donald Trump l’emporte en novembre prochain. Ne nous y trompons pas : en matière de négociations, Vladimir Poutine et son clan n’attendent rien d’autre qu’une capitulation ukrainienne et ils feront tout ce qu’ils pourront pour y parvenir.
Un retard lourd de conséquences
Les conséquences de ce retard de sept mois sont visibles : des avancées russes qui ne se comptent plus en dizaines ou en centaines de mètres, mais en kilomètres ; la localité de Tchassiv Yar, qui joue le rôle de verrou protégeant les villes stratégiques de Kramatorsk et Sloviansk, très menacée d’être prise ; les bombardements incessants sur Kharkiv et les infrastructures vitales du pays ; d’autres villes encore sous les feux russes… Volodymyr Zelensky n’a pas caché à quel point la situation devenait problématique, et contrairement à ses déclarations constantes depuis le début de la guerre, il a évoqué la possibilité d’une défaite.
Certes, on peut penser que le président ukrainien a délibérément dramatisé la situation pour convaincre les Républicains américains qui bloquaient le vote de l’aide à la Chambre des Représentants et pour pousser les Européens à intensifier encore leur soutien et leurs efforts en vue d’augmenter significativement leur production d’armes. L’Ukraine n’est pas exactement au bord de l’effondrement. Cependant, cet aveu de faiblesse a lui-même de lourds effets négatifs sur le moral ukrainien, notamment au moment où il faut relancer la mobilisation pour mettre sur le terrain suffisamment de soldats afin de stopper l’offensive russe.
La démoralisation de la société ukrainienne reste un des objectifs poursuivis par le Kremlin. Les bombes qui s’abattent sur Kharkiv, mais aussi sur Odessa, en attestent. À Moscou, on n’oublie pas que ces deux villes très largement russophones ont massivement voté pour l’indépendance en 1991, qu’elles ont résisté en 2014 aux tentatives russes d’y déclencher des soulèvements comparables à ceux de Donetsk et Louhansk ni, enfin, alors qu’elles semblaient prenables en février 2022, qu’elles sont aujourd’hui toujours libres et ukrainiennes, après que l’offensive russe a été repoussée à Kharkiv et tenue à distance d’Odessa par la résistance héroïque de Mykolaïv. Par conséquent, rendre invivable l’existence des habitants de ces deux villes en espérant qu’elles finissent par se vider de leur population est désormais l’un des objectifs russes. D’un côté, si l’on en croit Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, faire tomber la deuxième ville ukrainienne comme un fruit mûr permettrait de créer une « zone de sécurité » qui pourrait mettre les régions de Belgorod et Briansk hors de portée de l’artillerie ukrainienne et des incursions des groupes russes rebelles à Moscou. Cependant, les dégâts portés en Russie par les drones ukrainiens, sur des raffineries, des structures énergétiques ou des bases militaires, montrent les limites de cette « zone de sécurité ». De l’autre, parvenir à étouffer le port d’Odessa, ce serait asphyxier en partie l’économie ukrainienne. Ce que la marine du Kremlin, mise en échec par les drones navals et les missiles ukrainiens, n’a pas pu faire, les bombes russes pourraient y parvenir en raison de la pénurie actuelle de moyens de défense sol-air côté ukrainien. Pour contrer cette stratégie, il va falloir attendre l’arrivée de nouveaux systèmes de protection antiaérienne et de nouvelles munitions.
Chacun sait que l’agression russe ne peut être stoppée sans l’aide américaine. La montée en puissance des Européens n’est certes pas négligeable, mais elle n’atteindra que dans de longs mois, plus d’une année sans aucun doute, un niveau suffisant pour dissuader Moscou d’aller plus loin. Les Ukrainiens et leurs soutiens enragent donc d’avoir dû attendre que Donald Trump ne fasse plus obstacle au vote de l’aide américaine. Si ce retard a mis l’Ukraine en situation de faiblesse, il a aussi donné à Moscou non seulement une « fenêtre de tir » pour repartir à l’offensive, mais du temps pour redéployer sa base industrielle et technologique de défense. Par ailleurs, il a donné du grain à moudre au travail géopolitique de la Russie et de la Chine pour fédérer le « Sud global » dans leur opposition à « l’hégémonie américaine ». L’interconnexion des conflits en cours est patente et les signes de faiblesse des Occidentaux en Ukraine sont inévitablement interprétés sur les différents terrains d’affrontement comme un encouragement pour nos adversaires, et comme un sujet d’inquiétude et parfois de défiance pour nos partenaires. À l’inverse, les signes de fermeté, comme on vient de le voir face à la salve de drones et de missiles tirée il y a quelques jours par l’Iran en direction d’Israël, sont de nature à limiter les ambitions déstabilisatrices de ceux qui tirent profit du chaos.
La peur d’une catastrophe
Si elle vient tard, trop tard, cette décision était prévisible et inévitable. Les États-Unis ne peuvent pas se permettre de voir l’Ukraine tomber aux mains de Moscou. Leur crédibilité internationale en serait profondément affectée, en particulier dans la zone Asie-Pacifique, déterminante pour eux. La Chine s’en trouverait considérablement renforcée et l’avenir de Taïwan s’assombrirait tout autant.
Candidat à la présidence des États-Unis, Trump n’aurait aucune chance de l’emporter s’il apparaissait responsable d’un tel fiasco. La prolongation du déséquilibre en défaveur de Kyïv n’était pas un risque qu’il pouvait courir. Une partie des Républicains ne le lui aurait pas pardonné. Or l’élection présidentielle américaine se joue à peu de voix dans quelques États qui peuvent basculer d’un camp à l’autre. Trump sait parfaitement qu’il ne pourra pas revenir à la Maison-Blanche si une frange du Grand Old Party lui fait défection. Mike Johnson, qui fut pourtant l’un de ses fidèles, a d’ailleurs donné une indication significative de cette menace en présentant sa décision de mettre enfin au vote l’aide à l’Ukraine, à Israël et Taïwan, non pas comme un acte de fidélité à l’ancien locataire de la Maison-Blanche — dont il a obtenu une molle approbation — mais comme un geste qu’il inscrivait dans la lignée de la vision de Ronald Reagan — « America is back » (l’Amérique est de retour) —, c’est-à-dire dans une tradition républicaine bien différente de celle du complotisme et de l’isolationnisme des MAGA [Make America Great Again, NDLR].
Se pourrait-il qu’une partie des Républicains — celle qui avait désavoué l’assaut contre le Capitole avant de faire bloc avec Trump, par peur d’être marginalisée par sa vindicte — commence à comprendre vers quel effondrement lui et ses sectateurs peuvent les emmener ? Se pourrait-il qu’elle craigne désormais plus de sombrer avec eux que de courir le risque d’une bataille politique interne pour s’en débarrasser et ouvrir la voie à un retour de l’Amérique à la raison ? Ce serait une bonne nouvelle, mais elle est loin d’être confirmée. En effet, grâce à sa base MAGA dans l’opinion publique, chauffée à blanc par ses discours incendiaires et ses « vérités alternatives », Trump conserve un sérieux pouvoir de nuisance contre les Républicains qui voudraient s’opposer à lui.
C’est en tout cas la perspective d’une catastrophe en Ukraine qui a emporté la décision. Cette éventualité dramatique n’a toutefois pas convaincu le chancelier allemand Olaf Scholz et les députés du Bundestag de la nécessité de livrer à Kyïv les missiles Taurus qui permettraient de mettre pour longtemps hors service le pont de Kertch. Peut-être l’engagement américain poussera-t-il Berlin à reconsidérer sa position « prudente ». Cependant, c’est cette perspective et celle de voir ensuite le conflit s’étendre du côté des pays baltes et de la Pologne (membres de l’OTAN) ou de la Moldavie qui a poussé Emmanuel Macron à dire, il y a quelques semaines, quitte à choquer nos partenaires européens, que rien ne devait être exclu, pas même l’envoi de « troupes au sol ». C’est elle qui a convaincu les Européens de changer de braquet en matière de budget militaire et d’industrie d’armement. C’est elle encore qui explique l’annonce à Varsovie, par le premier ministre britannique Rishi Sunak d’une nouvelle aide de 500 millions de livres, et d’une augmentation des dépenses militaires de son pays jusqu’à 2,5 % du PIB. Il y a encore loin d’ici la mise sur pied d’une véritable Europe de la défense, mais un premier pas est engagé. Surtout, la page est tournée de la vieille idée selon laquelle les échanges commerciaux suffiraient à assurer la paix, la raison économique étant supposée adoucir les passions belliqueuses. L’heure n’est plus au « doux commerce », mais à la reconnaissance de la nécessité de ne pas négliger les rapports de force.
De nouveaux efforts seront nécessaires
On ne peut qu’approuver cette prise de conscience, mais depuis le début du conflit, on en revient toujours au même leitmotiv : « Trop peu, trop tard ! » Ce retard se paie très lourdement, immédiatement, en vies humaines ukrainiennes. Mais il se paiera demain par la prolongation du conflit pendant de trop longs mois : tant que ceux qui tiennent le pouvoir à Moscou ne seront pas convaincus que la défaite est la seule issue de l’aventure lancée par Poutine, le conflit durera. Il faudra payer plus cher pour renverser définitivement la donne actuelle.
Le temps passant, la Russie augmente son effort de guerre, et même si elle avance vers le point de rupture de la « supportabilité » de cet effort par son économie et par la société, elle a encore de la marge devant elle. Cela signifie que, tant que l’on restera dans une logique de guerre d’attrition, les Occidentaux devront mobiliser de nouveaux moyens et que les Ukrainiens continueront de mourir sur le front ou sous les bombes dans les villes. Et pendant ce temps-là, il faudra résister au chant des sirènes de la négociation. On les entend de nouveau donner de la voix en direction de ceux qui ne veulent toujours pas croire que le pire est possible et qui rêvent d’accommodement avec le diable, pourvu qu’il revête un costume d’enfant de chœur. Joe Biden vient s’inscrire en faux contre cette perspective, en signant la loi sur l’aide à l’Ukraine : les Ukrainiens, a-t-il dit, se battent pour gagner. Ajoutons : ils ne se battent pas seulement pour limiter les avancées russes sur leurs territoires. Ne soyons pas moins ambitieux et courageux qu’eux.
Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.