Des documentaristes ukrainiens ont réalisé un film sur les ravers bénévoles ukrainiens, une communauté informelle dont les membres dégagent les décombres de maisons ravagées par la guerre au son de la musique électronique. Ravers, DJ, musiciens et organisateurs de soirées : la communauté créative ukrainienne a trouvé un nouveau moyen d’aider le pays et de s’aider elle-même. Le film Rave Toloka est sorti sur la plateforme gratuite Votvot.
Current Time s’est entretenu avec les créateurs de ce film et ses protagonistes sur la façon dont la techno et le bénévolat sont combinés, et sur la manière dont cette aide est apportée dans les villes et villages touchés.
Qu’est-ce qu’une toloka ?
Une toloka est une coutume ancienne qui rassemble les gens pour résoudre un problème ou une tâche commune. Dans les villages, les toloka étaient organisées pour les travaux urgents et de grande envergure : récolte, abattage de bois. Mais aussi pour réaliser de grands travaux publics : construction d’une route, d’une école, d’une église ou d’un hôpital.
La toloka est considérée comme une tradition balto-slave. Pendant la toloka, les gens travaillaient volontairement et gratuitement. Celui qui recevait de l’aide donnait une récompense aux ouvriers. La toloka se terminait généralement par une célébration folklorique avec des danses et des chants.
Lors de l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, la communauté créative ukrainienne a décidé de se tourner vers cette tradition. Un nouveau type de bénévolat a commencé à émerger des décombres de la vie paisible passée : les gens dansaient tout en faisant face aux conséquences des bombardements.
Alexandre Koutchinsky est le directeur créatif de l’initiative bénévole Repair Together (Réparer ensemble) et l’un des héros du film Rave Toloka. Selon lui, cette forme d’aide inhabituelle est apparue sans qu’on s’y attende.
« L’idée est apparue spontanément. Nous avions déjà réalisé plusieurs toloka de ce type, en rassemblant un groupe de personnes à Kyïv et en nous rendant dans un village pour y trier les décombres. Et puis, à la fin de la journée, il s’est avéré que nous avions toujours une sorte de programme culturel. Quelqu’un jouait de la guitare, quelqu’un chantait, il y avait même du stand-up. Nous nous sommes alors rendu compte qu’il s’agissait d’une excellente combinaison. Le bénévolat et la culture. À un moment donné, nous avons eu l’idée de créer un format de ce type : nettoyer les décombres pendant que les musiciens jouent de la musique électronique et chantent. C’est une expérience qui a réussi. »
Progressivement, la guerre a transformé tout travail créatif en un travail socialement chargé. La musique est devenue une déclaration anti-guerre, et les fêtes de jour permettent désormais de collecter des fonds pour les militaires ou les civils touchés par la guerre. La toloka fonctionne également comme une thérapie : en aidant les autres, on s’aide soi-même.
Repair together
« Repair Together, c’est plus que du bénévolat. C’est un mode de vie », peut-on lire sur le site officiel de l’organisation. Repair Together a pour mission de recruter des volontaires pour reconstruire les villages dévastés. En collaboration avec les habitants, les autorités, les ONG et les volontaires d’Ukraine et d’autres pays du monde, elle fait de son mieux pour que les localités libérées de l’occupant russe retrouvent une vie normale.
« Notre organisation participe à diverses activités de volontariat, du déblaiement des décombres à la construction de maisons. Les toloka représentent 5 % de l’ensemble de ces activités. Nous les faisons une ou deux fois par an, plutôt comme une sorte de déclaration artistique. Le reste du temps, nous sommes occupés à recruter des bénévoles, à construire et à essayer de ne pas nous arrêter là », commente Alexandre Koutchinsky.
Les créateurs de Repair Together ne cessent de proposer différentes initiatives utiles. Par exemple, en 2022, le projet Winter is Coming a été lancé : des leaders d’opinion prenaient chacun sous son patronage une maison détruite ou endommagée, collectant des fonds pour sa restauration. Repair Together travaille également avec les entreprises : en 2022, Lenovo a fait don d’une partie de ses ventes d’ordinateurs portables à l’organisation.
À la question qui se pose inévitablement de savoir s’il est approprié de combiner une activité aussi sérieuse avec la danse, Alexandre Koutchinsky répond comme suit :
« Les gens se laissent emporter. Si vous leur donnez toute liberté de s’amuser, ils commencent immédiatement à oublier tout ce qui les entoure, à aller dans des clubs, des restaurants. Et, en principe, c’est OK, l’économie doit fonctionner, les gens doivent vivre leur vie aussi longtemps que possible, mais d’un autre côté, cela leur fait oublier la chose la plus importante : que nous sommes tous en guerre maintenant, nous devons tous nous aider les uns les autres. Mais si vous ne vous amusez pas, tôt ou tard, vous deviendrez dingue. Il faut un équilibre : un peu de ceci et un peu de cela. »
Rave Toloka
L’équipe créative de Starlight Doc a travaillé sur le film Rave Toloka. Le tournage a eu lieu dans la région de Tchernihiv, à Kyïv et à Berlin.
« Avec le début de l’invasion à grande échelle en Ukraine, la tendance au bénévolat et à la charité s’est fortement développée. Et absolument tout le monde s’y est mis. Pour des raisons évidentes. C’est un moyen facile et abordable de faire quelque chose, de vivre d’une manière ou d’une autre, lorsque vous vous sentez perdu et désemparé. Et en même temps, dans ce grand flux d’initiatives bénévoles et caritatives, le format des raves-toloka a été comme une bouffée d’air frais », explique Tatiana Grebenik, productrice créative générale de Starlight Doc, autrice de l’idée et du scénario du film.
« Les raves-toloka sont quelque chose d’original, de nouveau. Quelque chose qui non seulement n’existait pas en Ukraine, mais qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Nous avons décidé d’en faire un film, de l’inscrire dans l’histoire et de le montrer au monde entier. C’est un exemple de bénévolat avec des notes très personnelles. Lorsqu’une personne se permet d’emporter dans sa nouvelle vie de volontaire un bagage contenant quelque chose qu’elle aimait et qu’elle semblait avoir déjà perdu, comme la musique, cela peut paraître déplacé. Or cette combinaison d’amusement et de travail vous permet de donner un exutoire à vos émotions et en même temps d’aider votre pays, votre peuple. »
La co-scénariste et monteuse Anna Soukhetskaïa, ainsi que les équipes de réalisation et de tournage, se sont rendues à une toloka en tant que bénévoles. Cela a permis à l’équipe de vivre toute l’expérience avec les personnages du film. Coude à coude avec d’autres volontaires, ils ont démonté les décombres sous la techno, dormi la nuit dans le gymnase d’une école de village, et sont repartis le matin pour le travail.
« Au début, nous pensions que nous allions filmer non seulement le volontariat, mais aussi le conflit générationnel et l’acceptation de l’autre face à un traumatisme commun. D’un côté des villageois, de l’autre, des jeunes citadins vêtus de couleurs vives. On pensait qu’il s’agissait de deux mondes différents et que leur confrontation ferait naître une étincelle dramaturgique. Mais en fait, à cause de la guerre et du choc qu’elle a provoqué, les gens se sont acceptés très librement les uns les autres. En fin de compte, on est passé d’un film sur le conflit générationnel à un film sur la santé mentale. Sur la façon de se laisser vivre, de combiner l’incongru, d’intégrer une partie de son âme, de sa vie passée, de son “moi” dans ce que l’on fait aujourd’hui. En d’autres termes, trouver une nouvelle voie, mais dans son propre style », commente Tatiana Grebenik.
Rave Toloka a créé une réaction en chaîne de volontariat créatif. Après tout, une organisation, même très active, ne peut pas couvrir tout le pays. Repair Together a travaillé dans la région de Tchernihiv, et certains volontaires ont fini par partir afin d’organiser des événements similaires dans d’autres régions.
Le groupe de bénévoles Yurba, fondé par Oksana Gouz, une autre héroïne de Rave Toloka, a commencé par démanteler des maisons endommagées par la guerre dans la région de Kyïv, avant de lancer diverses initiatives dans toute l’Ukraine. Par exemple, des bénévoles ont nettoyé les décombres d’une maison de la culture dans une ville libérée de la région de Kherson et ont collecté des livres dans toute l’Ukraine pour reconstruire la bibliothèque locale.
L’un des projets les plus brillants de Yurba s’intitule « Deokkoupaï » (Désoccupe !). Les volontaires de l’organisation ont récolté des raisins qui ont poussé pendant l’occupation et en ont fait du vin. Le célèbre artiste ukrainien de street art Gamlet Zinkivskyi a participé à la conception des étiquettes de bouteilles. Chaque bouteille de ce vin unique est devenue un lot dans une vente de charité. Le produit des ventes devrait être reversé au centre de réhabilitation qui s’occupe des prothèses pour les victimes militaires et civiles de la guerre.
« En ce moment, les personnages du film font tous du bénévolat. C’est devenu leur principale activité. Et, comme ils le disent, ils y ont trouvé un nouveau sens à leur vie et ne veulent plus revenir à leurs activités passées. Lorsque la guerre a éclaté, de nombreuses personnes se sont figées sous l’effet du choc, de la douleur et de l’incertitude. Il leur semblait que la vie passée était terminée, mais ils avaient du mal à percevoir la nouvelle réalité. Au fil du temps, en comprenant qu’il suffit d’être utile, qu’il faut s’entraider, de nombreuses personnes ont réussi à sortir de l’état de choc. Cette énergie nous fait toujours avancer en tant qu’individus et en tant que pays dans son ensemble », déclare Tatiana Grebenik.
Traduit du russe par Desk Russie. Version originale.
Current Time est un média de langue russe lancé en 2014 par les organisations
américaines Radio Free Europe/Radio Liberty et Voice of America.