La philosophe Yulia Sineokaya, membre de l’Académie des sciences de Russie, a quitté le pays après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. Elle a rassemblé autour d’elle des dizaines de collègues pour réfléchir au sens profond de cette guerre, à l’idéologie du régime russe qui essaie d’élaborer sa propre vision du monde, et aux changements sociétaux à l’œuvre. Dans cet entretien, elle parle de l’état de la science en Russie, des figures odieuses comme Alexandre Zinoviev et Alexandre Douguine, du rôle de la philosophie dans notre monde.
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Dans quelles circonstances avez-vous déménagé à Paris ?
Je suis arrivée à Paris le 11 février 2022, après avoir pris un congé de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie. En fait, je suis venue pour de bon. Mon arrivée était liée à la maladie de mon mari, qui est décédé le 7 mars… Après les funérailles, je suis allée deux fois brièvement à Moscou. Depuis octobre 2022, je n’y suis plus retournée. Pendant un certain temps, j’ai été en congé sans solde à l’Institut de philosophie, tout en continuant à exercer à distance ma fonction de directrice adjointe et celle de chef de la section Histoire de la philosophie occidentale. En juin 2023, j’ai été licenciée. Ma décision de ne pas retourner en Russie a été motivée par mon rejet de la guerre déclenchée par le Kremlin contre l’Ukraine.
Vos collègues ont-ils été nombreux à suivre votre exemple ?
Non, pas vraiment. Mais si nous parlons de qualité, de professionnalisme, il n’y a pratiquement pas de chercheurs médiocres parmi ceux qui sont partis. Il s’agit pour la plupart de jeunes chercheurs brillamment formés et talentueux. Parmi mes connaissances professionnelles, dans la première année de la guerre environ 30 personnes sont parties, pour la plupart des Moscovites et des Pétersbourgeois. Au bout d’un certain temps, un tiers de ceux qui étaient partis sont revenus. Cette décision a été douloureuse pour de nombreuses personnes. Elle n’était pas motivée par le désir de soutenir la politique étrangère et intérieure de Poutine. La principale raison du retour était le désir de rester dans leur profession, dans leur environnement familier, avec le même salaire stable. Pour de nombreux collègues, une autre bonne raison de revenir est la « loyauté envers le lieu » et la situation familiale. Beaucoup ne pouvaient accepter les changements liés à une installation dans un nouveau lieu. Une fois en exil, il est très difficile, voire impossible, de gagner sa vie en tant qu’universitaire.
Que faites-vous à Paris ? Quels sont les projets que vous développez ?
Depuis octobre 2022, j’ai commencé à rassembler des collègues qui partageaient les mêmes valeurs, à la fois ceux qui ont quitté le pays après le déclenchement de la guerre et ceux sont partis en exil intérieur tout en restant en Russie. J’ai également repris contact avec ceux qui avaient quitté la Russie depuis des années. Mon objectif était d’unir et de préserver notre communauté universitaire, qui était dispersée dans le monde entier. Il était important d’élaborer des projets communs, de continuer à échanger des idées et des informations, d’analyser ensemble les événements catastrophiques dans lesquels nous nous trouvions. La solidarité est très importante dans les moments sombres, il est crucial de se soutenir mutuellement. Au fil du temps, nous avons été rejoints par des collègues d’autres pays, notamment d’Ukraine, du Bélarus, de France, de Grande-Bretagne, d’Allemagne, d’Italie, des États-Unis…
Notre association, l’Institut de philosophie indépendant, a été enregistrée à Paris en mai 2023. Aujourd’hui, l’association compte 114 membres et 18 collègues font partie du Conseil consultatif de l’association.
Outre des philosophes, l’association rassemble des politologues, des sociologues, des anthropologues, des philologues, des historiens et des psychologues. Jusqu’en 2022, la plupart des collègues occupaient des postes académiques dans des universités et des instituts de recherche de premier plan en Russie (Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie, Université européenne de Saint-Pétersbourg, Université d’État de Saint-Pétersbourg, Université Herzen, Université d’État de Moscou Lomonossov, École supérieure d’économie, Institut de littérature mondiale de l’Académie des sciences de Russie, Université d’État de Tioumen, etc.). Nous coopérons également avec des collègues ukrainiens qui travaillent ou ont travaillé à l’Institut de philosophie de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine et à l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kiev.
L’Institut mène des recherches critiques en philosophie, en sciences humaines et en sciences sociales, et organise des projets de recherche conjoints avec des collègues du monde entier. Nous cherchons à répondre aux questions suivantes : quelle est la logique historique et sociopolitique des événements qui se déroulent sous nos yeux ? Quel rôle les écoles et traditions philosophiques nationales jouent-elles dans le monde contemporain ? Quelle contribution la communauté académique peut-elle apporter pour sortir de la crise actuelle ?
Nous n’avons pas de programme politique et nous ne nous engageons pas non plus dans l’activisme politique. Chaque membre de l’Institut décide s’il crée son profil sur notre site Internet en évaluant les risques. Beaucoup préfèrent ne pas rendre publique leur appartenance à l’Institut par crainte de représailles. Mais les collègues qui publient des informations sur leurs recherches mentionnent leur nom, et nos projets ne sont pas anonymes.
L’institut a plusieurs projets de recherche collective. Par exemple, l’ « Observatoire de bioéthique comparative » réunit des spécialistes de la bioéthique, de l’anthropologie et des sciences humaines médicales pour analyser les normes éthiques et juridiques russes et bélarusses dans le domaine des soins de santé, de la biotechnologie et de la gestion de la nature.
Le projet de « Dictionnaire du langage politique de la Russie poutinienne » vise à étudier l’origine, le développement et l’utilisation pratique des concepts clés du discours politique russe moderne (monde russe, Occident collectif, ADN de la nation, pentabasis, conservatisme, libéralisme, État-civilisation, guerre juste, etc.) L’accent est mis sur l’approche interdisciplinaire de l’étude de ces concepts, sur leur place dans la rhétorique politique russe, leur utilisation dans des perspectives nationales et internationales et leur influence sur les mouvements antidémocratiques (principalement d’extrême droite) en Europe et aux États-Unis.
Le projet In/Visible Ink vise à donner une voix aux chercheurs menacés (en Russie ou à l’étranger) en leur donnant accès à une plateforme de publication anonyme, certifiée et sécurisée.
Notre Institut organise une série de séminaires mensuels « Les outils philosophiques dans l’analyse des défis contemporains » à l’Université de Paris 1 Sorbonne Panthéon, qui nous a accueillis dans ses murs et nous a permis de tenir des réunions en présentiel.
Par ailleurs, nous organisons une série de séminaires hebdomadaires en ligne ouverts à tous. Ils sont consacrés à Platon, Leibniz, Thomas Mann, Winfried Sebald, l’éthique normative, l’histoire de la littérature soviétique de la période stalinienne, les mégasciences, la notion de bien commun, etc. Nos recherches et nos événements se déroulent en russe, en français et en anglais. Des enregistrements vidéo de tous les séminaires sont disponibles sur notre chaîne YouTube.
Les projets et séminaires de l’Institut visent à analyser diverses questions interdisciplinaires contemporaines. Ces activités sont une réponse à la critique croissante selon laquelle la philosophie contemporaine est incapable de coopérer avec les sciences sociales, traitant principalement de problèmes abstraits déconnectés de la vie réelle. Nombre de nos sujets sont liés à la Russie, car les événements survenus depuis février 2022 ont eu un impact sur le paysage politique et intellectuel international.
En mars de cette année, nous avons lancé le blog de l’Institut, Espace de lecture, qui publie des documents en russe et en anglais. Les publications couvrent à la fois des questions théoriques et des sujets pratiques d’actualité. L’équipe éditoriale coopère avec des auteurs externes qui ne sont pas membres de l’Institut. Nous lancerons bientôt un podcast en anglais et en français intitulé « Études russes sans la Russie ».
Notre Institut s’efforce de renforcer sa présence dans les médias, notamment sur Telegram et Twitter. L’Institut compte parmi ses partenaires le Centre de recherche scientifique Europe-Eurasie (INALCO CREE), l’Université Northwestern (États-Unis), l’Association scientifique russo-américaine (RASA), Science at Risk, la Bibliothèque russe I. S. Tourgueniev et la revue Studies in East European Thought.
Vos collègues restés en Russie parviennent-ils à repousser les attaques de la meute des « patriotes » ?
Les attaques contre la communauté philosophique se poursuivent en Russie depuis décembre 2021, depuis l’échec de la tentative d’une holding d’extrême droite, Tsargrad, de nommer leur homme au poste de directeur de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie afin de remplacer la philosophie par une idéologie agressive, anti-démocratique, anti-occidentale et belliciste. À l’époque, le personnel de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie a pu se défendre grâce au soutien de la communauté philosophique russe et internationale. Aujourd’hui, l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie adopte une position conformiste et soutient l’État, ce qui lui permet d’exister dans l’espace public russe et de verser des salaires à son personnel. D’autres institutions philosophiques russes existent dans le même état de non-liberté. Après le « tribunal Zinoviev » de janvier 2024, les attaques contre l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie ont en fait cessé. Désormais, les principales forces de la « meute des patriotes » se concentrent sur les attaques contre notre Institut de philosophie indépendant, ainsi qu’à la légitimation de l’École Ivan Iline fondée par Alexandre Douguine à l’Université d’État des sciences humaines de Russie et à celle d’autres structures conçues pour développer une nouvelle idéologie et des bases d’une démodernisation impériale.
Quant aux représentants du corps professoral universitaire, ils restent le plus souvent silencieux sur la guerre et les répressions, concentrant leurs efforts sur les commémorations du passé.
Parmi vos détracteurs figure Alexandre Douguine. Il est souvent qualifié de philosophe. Sa vision du monde peut-elle être qualifiée de philosophie ?
Ces dernières années, la figure de Douguine est devenue une sorte de symbole sinistre de la catastrophe qui se déroule dans l’espace post-soviétique. Je ne suis pas une spécialiste de son œuvre ; d’ailleurs, il n’y a pratiquement pas de spécialistes en Russie, à l’exception de quelques textes de Iouri Pouchtchaev, Roustem Vakhitov et Alexeï Appolonov qui lui sont consacrés. Ce sont surtout ses associés idéologiques qui parlent de lui. Ses textes et ses idées ne font pas l’objet d’une analyse scientifique en Russie. Ce qui est largement discuté, c’est son journalisme d’épate, qui provoque le plus souvent le rire, la peur et le dégoût. En dehors de la Russie, il est perçu comme le « cerveau de Poutine », bien que je ne sois pas sûre que Douguine ait une influence directe sur le Kremlin. En dehors de la Russie, Douguine est connu comme un porte-parole du traditionalisme. Dans la dernière monographie de Mark Sedgwick, arabisant britannique, spécialiste des soufis et du traditionalisme, intitulée Traditionalism : The Radical Project for Restoring Sacred Order (New York : Oxford University Press, 2023), Douguine est un personnage important. Sedgwick place ses opinions dans le contexte général du mouvement traditionaliste, le qualifiant de « traditionaliste politiquement actif le plus connu » et (en même temps) de « post-traditionaliste le plus influent ».
À la fin des années 1980 et au début des années 1990, Douguine était intéressant en tant qu’intellectuel conservateur, avant sa fascination pour le national-bolchevisme. Son livre Hyperborean Theory » (1993), qui expose les vues de Hermann Wirth, premier directeur de l’académie « Ahnenerbe » de Himmler, est un ouvrage précieux, en fait le seul ouvrage sur le sujet (en russe). En se lançant dans la politique, il a atteint son apogée en tant qu’idéologue des nationaux-bolcheviks. Tous ses masques ultérieurs — eurasiste, vieux croyant, monarchiste, etc. — sont moins convaincants. Les écrits de Douguine sur la géopolitique, Heidegger, etc. témoignent de la crise culturelle, sociale et étatique de notre époque. Je lui ai récemment consacré un article (co-écrit avec Konstantin Zaïtsev).
Une petite excursion dans le passé. En URSS, il y avait un merveilleux philosophe, Merab Mamardachvili. Ses conférences sur Proust sont un véritable hymne à la liberté intérieure. A-t-il réussi à créer sa propre école ?
Mamardachvili, le « Socrate géorgien », comme l’appelaient ses collègues, était la figure la plus brillante, le symbole de la génération philosophique des années soixante. Il était connu et aimé dans les communautés intellectuelles de Moscou, Tbilissi, Prague, Paris… Mais il est difficile de parler d’une école au sens classique du terme… Même si, bien sûr, Mamardashvili a exercé une influence considérable sur ses jeunes disciples, en particulier sur Valery Podoroga, Mikhaïl Rykline et Andreï Paramonov.
Toutefois cette année, par exemple, j’ai rencontré une chercheuse italienne, Elisa Pontini, qui ne l’avait jamais rencontré, mais qui a étudié son héritage pendant 25 ans, a appris le russe pour le faire, et a soutenu en avril 2024 une thèse intitulée « Topologie de la différence : trace, répétition et responsabilité dans la philosophie de Merab Mamardashvili » à l’Université Radboud aux Pays-Bas. J’ai eu une conversation intéressante avec elle sur ce que l’héritage de Merab peut nous apporter aujourd’hui. Selon Elisa, Mamardachvili nous a offert les outils conceptuels dont nous avons besoin pour vivre avec dignité dans une réalité politique complexe et nous a laissé un guide de résistance dans une situation où la liberté de pensée est menacée. Le credo de Mamardachvili, « on peut me faire taire, mais on ne peut pas m’empêcher de penser ce que je pense », peut sembler une forme de résistance passive, mais c’est en fait le seul pilier solide qui nous permette de ne pas succomber au désespoir et à la résignation. La prise de conscience que la pensée ne peut être étouffée permet de réfléchir à ce qui se passe, de déconstruire ce qui est présenté comme la vérité, de conserver la capacité de formuler une pensée indépendante. Mamardachvili a appelé à la création d’institutions de la société civile, qui agissent comme des mécanismes créant un espace dans lequel les gens se réalisent en tant que citoyens.
Quels autres philosophes soviétiques et post-soviétiques considérez-vous comme de véritables scientifiques ?
En 2020 et 2022, l’académicien Andrei Smirnov et moi-même avons publié deux volumes intitulés La philosophie au pluriel, consacrés aux philosophes soviétiques et post-soviétiques qui ont apporté des contributions significatives à la tradition philosophique. Le troisième volume était presque prêt en 2022, mais je ne pense pas qu’il sera publié. Les livres des « agents étrangers » sont désormais interdits dans la Fédération de Russie.
Chaque génération philosophique a eu ses véritables érudits. La génération brillante et talentueuse des années 1920 a hélas péri dans les camps de Staline. La génération philosophique des années 1930 et 1940 n’a pas réussi à s’imposer professionnellement à cause de la guerre, beaucoup sont morts au front et dans les camps. La philosophie russe de la période soviétique et post-soviétique est représentée principalement par six générations philosophiques : la génération stalinienne tardive (années 1950), le dégel (années 1960), la stagnation (génération 1970-1980), la glasnost (années 1990), les réformes du marché (génération des années 2000) et la génération contestataire (ceux qui ont aujourd’hui plus de 30 ans)…
Nous pouvons le formuler autrement : la génération de la philosophie marxiste-léniniste dogmatique et adogmatique ; la génération du marxisme réformé, de Hegel et de Sartre ; la génération de Kant et de Derrida ; la génération de Nietzsche, de Foucault, de Berdiaev et de Soloviev ; la génération de Heidegger, de Wittgenstein et d’Ivan Iline ; la génération de Deleuze, de Dennett, de Meillassoux et de Harman… Ou bien on peut le dire ainsi : la génération qui parlait en dogmes, la génération qui parlait une « langue des oiseaux », la génération silencieuse, la génération qui traduisait en russe, la génération qui interprétait, la génération qui s’ouvrait au monde… Dans chaque génération, il y a des noms dignes d’intérêt.
Je citerai quelques noms proches de moi qui nous ont déjà quittés : Boris Gessen, Sabina Spielrein, Ewald Ilienkov, Gueorgui Knabe, Vladimir Bibikhine, Nelly Motrochilova, Piama Gaïdenko, Valery Podoroga…
L’homme qui est devenu un ultra-réactionnaire, Alexandre Zinoviev, est également répertorié comme philosophe. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur son œuvre, ces livres qui l’ont fait connaître en Occident en son temps, comme Les Hauteurs béantes ?
Je ne suis ni une grande connaisseuse ni une admiratrice de l’œuvre d’Alexandre Zinoviev, mais je pense qu’il ne mérite pas un monument aussi sinistre que le Club Zinoviev (créé grâce aux efforts de sa veuve Olga Zinovieva). Zinoviev était un homme aux talents multiples, à l’esprit vif, aux formulations précises, doté d’un brillant sens de l’humour, audacieux et cynique : sociologue, écrivain, logicien, méthodologue, artiste…
Il a travaillé pendant plus de 20 ans comme chercheur à l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de l’URSS, et a été privé de tous ses diplômes scientifiques, titres, prix d’État et citoyenneté pour la publication en 1976 en Suisse de son roman Les hauteurs béantes, qui était une satire de la réalité soviétique. Il a passé 21 ans en exil à Munich. Dans les années 1990, Zinoviev est rétabli dans sa citoyenneté, retourne dans son pays et passe les dernières années de sa vie à Moscou, où il se consacre activement à des activités journalistiques. Il n’a pas accepté la perestroïka de Gorbatchev et la libéralisation de la Russie.
Ses livres sont un monument peu flatteur à l’ère soviétique. J’apprécie ses textes pour leur critique acerbe de la vie quotidienne soviétique et européenne au milieu du XXe siècle, du communisme réel et de l’ « occidentalisme ». Quant à ses attaques contre ses collègues et contre l’Occident qui l’a abrité et soutenu, lui et sa famille, pendant les années d’émigration, ainsi qu’à ses sympathies tardives pour Poutine, elles font partie intégrante de sa personnalité complexe. Je ne vois personne qui ressemble à Zinoviev dans la vague actuelle d’émigration…
Le livre de Zinoviev publié à titre posthume, Le facteur de compréhension (2006), est la quintessence de sa vision du monde. Principal connaisseur de l’œuvre de Zinoviev et son proche ami, l’académicien Abdouslam Gousseïnov a publié l’année dernière une analyse exhaustive de l’héritage de Zinoviev, Mon Zinoviev (2023).
En France, dans les années 1970, un nouveau type de philosophe est apparu : un homme qui, grâce à sa culture philosophique, conceptualise la vie, la politique et les guerres contemporaines. Tel était André Glucksmann, tel reste Bernard-Henri Lévy. Ce sont les nouveaux philosophes qui ont été les premiers à parler de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, en affirmant la similitude des pratiques des deux régimes totalitaires. Que pensez-vous de l’engagement des philosophes ?
Je ne crois pas qu’un philosophe doive être un activiste politique, mais il est certain qu’un philosophe doit avoir un système de valeurs clair et un jugement sur ce qui se passe autour de lui, ne pas se taire, ne pas se cacher derrière le dos des autres, ne pas essayer de se préserver professionnellement en se fermant à la réalité.
Beaucoup de mes collègues en Russie se sont offusqués de l’interview que j’ai accordée au magazine AOS en novembre 2022, dans laquelle je disais que la libre pensée philosophique n’était plus possible en Russie. On m’a dit que les déclarations publiques superficielles sont en effet censurées, mais que la véritable recherche philosophique, l’immersion profonde dans le travail philosophique académique, est possible et demandée dans la Russie d’aujourd’hui. Je serais heureuse s’ils avaient raison. Mais je pense que ce n’est pas le cas. Même la « philosophie de cabinet » n’échappe pas à la censure. Jusqu’à présent, la Russie continue de publier des livres de qualité, mais ils ont été écrits avant la guerre. Je pense qu’ils sont la lumière d’étoiles éteintes.
D’une manière générale, la philosophie contemplative est-elle possible aujourd’hui ?
À mon avis, la philosophie ne peut qu’être contemplative, mais la contemplation n’est pas en contradiction avec le réalisme et le sens pratique de la philosophie, elle les conditionne. Les Essais de Montaigne ne sont-ils pas contemplatifs ? Emmanuel Kant a été sujet russe de 1758 à 1762, pendant la guerre de Sept Ans. Après la prise de Koenigsberg par les troupes russes, il a enseigné la fortification, la pyrotechnie et d’autres disciplines pratiques à des officiers russes, tout en réfléchissant à ses concepts. Mais les trois Critiques de Kant, ses idées sur les Lumières et la paix perpétuelle ne sont-elles pas pratiques ?
Que devrait faire la philosophie, plutôt que de l’histoire de la philosophie, aujourd’hui ?
Je suis proche de la formule du philosophe russe Theodor Oyserman : « la philosophie comme histoire de la philosophie ».
Je ne fais pas de différence entre les sujets de l’histoire de la philosophie et la philosophie en tant que telle. L’histoire, ce n’est pas nécessairement du passé, le temps est inarrêtable, aujourd’hui relève aussi de l’histoire. La façon dont elle apparaîtra à nos descendants dépend largement de nous qui vivons ce jour-là. Notre interprétation, notre témoignage vivant et notre évaluation, donnés ici et maintenant, façonnent la réalité d’aujourd’hui. Mes amis de l’Institut de philosophie indépendant sont engagés dans une analyse critique de la catastrophe que nous vivons aujourd’hui pour nous-mêmes et pour les collègues qui sont contraints au silence en Russie.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.