Lana Estemirova est la fille de Natalia Estemirova, célèbre militante tchétchène des droits de l’Homme travaillant pour l’association Memorial et qui fut assassinée en juillet 2009. Dans cet entretien, la jeune femme, qui a passé son enfance en Tchétchénie pendant la guerre mais vit aujourd’hui en Europe, revient sur les guerres menées par la Russie dans le Caucase du Nord. Elle évoque les mécanismes qui ont permis à la société russe d’occulter tout sentiment de responsabilité s’agissant des massacres perpétrés en Tchétchénie, et établit un lien avec l’agression contre l’Ukraine. Car la guerre de Tchétchénie est la matrice du pouvoir de Poutine et des autres guerres qu’il a conduites.
Propos recueillis par Sergueï Lebedev
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Lana, vous êtes née en 1994. En décembre de cette même année, le président Boris Eltsine a ordonné l’invasion de la Tchétchénie par les troupes russes. Vous souvenez-vous du moment précis où, adolescente, vous avez réalisé que vous viviez dans la guerre, que vous en compreniez l’ampleur et la signification ?
Je n’ai pris conscience de l’ampleur de l’horreur que lorsque j’ai quitté la Tchétchénie, lorsque j’ai commencé à regarder ce qui se passait en Tchétchénie à travers un prisme plus académique. J’ai lu des chroniques de la violence, des textes de Memorial, des analyses scientifiques, des témoignages. J’ai parlé avec des gens de mon âge, j’ai demandé à des amis de ma mère. J’ai grandi en Tchétchénie, dans la guerre, mais pour voir l’ensemble du tableau, il faut parfois prendre du recul. Beaucoup de mes compatriotes en Tchétchénie ont une vision différente. Ils doivent se concentrer sur la survie, ne pas être pris dans l’engrenage de la violence.
En Russie, on parle de « guerre de Tchétchénie » ou de « guerre en Tchétchénie », de « guerre en Afghanistan » ou de « guerre afghane ». Ces appellations excluent la Russie en tant que pays agresseur. Aujourd’hui, on parle de la guerre en Ukraine, pas contre l’Ukraine. L’« opération militaire spéciale » s’inscrit sémantiquement dans la lignée de l’« opération de rétablissement de l’ordre constitutionnel » et de l’ « opération antiterroriste », noms officiels des guerres russes contre la Tchétchénie. Comment devrions-nous les appeler ? Sont-elles des guerres impériales ? Des guerres coloniales ?
C’est une confusion orwellienne des termes. Ces formulations donnent aux gens la possibilité de se dédouaner de toute responsabilité. Le régime de Poutine occulte les questions brûlantes pour ne pas effrayer la population. Poutine et son entourage semblent savoir que le soutien de la population au régime peut s’effondrer à tout moment, malgré leur propagande.
Il est naturel de qualifier les guerres contre la Tchétchénie de guerres impériales ou coloniales. Mais je préfère parler de « guerre punitive ». La première guerre contre la Tchétchénie (1994-1996) était aussi un avertissement adressé à d’autres : n’osez même pas penser à l’indépendance !
Elle était conçue comme « une petite guerre victorieuse » pour le régime d’Eltsine en train de s’effriter. Elle devait se terminer très rapidement, par une victoire absolue de la Russie. Mais elle s’est terminée par une défaite, une humiliation. C’est pourquoi, dans la deuxième guerre contre la Tchétchénie, Poutine a adopté la tactique de la répression totale et de l’anéantissement. C’était sa revanche sur la Tchétchénie.
Après l’invasion à grande ampleur de l’Ukraine en février 2022, des gens aux idées libérales en Russie ont été choqués : « Nous ne comprenons pas comment une telle horreur est possible. » C’était comme si Boutcha et Irpine relevaient d’une surprise totale. Mais nous savions déjà ce qui s’était passé à Samachki et à Novye Aldy. Pourquoi personne ne s’en souvient-il ? Pourquoi les gens doivent-ils toujours « redécouvrir » la violence de l’État russe et de ses institutions ?
Si nous comparons la manière dont les guerres contre la Tchétchénie et contre l’Ukraine sont perçues, les Russes ressentent plus de compassion pour les Ukrainiens : « Ils sont comme nous, ils ont la même apparence, ils parlent une langue similaire ! » Pour les Russes libéraux, il est facile d’être solidaire des Ukrainiens et d’être contre Poutine. Ils ne comprennent pas pourquoi les Ukrainiens ne souhaitent pas échanger avec eux pendant que la guerre fait rage. En ce qui concerne la Tchétchénie, les Russes libéraux opposés à Poutine ne pensent guère différemment du téléspectateur russe moyen regardant la télévision d’État.
Car la Tchétchénie a été perçue comme un ennemi. Des terroristes tchétchènes faisaient exploser des bombes dans le métro et occupaient des écoles… La peur est profonde chez beaucoup de gens. La plupart ne veulent pas poser de questions plus précises : qui sont les Tchétchènes, que se passe-t-il en Tchétchénie ? Pourquoi y a-t-il eu des attentats terroristes ? Il a été plus facile de refouler le sujet.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’école de la nouvelle Russie est restée soviétique, les manuels scolaires étaient soviétiques, l’enseignement de l’histoire était soviétique. Tout ce que l’on savait sur les guerres de conquête du Caucase au XIXe siècle, la première occupation de la Tchétchénie et la répression de la résistance avait été effacé. La déportation de 1944 était taboue. Si les gens avaient su ce que les Tchétchènes ont enduré pendant un siècle et demi, auraient-ils montré plus d’empathie ?
C’est un crime que la Russie n’ait pas contribué à cette clarification. Jusqu’à aujourd’hui, les archives, y compris celles concernant la déportation, n’ont pas été entièrement ouvertes, aucune commission n’a été créée pour établir la vérité et rétablir la justice historique, alors que cela devrait être la première étape pour surmonter la catastrophe. L’ignorance était très répandue. Seules quelques personnes fréquentaient des cercles intellectuels et avaient accès à la littérature interdite. Beaucoup n’avaient aucune idée du passé.
Mon grand-père Hussein a lui aussi été déporté en 1944. Il avait vécu l’enfer. Mais il n’a jamais parlé de cette déportation. Ma mère et ses frères et sœurs ignoraient ce qu’il avait vécu. Je pense que c’est pour cette raison que ma mère a décidé d’étudier l’histoire dans les années 1980.
En 2004, l’Union européenne a reconnu la déportation des Tchétchènes comme un génocide. C’est très important. La Russie a-t-elle déjà reconnu les déportations comme un génocide ? Non, bien sûr que non. C’est une question politique en Russie, qui ne concerne pas seulement les Tchétchènes, mais aussi les Ingouches, les Balkars, les Allemands, les Tatars de Crimée…
… les Finlandais, les Coréens, des dizaines d’autres nationalités…
Comme si cela n’était jamais arrivé. Nous devrions oublier et continuer comme un papillon qui vit d’un jour à l’autre. Mais c’est sur cette injustice historique que se construisent les conflits de demain : c’est comme du bois pour le feu. Je ne sais pas si la Russie sera un jour prête à changer d’attitude, à lever sa réticence à dire la vérité, et à s’excuser pour ses crimes. Sans même parler d’indemnisation.
L’un des résultats de l’agression contre la Tchétchénie a été la renaissance du chauvinisme et du racisme russes. Le néologisme « litso kavkazskoï natsionalnosti » ( « personne de nationalité caucasienne » en est devenu le symbole. Il s’agit d’une image collective de l’Autre, dangereux et hostile. C’est un terrible paradoxe que la Russie, d’une part, craint le Caucase et trace une frontière mentale entre « nous » et « eux », et que, d’autre part, elle n’ait pas pu accepter un détachement politique du Caucase. Comment expliquer ce paradoxe ?
Avec le classique divide et impera. C’était le principe de la politique nationale de Staline. Pourquoi ne pas diviser les Slaves et les Caucasiens, ou les Slaves et les peuples ayant des traits physiques différents, par exemple les yeux d’une autre forme, afin de donner aux Slaves un sentiment de supériorité ? S’ils se sentent supérieurs, s’ils jouissent de privilèges, ils ne réclameront pas la liberté.
La Russie s’est à nouveau engagée sur cette voie de la violence impériale en 1994. La deuxième guerre contre la Tchétchénie, qui a commencé en 1999, a été encore plus brutale. C’était comme si le régime voulait compenser sa faiblesse lors de la première guerre. Poutine, l’homme du KGB, voulait montrer à tous qu’il pouvait rétablir l’ordre, de la manière la plus sanglante possible, et que la fin justifiait les moyens.
L’Ukraine, c’est la Tchétchénie à grande échelle. Mais l’invasion ne s’est pas déroulée comme prévu. Le déploiement des troupes de Kadyrov en Ukraine, utilisé à des fins de propagande, devait avoir un effet intimidant : « Regardez les Tchétchènes. Nous les avons opprimés, nous les avons tués, et maintenant ils vous tuent. » La guerre en Ukraine devait être l’apothéose du règne de Poutine : « la “petite Russie” est à nouveau réunie avec la Russie ! » Mais elle marque le début de la fin de Poutine.
Trente ans se sont écoulés depuis 1994. C’est suffisamment de temps pour faire le point. Mais jusqu’à présent, il n’existe pas en Russie d’histoire complète de ces deux guerres, ni de recherches approfondies portant sur la guerre, la violence, les aspects politiques et idéologiques, qui permettraient une évaluation publique. Il y a également très peu de textes de fiction.
C’est vrai, la plupart des ouvrages sont en anglais. Même parmi les personnes cultivées, ce sujet est rarement abordé. La guerre est tout simplement trop douloureuse. La Tchétchénie est une plaie ouverte qui a été sommairement recouverte d’un pansement et d’où jaillit désormais le pus du règne de Kadyrov. C’est désagréable, effrayant, dégoûtant, ça sent mauvais. Et personne ne veut qu’on lui rappelle qu’il est en partie responsable de cette plaie : par son silence, par son soutien. Nous ne verrons une réflexion et une analyse approfondies qu’après le poutinisme.
Pendant la présidence de Medvedev, il semblait que Poutine allait partir et qu’une nouvelle ère de liberté et de pluralisme allait s’ouvrir. Cependant, à aucun moment, l’opposition n’a exigé une discussion publique sur les guerres de Tchétchénie, jamais elle ne s’est interrogée sur la responsabilité, sur la justice historique. Cela vaut également pour Alexeï Navalny. Sous Eltsine et Poutine, l’État a commis les plus grands crimes depuis l’ère stalinienne. Jamais autant de sang n’a été versé qu’en Tchétchénie. Pourtant, tout le monde a évité le sujet. Pourquoi a-t-on laissé la question s’enliser ?
Lorsque Medvedev était président, c’est-à-dire avant les manifestations de masse contre les élections truquées de l’hiver 2011 et contre le retour de Poutine à la présidence, au printemps 2012, les gens étaient fatigués de la question tchétchène. L’Europe aussi d’ailleurs, et ce, malgré l’émigration d’un nombre jamais vu de Tchétchènes, qui ont fui les méthodes brutales de Kadyrov. À l’époque, on entendait des hommes politiques européens dire : « Oh, Grozny est reconstruite. Alors pourquoi quittez-vous votre pays ? Tout va bien, la Russie vous donne même des moyens budgétaires. » Cette vision des choses était confortable.
Le mirage « Grozny avec des gratte-ciel » a-t-il donc fonctionné ?
Je pense que oui. C’était l’époque où le nouveau Moscou de Sergueï Sobianine [le maire de la ville, NDLR] voyait le jour, avec des parcs, des cafés, des boutiques de marques mondiales. Et les billets pour l’Europe étaient bon marché. C’était une priorité pour beaucoup de gens. Ils avaient le sentiment que certes, il y avait des tendances autoritaires ici ou là, mais que l’on pouvait s’en accommoder. Le poutinisme donnait une saveur piquante à cette vie agréable.
Bien sûr, il y avait la forêt de Khimki aux portes de Moscou, où des journalistes et des hommes politiques ont été assassinés, où des tortures ont été infligées par la police. Sans parler de l’horreur de la Tchétchénie de Kadyrov, les salles de torture, les disparitions forcées… Il était facile de l’ignorer. Les violations des droits de l’Homme étaient un sujet désagréable, abordé tout au plus par un raseur lors d’une fête : pourquoi laisser cela gâcher l’ambiance ?
Comment Kadyrov est-il arrivé au pouvoir ?
Par la trahison. Quand on ne peut pas briser la résistance d’un peuple, on cherche un traître, on le place à la tête d’un territoire, et là, il peut faire ce qu’il veut, tant qu’il reste fidèle à son maître. C’est la pratique russe depuis les guerres du Caucase de l’époque tsariste. En Tchétchénie, cette pratique n’a pas fonctionné pendant longtemps. Car la Tchétchénie était une société anarchique, fragmentée et fortement décentralisée. Il n’y avait pas de structure politique unique, pas de leader avec lequel Saint-Pétersbourg ou Moscou auraient pu s’entendre.
Mais après cette lutte permanente entre David et Goliath, il s’est trouvé en 1999 quelqu’un qui était prêt à trahir son peuple. C’était Akhmad Kadyrov, le père de Ramzan, devenu le chef d’une « aristocratie » tchétchène qui jouissait désormais de ses privilèges. Le cas de Ramzan Kadyrov, « héritier » de son père assassiné, montre ce qui se passe quand on donne un « fief » à un jeune homme inculte, violent et traumatisé, qui n’a jamais connu que la guerre.
À quoi ressemble le régime de Kadyrov aujourd’hui ?
Kadyrov rime avec torture — physique et psychologique. La plupart des Tchétchènes sont otages de ce régime. Même ceux qui ont pu partir n’ont pas gagné leur pleine liberté s’ils ont encore de la famille en Tchétchénie. Si quelqu’un à l’étranger dit quelque chose qui contrarie Kadyrov, sa famille en Tchétchénie devient une cible !
Critiquer Kadyrov est plus facile pour moi. Je n’ai plus de parents, et tous mes proches vivent à l’étranger. Qui donc les sbires de Kadyrov pourraient-ils pourchasser ? Ma mère dans sa tombe ?
Ce régime est presque inimaginable, il est comme un cauchemar, mais c’est une cruelle réalité ! Le pire, c’est qu’après toutes ces années de résistance, après toutes les souffrances endurées par le peuple tchétchène, des Tchétchènes torturent aujourd’hui des Tchétchènes et des Tchétchènes tuent aujourd’hui d’autres Tchétchènes. La vérité, c’est qu’il y a beaucoup de kadyrovtsy. Et la plupart le sont devenus pour des raisons financières, car la Tchétchénie est pauvre. Et derrière Kadyrov, il y a la Russie.
Sans Poutine, Kadyrov n’aurait pas d’avenir ?
Aucun. Les rumeurs selon lesquelles Kadyrov pourrait prendre le pouvoir au Kremlin avec son armée sont sans fondement. En en Tchétchénie, l’allégeance à Kadyrov se base sur le culte du chef et la peur. Dès que la situation politique changera un tant soit peu, celui que Kadyrov considère aujourd’hui comme son meilleur ami le poignardera dans le dos. Kadyrov n’a aucun soutien au sein de la population. Sur les photos, on voit des couples se promener sur l’avenue de la Victoire, qui s’appelle désormais l’avenue Poutine, et se faire photographier devant la mosquée centrale. Mais ces gens ont vécu pendant trente ans dans la guerre et la dictature. La société tchétchène est totalement traumatisée.
Qu’en est-il de la « culture traditionnelle » ? Stabilise-t-elle le régime de Kadyrov ?
La société tchétchène est une société traditionnelle et très conservatrice. Dans le passé, le droit coutumier (adat) jouait le rôle central. Cet ensemble de règles dictait tout, des relations avec les proches aux rapports avec les visiteurs. La structure des relations interpersonnelles en Tchétchénie est extrêmement complexe. La société a été unifiée par le traumatisme commun de la déportation. Lorsque tout le monde autour de soi, amis et ennemis, a subi ce traumatisme, cela change la vision de beaucoup de choses. L’islam, les rituels et les croyances personnelles jouent également un rôle important. C’est probablement la foi qui aide aujourd’hui les gens en Tchétchénie.
Kadyrov manipule habilement ces traditions. L’islamisation de la Tchétchénie contemporaine a commencé en 2008 avec l’ordonnance obligeant les femmes à porter le foulard dans l’espace public. Ma mère s’y était opposée. Les traditions tchétchènes de base ont été perverties par Kadyrov. C’est un despote absolu.
Le tissu de la société tchétchène est déchiré. Quand on voit des vidéos où des hommes âgés s’excusent auprès de Kadyrov, s’inclinent devant lui, le flattent, c’est un affront aux traditions tchétchènes. On peut être sceptique vis-à-vis de certaines traditions, mais d’autres sont nobles et belles. Et elles sont l’expression du désir de préserver la Tchétchénie en tant que culture et nation. Kadyrov, avec son arbitraire et sa volatilité, les détruit. Il sera très difficile de les restaurer. La culture tchétchène se transforme sous nos yeux. Ainsi, Kadyrov exhibe ses multiples épouses. Et soudain, tout le monde dans son entourage a une deuxième et une troisième femme. Désormais, la polygamie est normale et même encouragée. C’est cruel. Avant Kadyrov, la polygamie était interdite. Les personnes vivant dans une telle dictature sont en lutte permanente pour la survie. C’est une humiliation totale.
La Russie est souvent représentée ainsi : Il y a Moscou la florissante et les villes de plusieurs millions d’habitants, et il y a la province déprimante. C’est dans cette dernière que le régime puise ses soldats pour la guerre d’Ukraine. Ce schéma est-il également valable pour la Tchétchénie ?
La Tchétchénie de Kadyrov est une catégorie en soi. C’est un pays occupé. Si nous parlons de l’idée de la société tchétchène, il s’agit de l’ensemble des Tchétchènes qui sont dispersés dans le monde entier et qui essaient malgré tout de rester ensemble. C’est compréhensible. Quand on a tout perdu, quand on a été obligé de partir, on veut rester fidèle à soi-même et à sa culture.
Mais qu’est-ce que la Tchétchénie sous Kadyrov ? Un vernis sous lequel se trouvent le vide et la pauvreté. Ceux qui n’en savent rien se laissent éblouir par les gratte-ciel de Grozny. Mais le budget de la Tchétchénie est subventionné à 95 % par Moscou. Et la majeure partie de l’argent finit dans les poches de Kadyrov et de son cercle proche. En Tchétchénie, les gens n’ont tout simplement pas de travail, et le chômage et les taxes sont parmi les plus élevés de toute la Russie. Même un Tchétchène moyen, qui n’a rien à voir avec la politique, doit, s’il a un emploi ou s’il gère une entreprise, verser la part du lion de ses revenus à la fondation Kadyrov. Si on ne le fait pas, les sbires de Kadyrov viennent collecter les « impôts » de manière brutale. C’est une société féodale dans laquelle Kadyrov invente chaque jour de nouvelles règles.
Quand on parle des crimes de la Russie en Tchétchénie, on reçoit comme réponse : « Mais les Tchétchènes… » Et puis on cite les attentats à la bombe à Moscou ou le drame de Boudionnovsk, où un commando terroriste tchétchène dirigé par Chamil Bassaev a pris en otage, en 1995, des centaines de personnes…
Chamil Bassaev n’a été ni un libérateur ni un héros anticolonial. C’est un criminel, un meurtrier. Le fait que toute la famille de son oncle ait été tuée par un bombardement russe n’y change rien…
La violence engendre la violence. Les guerres engendrent des monstres. Si la Russie n’avait pas lancé sa guerre meurtrière en 1994, il n’y aurait pas eu d’attentats terroristes. Je ne veux en aucun cas justifier ces attentats terroristes. Personne en Tchétchénie ne les justifie. Mais une question douloureuse préoccupe les Tchétchènes jusqu’à aujourd’hui : pourquoi personne n’a-t-il compati avec nous lorsque le marché de Grozny et la maternité ont été bombardés en 1999 ? Pourquoi la violence déployée par l’armée russe contre la population civile tchétchène a-t-elle été considérée comme normale ?
Quand je pense au drame du théâtre Nord-Est de Moscou en octobre 2002, les « veuves noires » me viennent à l’esprit parmi les preneurs d’otages. C’étaient des femmes tchétchènes qui avaient tout perdu. Je peux comprendre leur colère. On a l’occasion de se venger et on pense : maintenant, le monde entier doit voir à quel point nous sommes blessés. Bien sûr, cela ne fait qu’engendrer encore plus de mal. Et j’ai souffert avec les malheureux otages. J’ai beaucoup de mal à vivre avec cette barbarie et cette cruauté absolues.
En Russie, il existe un souvenir des guerres de Tchétchénie. Il y a des monuments aux soldats, des plaques commémoratives dans les écoles militaires. Des films ont été tournés. Mais se souvient-on des victimes de l’agression russe, des morts, des réfugiés, des personnes traumatisées lors des opérations de « nettoyage » (les rafles) ?
Les documents, les témoignages, les archives de la branche tchétchène de Memorial, désormais conservées au Comité norvégien d’Helsinki, contiennent toutes les preuves de crimes de guerre… Ce sont des graines que l’on ne peut pas semer aujourd’hui, mais un jour, si on le peut, elles vont germer.
L’intérêt pour la Tchétchénie est à nouveau grand. Celui qui est horrifié par l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui veut comprendre comment on en est arrivé là doit se tourner vers les guerres contre la Tchétchénie. Ceux qui réfléchissent à la décolonisation ou au dépassement de l’empire doivent regarder le cas de la Tchétchénie. Et tous les Tchétchènes en exil, nés pendant la guerre et qui n’en ont aucun souvenir, veulent comprendre ce qui s’est passé, et ce qui va se passer.
Si la Russie veut avoir un avenir démocratique, elle doit reconnaître sa responsabilité historique pour la Tchétchénie. Quelles formes cela pourrait-il prendre ?
Tout d’abord, il s’agit de justice historique. La Russie doit demander pardon, reconnaître sa responsabilité pour l’extermination de villages entiers lors des guerres du Caucase au XIXe siècle, pour le génocide des Tcherkesses, qui ont été quasiment exterminés, pour les déportations, pour la chaîne de violence qui s’étend sur des siècles.
Deuxièmement, tous les crimes doivent être punis. Il ne doit pas y avoir de prescription. Seuls Sergueï Lapine et Iouri Boudanov [militaires russes, NDLR] ont été condamnés pour crimes de guerre, deux parmi des centaines de milliers. Les autres ont pillé, volé, violé et assassiné en toute impunité. Aujourd’hui, les soldats russes se déchaînent à nouveau en Ukraine. Mais l’Ukraine demande un tribunal international contre les criminels de guerre russes.
Et puis il y a mon histoire personnelle… Les assassins de ma mère n’ont jamais été retrouvés. Elle s’est sacrifiée pour que quelque chose de bien naisse en Tchétchénie. L’enquête menée après son assassinat a été du pur cynisme… Je ressens cela comme une humiliation. Dans les cas des meurtres de Boris Nemtsov et d’Anna Politkovskaïa, on a au moins trouvé quelqu’un à mettre en prison. Mais dans le cas de ma mère, personne ne s’est donné la peine de trouver quelqu’un. Visiblement parce qu’elle était tchétchène…
J’ai de nombreuses raisons d’être amère. L’absence de justice déclenche une colère qui rend aveugle. Pour moi personnellement, le chemin de la repentance, le nouveau chemin d’une Russie démocratique, commencerait par la recherche des assassins de ma mère et leur emprisonnement. Tous, et surtout Poutine et Kadyrov. Ils sont les principaux responsables.
Je ne suis pas seule. J’ai des dizaines d’amis dont les frères ont été enlevés à l’adolescence, dont les parents ont été assassinés. Il y a des légions d’orphelins et de mères sans fils. Et nous attendons tous quelque chose. Nous ne perdons pas espoir. Celui qui est sans espoir est brisé.
Comment imaginez-vous l’avenir de la Tchétchénie ?
Je rêve que la Tchétchénie ait un jour la possibilité de l’autodétermination, comme l’Écosse au Royaume-Uni. Quel que soit l’avenir de la Tchétchénie, je souhaite qu’il n’y ait plus d’effusion de sang. Rien ne peut être construit sur la haine. L’avenir de la Tchétchénie devrait être déterminé par les Tchétchènes eux-mêmes.
Traduit de l’allemand par Desk Russie.
Version originale : Osteuropa, 1-3/2024, p. 201-212.
Né en 1981 à Moscou, Sergueï Lebedev a travaillé sept ans comme géologue et a participé à des expéditions dans le nord de la Russie et en Asie centrale. Poète, romancier et essayiste, il a consacré plusieurs ouvrages aux secrets de l’histoire soviétique, à la violence du stalinisme et à ses impacts dans la Russie d’aujourd’hui. Ses livres sont traduits en 17 langues. En français, il a publié aux Éditions Verdier La Limite de l’oubli (2014), L’Année de la comète (2016) et Les Hommes d’août (2019).