Le football en Géorgie, une histoire politique

Alors que les meilleures nations s’affrontent en Allemagne, pays hôte de la 17e édition du Championnat d’Europe de football, l’équipe géorgienne a gagné contre le Portugal en arrivant en 8e de finale. La première participation de la Géorgie indépendante à ce championnat révèle l’importance politique que revêt le football dans ce petit pays du Caucase du Sud, candidat à l’Union européenne depuis décembre 2023. Le parcours du Petit Poucet de la compétition a éclipsé des mois de tensions autour de la loi sur « l’influence étrangère », finalement promulguée le 3 juin.

Ce grand événement sportif, dans un contexte politique hautement polarisé, entre aspirations européennes et influences russes, ravive non sans nostalgie la fière histoire du football géorgien à l’époque de l’Union soviétique. Jadis, quelques joueurs géorgiens brillaient au sein de la Sbornaya, l’équipe soviétique, et le Dynamo Tbilissi, couronné par son sacre européen en 1981, portait haut les couleurs géorgiennes en jouant dans la cour des grands. Les années 1990 — les défis et les drames post-soviétiques — ont vu le crépuscule de ce glorieux passé. Puis il fallut attendre deux décennies pour voir l’aube d’un renouveau, grâce à une politique sportive nationale différente et à l’éclosion de talents bruts au sein de l’équipe, avec son sélectionneur français Willy Sagnol.

À l’heure où le pays se débat dans ses tourments, cherchant à se libérer des chaînes du passé tout en composant avec une relation complexe à la Russie, en particulier depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, les performances des joueurs géorgiens déchaînent les passions nationales. Le sujet de la loi sur « l’influence étrangère » s’est invité à de nombreuses reprises chez les Croisés. L’événement que constitue cette qualification pourrait-il ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire du football géorgien, miroir grossissant de l’histoire géorgienne ? Cet article a pour but d’explorer les enjeux de ce sport, qui fait battre le cœur de la nation géorgienne, en interrogeant ses dimensions historiques, sociales et (géo)politiques.

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Jeunes footballeurs le jour de l’ouverture d’un nouveau stade sur le plateau de Nutsubidze à Tbilissi en octobre 2021 // Fédération géorgienne de football

Aux sources du ballon rond, la mer Noire

Comme dans de nombreuses régions du monde, le football arrive dans le Caucase grâce au commerce et à la première mondialisation. À la fin du XIXe siècle, les marins britanniques débarquent sur les côtes de la mer Noire, avec le ballon rond dans leurs cales. La bourgeoisie russe, présente en Géorgie, alors province de l’Empire russe depuis 1800, a contribué à la popularisation de ce sport, notamment en finançant la création de clubs dans les ports de Poti et Batoumi. Ces deux influences, dans des latitudes au climat bien plus clément qu’au nord du Caucase, ont été déterminantes dans le rapide développement du football géorgien. La fondation de clubs entraîne l’organisation de compétitions régionales, jetant les bases de l’expansion du football et de son intégration dans le tissu social et culturel géorgien. Ceux-ci jouent non seulement un rôle crucial en tant que centres sportifs locaux, mais aussi en tant que lieux de rassemblements, renforçant la nature populaire du sport. Un premier tournoi entre les équipes, principalement situées sur la côte et à Tbilissi, est organisé en 1914. Ainsi le football devient rapidement un pilier de la culture populaire nationale.

Un espace d’expression de la conscience nationale sous la domination soviétique

La grande histoire du football géorgien serait tout autre sans l’existence de la République socialiste soviétique de Géorgie (1921-1991), membre de l’Union des républiques socialistes soviétiques. La Géorgie retourna en effet dans le giron russe suite à l’invasion par l’Armée rouge en 1921 de la première république de Géorgie, créée en 1918. En 1923, Félix Dzerjinski, le fondateur et président du GPU (la police secrète, qui prendra plus tard d’autres noms, dont OGPU, NKVD et KGB), fonde l’association sportive Dynamo. Des clubs sont créés dans les grandes villes de l’Union soviétique, dont trois en Géorgie, à Batoumi (1923), à Tbilissi (1925) et à Soukhoumi (1927). Ces clubs visaient initialement à promouvoir la discipline militaire parmi les jeunes soviétiques, tout en servant de moyen de contrôle et de propagande du Parti communiste à travers l’ensemble des territoires soviétiques. De nombreux joueurs font ainsi partie de la police secrète soviétique. Le Dynamo Tbilissi est fondé et dirigé par Lavrenti Beria, alors jeune chef de la division des affaires politiques secrètes de l’OGPU (Direction politique unifiée d’État) en Transcaucasie avant de devenir le bras droit de son compatriote géorgien Joseph Staline.

Néanmoins, le Dynamo Tbilissi a joué un rôle crucial dans la construction de l’identité géorgienne, particulièrement pendant la longue parenthèse soviétique. Le club a été un catalyseur de fierté et d’union nationale. En remportant des titres mémorables, il contribue à former une « communauté nationale imaginée »1. Dans les années 1960, il s’est imposé comme l’un des clubs majeurs d’Union soviétique, aux côtés du Dynamo Kiev et des équipes moscovites. Le football apparaît alors comme le reflet vibrant d’une identité distincte, caractérisée par un jeu artistique qui vaut aux joueurs géorgiens le surnom de « grands Uruguayens ». Les titres de champion d’URSS en 1964 et 1971 revêtent ainsi une signification cruciale dans le récit national géorgien. Seuls deux autres clubs issus des républiques nationales ont remporté le championnat, l’Ararat arménien en 1973 et le Dynamo Minsk en 1982. Ces victoires marquent un jalon significatif vers une émancipation vis-à-vis de la tutelle soviétique.

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L’équipe du Dynamo Tbilissi en 1981 // footballinussr.fmbb.ru

Au fil des années, le football devient un terrain sacré où se célèbre en creux une identité géorgienne plutôt que soviétique. Bien avant même qu’il soit porteur d’une puissante mémoire politique, le Dynamo Tbilissi est l’incarnation vivante du sentiment de fierté nationale. À mesure que ses succès s’accumulent, il écrit le roman national, nourrissant l’espoir d’indépendance des Géorgiens. La victoire en Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe en 1981 a marqué le point culminant dans l’épopée nationale géorgienne, source de fierté, mais aussi l’affirmation audacieuse d’une identité géorgienne distincte, au-delà du statut d’une simple république soviétique. Cette victoire est l’objet d’une lutte médiatique : tandis que les Géorgiens parlent d’un triomphe national, les Russes — ainsi que la plupart des journaux européens — la perçoivent comme une victoire soviétique.

Le football, sport le plus populaire de l’URSS, reflétait en réalité fidèlement les divisions, faussement dissimulées, de l’empire multiethnique. Alors que les Géorgiens représentaient moins de 2 % de la population de l’URSS, ils ont largement contribué au prestige de l’équipe soviétique : lors du premier Euro en 1960, trois Géorgiens ont été décisifs dans le succès de la Sbornaya. Néanmoins, leurs succès individuels ont été ensevelis, en cohérence avec la politique russe de contrôle des minorités nationales.

Comme l’explique Nino Samkharadze, analyste au Georgian Institute of Politics de Tbilissi, le football, en mobilisant les masses, a significativement influé sur le réveil du nationalisme de la Géorgie contemporaine dans la seconde moitié du XXe siècle. Le nationalisme, associé étroitement aux sentiments d’appartenance commune, de fierté et de patriotisme, est aussi « un processus constant qui rappelle aux citoyens leur identité et leur place dans le monde ». Le pouvoir unificateur du football, illustré par des événements tels que les manifestations de joie du 13 mai 1981 à la suite du sacre européen, sous-tend l’émergence d’une conscience nationale géorgienne, qui repose sur la fierté d’être géorgien et sur le rejet de la domination soviétique.

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L’équipe du Dynamo Tbilissi accueillie à l’aéroport de Moscou après leur victoire en Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe. Photo : Givi Kikvadze, archive.gov.ge

Un sport populaire comme marqueur d’indépendance

L’équipe de Géorgie, en représentant la population géorgienne, cultive un sentiment d’unité et d’union nationale, qui prend une importance particulière dans le cadre du système soviétique. Cette dimension politique anticipe les événements à venir de l’histoire du pays.

Ce sport national devient peu à peu partie intégrante de la politique nationale de la Géorgie soviétique. Les succès footballistiques sont autant de revendications d’autonomie vis-à-vis de Moscou. À partir des années 1980, la perestroïka et la glasnost initiées par Gorbatchev entraînent un rejet croissant et une critique de l’autorité centrale dans plusieurs républiques. En Géorgie, ce mouvement donna lieu à l’amplification des revendications du mouvement nationaliste, incarné par des figures tels que Zviad Gamsakhourdia, qui deviendra président après l’indépendance, de mai 1991 à janvier 1992. La conscience des dirigeants géorgiens de l’importance politique et identitaire du football se manifeste notamment par des investissements notables dans les infrastructures. Edouard Chevardnadze, alors premier secrétaire du PC géorgien, pousse ainsi Moscou à financer la construction d’un stade. Peu à peu, le ballon rond sort de l’arène pour s’imposer, de plus en plus explicitement, comme un symbole de lutte pour l’indépendance de la Géorgie. Ce processus culmine en 1990 avec la décision des autorités géorgiennes de retirer le Dynamo Tbilissi — création de la police soviétique — des compétitions soviétiques. Le premier match du championnat géorgien a lieu le 30 mars de la même année, en présence de Gamsakhourdia. Ces événements marquent les premiers pas vers une Géorgie souveraine, la célébration du drapeau géorgien trace la voie à suivre.

Au fur et à mesure, l’arène sportive s’est imprégnée d’un sentiment antisoviétique, ouvertement politique. En 1990, peu de temps après le retrait du Dynamo Tbilissi de la Fédération de football d’URSS, le club est rebaptisé Iberia Tbilissi (du nom de l’ancien royaume de Karthli, situé dans l’actuelle Géorgie orientale). Ce changement de nom semble anecdotique, mais il est en réalité symptomatique des luttes et des aspirations de la Géorgie lors de la chute de l’Union soviétique. De même que le changement de nom du stade Lénine, devenu stade Boris-Païchadze : il s’agit d’un acte politique affirmant l’indépendance culturelle et linguistique de la Géorgie à travers ce sport. Néanmoins, le club revient à son nom historique, « Dynamo Tbilissi », en 1992, car il s’agit d’un élément central — bien que soviétique — de son identité, notamment aux yeux de la population géorgienne qui a suivi son évolution et ses succès.

Le football a donc été une composante essentielle dans la formation du sentiment national et de l’identité nationale sur lesquels se fonde la Géorgie indépendante. Alors que la Géorgie vient de fouler pour la première fois les pelouses européennes, avec en arrière-plan la résurgence de liens tumultueux avec la Russie et une mise en avant médiatique du pays, il est pertinent de réinterroger les enjeux socio-politiques du ballon rond.

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Match Géorgie – Portugal le 27 juin dernier // Ministère de la Culture et des Sports de Géorgie

Une épopée européenne au cœur de liaisons dangereuses avec la Russie

La crise politique actuelle en Géorgie est caractérisée par les tensions entre le gouvernement et l’opposition pro-européenne. Derrière ces affrontements visibles se cache une lutte d’influence plus large, entre la Russie d’un côté et l’Union européenne de l’autre. Le parti au pouvoir, Rêve géorgien, dirigé en coulisses par l’oligarque Bidzina Ivanishvili, mène une politique conservatrice et anti-occidentale controversée, qui exacerbe les divisions politiques au sein du pays. En témoignent les manifestations récentes contre l’adoption de la loi sur « la transparence de l’influence étrangère ». Cette loi, perçue comme un outil pour limiter l’influence des ONG et des médias occidentaux, a suscité de vives critiques et provoqué des protestations massives à Tbilissi, puis dans l’ensemble du pays.

L’adoption de ce texte, malgré le veto de la présidente Salomé Zourabichvili, signe un rapprochement tant idéologique que concret du parti au pouvoir avec la Russie. Dès l’indépendance en 1991, les relations entre la Géorgie et la Russie étaient complexes. Elles restent aujourd’hui tumultueuses. En effet, la Géorgie peine à se détacher de la sphère d’influence russe. Le grand voisin, à la chute de l’Union soviétique, déploie une stratégie de maintien de son influence dans les ex-républiques soviétiques. Il tente notamment de maintenir sa mainmise sur le territoire géorgien en soutenant les revendications d’indépendance des États autoproclamés d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, entravant ainsi la souveraineté de la Géorgie et la condamnant au statut d’État affaibli.

Le traumatisme des guerres successives, et notamment celle de 2008, a accentué l’aversion d’une partie de la population géorgienne pour la Russie. Ce sentiment est particulièrement observable dans l’accueil réservé aux citoyens russes, arrivés par vagues d’immigration à la suite de la guerre en Ukraine. La population, surtout la jeunesse, se montre réticente à entretenir des relations cordiales avec les Russes. Beaucoup refusent de parler russe et expriment un soutien indéfectible à l’Ukraine. Ce rejet se manifeste également matériellement dans l’espace public : les rues de Tbilissi sont couvertes de nombreux graffitis condamnant la Russie, de manière plus ou moins virulente. 

À un moment clef du processus d’adhésion à l’Union européenne (la Commission ayant accordé le statut de candidat au pays en décembre 2023), la société civile et l’opposition en Géorgie redoutent une dérive autoritaire du gouvernement. Dans ce contexte, chaque loi, déclaration ou manifestation, qu’elle soit sportive ou politique, est perçue comme un pas en avant ou en arrière vers l’intégration européenne. En effet, 80 % des citoyens considèrent l’intégration à l’UE comme positive pour l’avenir du pays. Ce soutien massif reflète implicitement la volonté de rompre avec le passé soviétique et de s’émanciper de l’influence russe. Pour de nombreux Géorgiens, l’avenir européen trace la voie vers la liberté, la démocratie et le développement, trois concepts que le football incarne.

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Levan Kobiachvili. Photo : Lasha Kurpashvili, Fédération géorgienne de football

Les Croisés, au « croisement » de l’instrumentalisation politique et de la passion populaire

L’appropriation collective du football en Géorgie est ambivalente. Une partie de la population s’en sert comme plateforme pour défendre la voie européenne, tandis que de nombreuses personnalités politiques cherchent à asseoir leur popularité en invoquant leur soutien financier et politique au football. Plus largement, la participation des Croisés à l’Euro 2024 survient dans un contexte politique tendu, avant les élections législatives d’octobre.

Alors que le gouvernement géorgien semble œuvrer pour éloigner son pays de l’Union européenne, les exploits sportifs galvanisent le soutien populaire mais donnent l’illusion que les objectifs, notamment européens, sont toujours partagés et prioritaires. En effet, quelques minutes après la victoire des Jvarosnebi ( « Les Croisés ») contre la Grèce le 26 mars 2024, Kakha Kaladze, défenseur légendaire de l’AC Milan devenu maire de Tbilissi, et le Premier ministre Irakli Kobakhidze se sont rendus sur la place de la République, dans le centre de la capitale, pour prononcer un discours saluant un jour historique et vantant le rôle du parti Rêve géorgien dans ce succès. Dans un contexte où une jeunesse largement pro-européenne se heurte à un gouvernement fortement critiqué pour ses liens à la fois idéologiques et pratiques avec la Russie, le football devient un outil de communication gouvernementale.

L’expression des joueurs géorgiens semble soumise à un étroit contrôle politique. Les deux hommes forts du football géorgien, le président de la Fédération, Levan Kobiachvili, et le maire de Tbilissi, Kaladze, deux anciens footballeurs stars aujourd’hui dans les rangs du parti au pouvoir, tiennent la barre. À la suite de leur qualification, les joueurs ont crié devant la foule leur fierté de rallier l’Europe et ont affirmé que de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud — deux régions qui couvrent 20 % du territoire géorgien et que la Russie occupe depuis 2008 —, appartiennent à la Géorgie. Dans ce cas, le gouvernement n’a rien trouvé à redire, affichant sans relâche son ambition de rejoindre l’UE, et l’occupation n’est pas un sujet de débat en Géorgie.

Cependant, certains joueurs ont provoqué des tollés. Giorgi Kochorashvili, footballeur international géorgien, a publié sur Instagram au début du mois d’avril une photo de sa nièce agitant un drapeau européen, en soutien aux manifestants. Cette publication s’est rapidement diffusée, suscitant l’admiration de nombreux Géorgiens qui l’ont partagée avec des messages d’approbation. Son compte fut rapidement supprimé, entraînant des spéculations sur une possible injonction du parti au pouvoir. Celui-ci n’a en effet pas tardé à réagir par l’intermédiaire de Kaladze, qui a souligné que le combat européen, défendu par le footballeur, était aussi bien celui du peuple que celui du parti Rêve géorgien, avant d’accuser les manifestants de forcer les joueurs à exprimer leur position politique. Cette déclaration divise l’opinion publique, illustrant les tensions entre la population pro-européenne cherchant l’appui des Croisés et les manœuvres politiques évidentes du gouvernement.

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Accueil solennel de l’équipe nationale à Tbilissi le 2 juillet dernier // 1tv.ge

L’Euro, un outil de soft power et de revendication populaire d’une appartenance politique ?

Parallèlement aux tentatives de récupération politique des succès de l’équipe nationale, la Géorgie soutient son équipe comme un seul homme. Les joueurs représentent non seulement l’excellence sportive mais aussi les aspirations européennes du pays (l’immense majorité des joueurs sélectionnées jouent en Europe). Cet événement est perçu comme une rare opportunité de rayonnement international et de promotion de l’européanité de la Géorgie, malgré les tensions politiques internes et les débats sur l’intégration européenne.

Le football, notamment dans le contexte de l’Euro 2024, est également exploité par les citoyens géorgiens, en témoigne la reprise de chants sportifs lors des manifestations ou encore les prises de position de divers joueurs de l’équipe nationale, notamment sur les réseaux sociaux. L’intersection entre sport et politique est fine, mais également multidirectionnelle. L’Euro est ainsi un moyen pour une partie de la population géorgienne de faire passer un message politique : par exemple, lors du match opposant la Géorgie à la Turquie, les supporters ont scandé « Poutine khouïlo » (« Poutine est un connard »), exprimant leur opposition à la Russie de Vladimir Poutine. Les chants sportifs sont lourds de signification, dans le contexte de protestation politique, et marquent également un sentiment de solidarité au sein de la population, lui rappelant des moments d’unité vécus autrefois dans les stades.

Le sport power se pense dans l’interaction entre ses acteurs, en l’occurrence l’UEFA et les États-membres représentés par leurs Fédérations. À l’instar de la FIFA, l’UEFA a une ambition inclusive, comme en témoigne l’intégration du Kosovo en 2020. En 2018, avec la création d’une nouvelle compétition (la Ligue des nations), elle a facilité l’accès des équipes secondaires à l’Euro. Pour les nations non européennes, le football est un moyen d’exister, si ce n’est de se faire reconnaître. Pour la première fois, les Croisés (re)présentent les couleurs de la Géorgie en Europe, s’offrant une occasion exceptionnelle de briller. En raison de son exposition médiatique mondiale, le football est crucial dans la définition de l’identité géorgienne, elle-même essentielle pour l’avenir du pays. Bien que le sport power géorgien reste timide, notamment au regard de son voisin azerbaïdjanais, un effort considérable a été fait depuis 2015. Les tentatives maladroites des acteurs politiques de s’approprier le football avec son pouvoir d’influence démesuré (le Géorgien le plus célèbre des deux côtés de la mer Noire est un joueur de football), ne peuvent qu’échouer, tant la dimension politique de ce sport est déterminée — les Soviétiques l’avaient bien compris — par la manière dont s’en emparent les masses. Autrement efficace sont l’investissement massif et les résultats notables, une politique d’influence illustrée par la dernière Coupe du monde au Qatar, et que la Géorgie s’efforce de reproduire à son échelle.

Selon Nino Samkharadze, la participation à l’Euro 2024 est politique, comme l’ont été les succès du Dynamo et la victoire de la Géorgie face à la Russie en 2003. « Si le football acquiert une dimension européenne, alors la société suivra », explique-t-elle, soulignant que le sport montre le chemin vers l’Union européenne, non seulement sur le plan culturel mais aussi institutionnel.

Conclusion

À l’image de la Géorgie, le football géorgien est un produit hybride, façonné par les interactions entre son territoire et des influences extérieures, et disputé entre ses gouvernements successifs et la population. Utilisé par le pouvoir russe dès son origine, il a progressivement offert bien plus qu’un terrain où la périphérie pouvait affronter le centre. Il s’est érigé en discours, en récit national dans la lutte pour une Géorgie moderne et libre.

Le printemps sportif géorgien est aussi bien la confirmation de progrès socio-politiques importants que la promesse de nombreux autres à suivre, malgré la peur sourde, parfois panique, de voir la Géorgie régresser sans pouvoir rien y faire. Avec la participation de l’Ukraine et l’absence de la Russie pour des raisons politiques, cette compétition européenne dessine également l’espoir d’une autre voie pour l’espace post-soviétique. Dans le Caucase, si la Géorgie est remise en question dans son statut de phare de la démocratie, elle inspire particulièrement l’Arménie, qui a amorcé un grand virage européen et espère bien rejoindre la Géorgie lors des prochaines grandes fêtes footballistiques.

Katerina Bernardin travaille sur l’espace post-soviétique et notamment auprès d’organisations de la société civile en Ukraine et dans le Caucase.

Théotime Coutaud travaille dans le Caucase avec diverses organisations de la société civile et médias locaux.

Notes

  1. Voir Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, 1996.

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