La « mission de paix » d’Orbán et l’UE

Après sa « mission de paix » internationale autoproclamée, Viktor Orbán se positionne clairement comme un lien européen entre Poutine et Trump, malgré la désapprobation de l’UE. Prônant une position « accommodante » vis-à-vis de la guerre de la Russie, il renforce pour l’instant sa position au sein de l’UE en créant un groupe des « Patriotes pour l’Europe » au Parlement européen. En attendant l’arrivée de son ami Donald Trump à la Maison-Blanche…

La présidence tournante hongroise de l’UE, qui a débuté début juillet, a été déviée, certains diraient même détournée, de l’agenda de l’Union vers l’agenda international d’un État membre. Elle a été lancée non pas à Bruxelles, comme c’est généralement le cas, mais à Kyïv, où Orbán a rencontré le président Zelensky et a entamé sa « mission de paix » internationale autoproclamée, qui l’a conduit en dix jours à Moscou pour des entretiens avec Poutine, puis à Pékin pour rencontrer le président Xi, et a conclu son tour du monde au sommet de l’OTAN à Washington et à Mar-a-Lago, en Floride, avec Donald Trump.

Oubliez l’ennuyeux agenda européen avec son Green Deal et l’approfondissement du marché unique ; il s’agit de « paix mondiale » avec la Hongrie d’Orbán, qui boxe clairement au-dessus de son poids, utilisant la présidence de l’UE pour promouvoir sa personne et ses priorités sans aucun mandat de l’UE, comme le lui a rapidement rappelé Josep Borrell, jusqu’à présent en charge de la coordination de la politique étrangère de l’UE. En effet, cette présidence hongroise sera très clairement en désaccord avec le consensus de l’UE sur plusieurs questions majeures de politique étrangère, notamment sur les relations avec la Russie et l’élargissement de l’UE à l’Ukraine, mais aussi avec la Chine — allié crucial de la Russie — et les États-Unis au milieu de la candidature de Trump à la présidence.

La « tournée de la paix » d’Orbán sape clairement la capacité à formuler une politique européenne à l’égard de la Russie et la nécessité d’un soutien fort à l’Ukraine. Imaginez le dialogue au Conseil de l’UE entre le Premier ministre hongrois « apaisant » et la nouvelle Haute représentante de l’UE pour la politique étrangère, une opposante farouche à l’impérialisme russe, la Première ministre estonienne Kaja Kallas. Orbán a utilisé le chantage et la menace du droit de veto lors de la réunion du Conseil européen de décembre 2023 pour débloquer 10 milliards d’euros de fonds européens (en quittant la session pour une pause-café de cinq minutes). Il s’agit là de politique transactionnelle ou de « cakeism » — manger le beurre et l’argent du beurre — dans sa forme la plus grossière. Mais cela a fonctionné jusqu’à présent pour Orbán. Son utilisation internationale de la présidence tournante de l’UE a été rendue possible par l’accalmie à Bruxelles, due à la transition entre la Commission sortante et la nouvelle Commission en cours de nomination, mais aussi par l’affaiblissement des positions de la France et de l’Allemagne au lendemain des élections européennes (suivies en France par des élections législatives avec le fort score du RN de Marine Le Pen, un allié de Viktor Orbán).

Comment lire l’Ostpolitik hongroise ? Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022, la Hongrie traîne les pieds pour prendre des sanctions contre la Russie et soutenir l’Ukraine en guerre. La première visite d’Orbán à Kyïv le 2 juillet pour rencontrer le président Zelensky avait pour but d’explorer les « possibilités de parvenir à la paix » tout en énumérant une série de demandes hongroises concernant l’amélioration de la protection des minorités (hongroises en particulier) comme condition d’un éventuel rapprochement entre Kyïv et l’UE.

Le principal argument sous-jacent est le suivant : Orbán, adepte de la Realpolitik, considère que l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre contre la Russie et qu’il est donc nécessaire de mettre fin au conflit, au moins par un cessez-le-feu, avec vraisemblablement l’acceptation par Kyïv de certaines pertes territoriales. La position d’Orbán fait clairement le jeu de Poutine, même si elle n’est pas (comme on le dit souvent) simplement « pro-russe ». Ni lui, qui, en juin 1989, a réclamé à Budapest le départ des troupes russes, ni les Hongrois en général ne sont « russophiles ». Ils se souviennent de leur histoire : 1848-1949 et 1956, à deux reprises les Russes ont « rétabli l’ordre » à Budapest après une révolution démocratique avortée. Mais Orbán a délibérément exploité un sentiment largement répandu dans la société ( « restons à l’écart » de ce conflit, « ce n’est pas notre guerre ») et, dans le même temps, a profité des avantages économiques découlant de sa complaisance ouverte à l’égard de Poutine (approvisionnement bon marché en pétrole et en gaz). La relation avec Poutine est fondée sur un « réalisme » proclamé (dans les années à venir, « l’Europe devra trouver un modus vivendi avec la Russie »), mais aussi sur les affinités d’Orbán avec le régime kleptocratique russe et ses homologues nationalistes autoritaires, dont Erdoğan, Netanyahou et Trump.

Une autre dimension est le ressentiment ravivé à l’égard de l’Europe occidentale. Il remonte au traumatisme de Trianon (1920, lorsque la Hongrie a perdu les deux tiers de son territoire et un tiers de sa population au nom du soutien occidental à l’ « autodétermination nationale »). Le discours d’Orbán du 15 mars, commémoration annuelle de la révolution de 1848, cite le poème de Sandor Petöfy « Serons-nous esclaves ou libres… », fait référence à la résistance hongroise aux empires, ottoman, habsbourgeois, soviétique et maintenant à l’UE/Bruxelles, présentée comme une nouvelle forme de domination impériale. Mais il ne mentionne pas la guerre d’agression menée par la Russie à ses portes. La position « anticoloniale » de la Hongrie fait désormais partie d’un récit national révisé, alors qu’elle refuse d’encadrer la résistance de l’Ukraine à l’annexion.

La Hongrie affirme être en faveur de l’élargissement de l’UE vers l’Est, mais pas vers l’Ukraine. La promesse d’adhésion à l’UE, faite sous la présidence française en juin 2022, se voulait un geste politique et symbolique de soutien à un pays agressé. Pour M. Orbán, de tels pourparlers sont « prématurés » ; en outre, les agriculteurs hongrois seraient perdants et les « fonds de cohésion » destinés à l’Ukraine seraient versés « aux dépens des Hongrois », a déclaré M. Orbán en décembre dernier. Il est plutôt favorable à un élargissement aux Balkans, ce qui signifie pour lui la Serbie, où son alter ego, le président Aleksandar Vučić, pratique une « démocratie illibérale » similaire. Le projet d’élargissement de l’UE à l’Est était il y a vingt ans et reste aujourd’hui basé sur la consolidation de la démocratie ; pour Orbán, il s’agit de renforcer les « illibéraux » nationalistes à l’intérieur de l’UE.

La « tournée de la paix » d’Orbán s’est achevée par une dimension transatlantique aux États-Unis, lors du sommet de l’OTAN à Washington, à l’occasion du 75e anniversaire de l’alliance. Il y a reçu un accueil glacial de la part de ses compatriotes européens et de ses hôtes américains et a dû écouter le discours de l’orateur invité, M. Zelensky, qui a rappelé à l’assistance que « tous les dirigeants ne sont pas habilités à mener des négociations. Pour cela, il faut avoir un certain pouvoir. » Orbán connaît bien les limites de son pouvoir. D’une manière qui rappelle son comportement sur les sanctions de l’UE à l’égard de la Russie, il a critiqué certaines politiques de l’OTAN à l’égard du conflit ukrainien sans pour autant s’opposer aux mesures de soutien à l’Ukraine adoptées lors du sommet.

L’essentiel des réserves d’Orbán a été exprimé par son ministre des Affaires étrangères Péter Szijjártó qui (le 12 juillet 2024) a qualifié la politique de l’OTAN à l’égard de l’Ukraine d’échec et a accusé les alliés de pratiquer une politique de deux poids deux mesures : dans le conflit du Moyen-Orient, l’Occident encourage Israël à négocier un cessez-le-feu avec le Hamas, mais dans le cas de l’Ukraine, il ferme la porte aux négociations. De même, a ajouté M. Szijjártó, l’UE fait pression sur la Hongrie pour qu’elle mette fin à sa coopération avec la Russie en vue de la construction d’une centrale nucléaire, alors que les États-Unis renforcent leur coopération avec la Russie pour le traitement de l’uranium.

Dernier point, mais non des moindres. Après le sommet de l’OTAN présidé par le président Biden, Orbán a rendu visite à Trump à Mar-a-Lago. Orbán est un admirateur de la première heure ( « Le Brexit a ouvert la porte, avec Trump nous avons franchi le seuil. La non-démocratie libérale est terminée. Quelle journée ! Quelle journée ! Quel jour ! », Daily Telegraph, le lendemain de l’élection de Trump en novembre 2026) et, au fil des années, il a développé une relation avec l’ancien et peut-être futur président américain.

« Là-bas, c’est MAGA, ici, c’est MEGA. » La devise de la présidence d’Orbán « Make Europe Great Again » est délibérément un écho de la version américaine de Trump. Son « trumpisme » pour l’Europe est présenté comme un investissement dans la version hongroise, une « relation spéciale » avec les États-Unis. Le reste de l’Europe tremble, les Ukrainiens ont de bonnes raisons de craindre le retour à la Maison-Blanche (plus probable car Biden se désintègre en direct à la télévision) de celui qui prétend régler la guerre ukrainienne (avec Poutine, qui d’autre ?) en 24 heures. Les conseillers de Trump ont suggéré que l’aide future à l’Ukraine soit conditionnée à sa volonté de prendre part à un accord négocié avec la Russie (incluant des pertes territoriales et un statut de neutralité). Le vice-président qu’il a choisi, J.D. Vance, partage ce point de vue.

Il en va de même pour Viktor Orbán, qui tente clairement de se positionner comme un lien européen entre Poutine et Trump. Pour renforcer son rôle sur la scène internationale et au sein de l’UE, il vient de lancer les « Patriotes pour l’Europe », un rassemblement hétéroclite de partis nationalistes et populistes allant du RN de Marine Le Pen à Gert Wilders aux Pays-Bas, en passant par des voisins d’Europe centrale tels que Robert Fico en Slovaquie ou Andrej Babiš en République tchèque, qui vient de remporter les élections européennes et est en bonne position pour devenir le prochain Premier ministre de la République tchèque. Tous ces partis partagent une approche souverainiste de l’intégration européenne et, ce qui est important dans la situation actuelle, une position « accommodante » vis-à-vis de la guerre de la Russie ou, si vous préférez, du « camp de la paix » à l’intérieur de l’UE. C’est là que la « mission de paix » internationale d’Orbán rejoint son programme interne pour l’Union européenne.

rupnik bio

Jacques Rupnik est spécialiste des problématiques de l'Europe centrale et orientale, directeur de recherche émérite à Sciences Po, diplômé en histoire à la Sorbonne, en science politique à Sciences Po, en russe à l'INALCO, en études soviétiques à l'université Harvard, et docteur en histoire des relations internationales à l’université Paris 1.

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