Les failles de l’échange de prisonniers entre l’Occident et la Russie

L’Allemagne a cédé à la pression américaine et a libéré l’assassin Krassikov, obtenant en échange la libération de plusieurs opposants russes. Cependant, le choix des opposants amène une question : pourquoi les autorités allemandes n’ont-elles pas exigé également la libération d’opposants bélarusses ou de prisonniers de guerre ukrainiens, comme Maksym Butkevych, défenseur des droits de l’homme ukrainien, enlevé et jeté en prison par les Russes ? En outre, l’élargissement de Krassikov crée un précédent juridique dangereux pour l’état de droit en Allemagne et pour l’impunité des tueurs du Kremlin.

En plus du code d’honneur entre voleurs — qui est en usage dans une partie du monde criminel —, il existe en Russie un code d’honneur entre meurtriers : le code informel du Kremlin.

L’existence de ce code se manifeste de différentes manières. L’une d’elles est la célébration ostentatoire des Russes ayant participé — selon des enquêtes journalistiques ou des autorités d’autres pays — à des assassinats très médiatisés. Par exemple, en 2022, Poutine a décerné le titre honorifique de « Garde » à une brigade de l’armée russe identifiée par le ministère ukrainien de la Défense comme étant responsable du massacre de civils ukrainiens dans la ville de Boutcha, près de Kyïv.

Une autre preuve est l’effort acharné que Moscou déploie pour libérer les citoyens russes arrêtés ou emprisonnés pour meurtre ou crimes liés au meurtre par les États occidentaux.

Par exemple, jusqu’en 2022, le Kremlin était obsédé par l’idée de faire sortir Viktor Bout, un grand trafiquant d’armes russe, fournisseur des pires régimes et organisations extrêmistes de la planète, de la prison américaine où il avait été incarcéré en 2012 pour des crimes de terrorisme. Le régime russe a réussi, et Bout a été échangé contre une star américaine de basketball que la Russie avait condamnée à 9 ans pour avoir apporté avec elle moins d’un gramme d’huile de cannabis médicalement prescrite à Moscou.

Après son succès avec Bout, l’attention du Kremlin s’est tournée vers Vadim Krassikov, un assassin du FSB condamné en 2021 à la réclusion à perpétuité en Allemagne pour le meurtre à Berlin de Zelimkhan Khangoshvili, qui avait combattu contre les forces fédérales russes lors de la deuxième guerre de Tchétchénie et la guerre russo-géorgienne de 2008.

Krassikov est devenu la principale exigence de Moscou dans toutes les négociations avec Washington concernant les échanges potentiels de citoyens américains emprisonnés en Russie pour diverses accusations. Sous la pression du Kremlin, la Maison-Blanche a, à son tour, exercé des pressions sur la chancellerie allemande pour qu’elle libère Krassikov.

Berlin a résisté sagement à la pression américaine — après tout, Krassikov n’était ni un espion ordinaire ni un contrebandier, mais un assassin condamné — jusqu’à ce que des représentants de divers groupes d’activistes convainquent le chancelier Olaf Scholz que l’homme politique russe d’opposition Alexeï Navalny, emprisonné en Russie, devait être sauvé à tout prix, même si cela impliquait de céder sur Krassikov. Sans résultat finalement, puisque Navalny n’a pas survécu aux tortures physiques et psychologiques brutales qu’il a subies en prison, si tant est qu’il n’ait pas été assassiné.

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Accueil des Russes échangés contre des Américains et des dissidents, le 1er août dernier // kremlin.ru

Et pourtant, le 1er août de cette année, Moscou a finalement réussi : Krassikov est retourné au bercail. Il faisait partie du « package occidental », dans le cadre d’un vaste échange de prisonniers entre la coalition occidentale dirigée par les États-Unis et la Russie, et soutenue par le Bélarus. L’Occident a récupéré 16 personnes (citoyens occidentaux et activistes de l’opposition russe), tandis que la Russie a vu revenir 8 personnes (principalement des espions). Cependant, sans Krassikov dans le « package occidental », la Russie n’aurait accepté aucun échange.

Malgré les tentatives de présenter cet échange de prisonniers comme un acte d’humanisme et un succès diplomatique, la remise de Krassikov à Moscou par Berlin représente une erreur majeure sur les plans humanitaire, juridique et sécuritaire.

L’action humanitaire doit être guidée par des principes d’humanité et d’impartialité, et pourtant il semble que l’Allemagne — en dressant la liste des personnes qu’elle demanderait à la Russie — se soit exclusivement intéressée aux prisonniers politiques russes, comme si les prisonniers d’autres nationalités n’avaient pas besoin d’être libérés de leur captivité dans les Goulags russes et bélarusses. Le règlement de Berlin semble sous-entendre que les prisonniers ukrainiens, tels que le défenseur des droits de l’homme Maksym Butkevych, capturé par les Russes et condamné à 13 ans de camps pour des faits fabriqués, ou les prisonniers politiques bélarusses, tels que Maria Kalesnikava, condamnée à onze ans de Goulag bélarusse pour avoir participé aux protestations contre la réélection frauduleuse de Loukachenko, ne sont pas à la hauteur des prisonniers russes inclus dans la liste d’échange. Où est l’humanisme dans tout cela ?

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Rassemblement près de l’ambassade bélarusse à Vilnius pour la libération des prisonniers politiques du régime Loukachenko, le 8 mars 2024 // tsikhanouskaya.org  

La libération de Krassikov est également une catastrophe juridique parce que l’Allemagne a effectivement sacrifié la justice à des fins politiques. La Russie a hérité de l’Union soviétique une pratique informelle connue sous le nom de telefonnoïe pravo (justice par téléphone) : lorsque des décisions et des directives sont données par téléphone par des hauts fonctionnaires à leurs subordonnés, en contournant les canaux juridiques et les procédures officielles. Désormais, l’Allemagne a son propre cas de telefonnoïe pravo de haut niveau, et on ne peut que souhaiter bonne chance à Berlin la prochaine fois qu’elle invoquera avec révérence l’idée de l’état de droit dans ses débats avec Moscou. Sans parler des amplifications du discours du Kremlin sur la soumission politique de l’Europe aux États-Unis.

Aujourd’hui, l’Europe est confrontée à l’agression russe contre l’Ukraine, la plus grande guerre sur le continent depuis la Seconde Guerre mondiale. L’Europe est confrontée à des réseaux criminels gérés par la Russie pour étendre ses attaques sur le sol européen. Et l’Europe est déconcertée quant à la manière de gérer le régime voyou de Viktor Orbán, qui a décidé d’assouplir les restrictions de visa pour les citoyens russes et bélarusses, leur permettant d’entrer dans l’espace Schengen sans passer par les contrôles de sécurité nécessaires.

Ce contexte renforce encore le message que Berlin a envoyé à Moscou en libérant Krassikov : les tueurs russes peuvent se sentir en sécurité si la Russie trouve un moyen de manipuler les Européens. C’est en effet plus qu’un message — c’est une invitation à Moscou à poursuivre, voire à intensifier, ses activités malveillantes et souvent mortelles en Europe.

En libérant l’assassin russe, l’Allemagne a commis une erreur irresponsable et injustifiable qui sape la sécurité européenne — une erreur que le régime de Poutine exploitera et qui se retournera contre la liberté et la vie de bien davantage de personnes à l’avenir.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

shekhovtsov

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche), Senior Fellow à la Free Russia Foundation (États-Unis), expert à la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (Allemagne) et chercheur associé à l'Institut suédois des affaires internationales (Suède). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et du livre Russia and the Western Far Right : Tango Noir (Routledge, 2017).

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