La déchéance de Donetsk sous l’occupation russe

Le philosophe Sergueï Medvedev réalise pour le service russe de Radio Svoboda un podcast intitulé « Le Code de la ville », où ses invités parlent de leurs villes. Dans cet épisode, il s’entretient avec le journaliste ukrainien russophone Dmitri Dournev, qui est né dans le Donbass et a travaillé à Donetsk jusqu’en 2020. Son récit permet de mieux comprendre ce qu’était cette ville et cette région avant l’occupation russe, et ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Contrairement à un cliché répandu, le Donbass occupé n’a pas tant été russifié que dévasté, et les survivants espèrent la fin de la « république des bandits » qu’est la DNR.

Donetsk était-il une ville verte ou noire ? Une ville de jardins ou une ville de mines ?

Donetsk était une ville verte, une ville de roses, comme on le disait. En 1979, Donetsk a été reconnue comme la ville industrielle la plus verte du monde. Nous étions très fiers de ce record : un million de roses rouges étaient plantées à Donetsk ! On disait aussi aussi qu’il y avait un million d’habitants, mais la ville n’atteignait pas ce chiffre. Dans les années post-soviétiques, il y avait environ 800 000 habitants, mais comme un financement budgétaire spécial commençait à un million d’habitants, les autorités locales essayaient toujours de gonfler ce chiffre.

Était-ce une ville prospère sous le pouvoir ukrainien ? 

Donetsk était une ville extrêmement prospère, avec le meilleur stade d’Europe de l’Est, et avec le deuxième salaire le plus élevé d’Ukraine après Kyïv, parfois même le premier. Il y avait un aéroport magnifique, d’où de nombreuses compagnies low-cost proposaient des vols pour 20-30 euros vers Istanbul, Francfort, Paris, partout. Ma mère et mon frère allaient à chaque match du Chakhtar Donetsk pour une somme modique. Il y avait un fan-club du Chakhtar, un stade incroyable avec d’excellents restaurants, des musées, des sièges nominatifs, une multitude d’activités, un secteur pour les enfants. Aujourd’hui, le stade est envahi par la végétation, et des renards vivent près du terrain.

Comment était la vie à Donetsk dans les dernières décennies du pouvoir soviétique? 

Donetsk s’est constitué à partir des villages autour des mines et de l’usine métallurgique. Ces villages ont fusionnés avec la ville de Donetsk [nommée alors Stalino, NDLR] au milieu des années 1920, les tramways ont été mis en service en 1927, et c’est à partir de ce moment qu’elle a commencé à devenir une véritable ville. Elle s’est rapprochée du million d’habitants après la Seconde Guerre mondiale, lorsque tout était en reconstruction. Dans les années 1970, le canal Siversky Donets-Donbass a été lancé, apportant de l’eau en grande quantité pour la grande industrie.

Donetsk est devenue une ville millionnaire, une ville prospère, qui nourrissait tout le monde selon les catégories soviétiques de première et de deuxième classe. Pendant les années soviétiques, venir chez mes parents à Donetsk signifiait pour moi toujours la présence de saucisson dans les magasins : une ou deux sortes — c’était déjà beaucoup ! En 1982, nous sommes allés à Donetsk pour acheter notre premier magnétophone, le Sonata-206. C’était une grande ville, bien approvisionnée, où les magnétophones se vendaient tout simplement dans les magasins, sans file d’attente !

À cette époque, les mineurs formaient une véritable garde du travail, pour la simple raison que de jeunes gars pouvaient gagner des salaires atteignant mille roubles. Le vendredi, ils pouvaient se permettre de beaux week-ends. Mon ami, le rédacteur en chef du journal Sport Arena, Edouard Kisselev, a travaillé un temps comme mineur. Il racontait comment ils prenaient l’avion pour Tallinn, louaient un hôtel, se promenaient, buvaient de la bière, et revenaient au travail le lundi.

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Fragment du tableau de Mikhaïl Troufanov Le Mineur, 1959 // Domaine public

C’était des sommes énormes selon les normes soviétiques ! À titre indicatif, le salaire moyen d’un ingénieur était de 120 roubles.

Cela a créé un climat particulier. Les épouses des mineurs ne travaillaient pas, s’habillaient de manière ostentatoire, faisaient leurs courses sur les marchés [les marchés dits kolkhoziens écoulaient la production paysanne privée, plus variée et de meilleure qualité que la production étatisée, mais à des prix beaucoup plus élevés, NDLR], et le marché s’orientait en fonction de leurs besoins. J’ai encore connu cette vie, quand je suis entré en 1985 à l’Institut médical de Donetsk, je voyais ces mineurs acheter toutes les meilleures places au stade pour les matchs. Ils sortaient des mines, n’ayant pas eu le temps de se laver complètement, avec de la poussière de charbon autour des yeux, et on avait l’impression que tous les hommes portaient du khôl autour des yeux. Mais ils se sentaient les maîtres à bord, et il y avait tout un rituel particulier autour du football.

Les Russes ont détruit ce monde, l’ont simplement balayé. À Donetsk, il y avait deux grandes mines — depuis 2020, elles n’existent plus. On continue à pomper de l’eau pour qu’elles ne soient pas inondées, mais c’est tout.

Maintenant, c’est un business noir, ces petites mines, les kopanki, non ? Ils creusent quelque chose dans des mines abandonnées? 

Il s’agit des endroits dans la région de Snizhne, dans la région du village de Hrabove, où est tombé le Boeing. Là se trouvent les soi-disant « réserves stratégiques ». Selon une légende, les gisements de charbon affleurant à la surface ont été gardés intacts afin d’être exploités rapidement en cas de grande guerre. Il y a des endroits où il suffit de creuser deux ou trois mètres pour voir une couche de charbon. Il suffit de rouler dans un champ pour voir un siège en aluminium du « Boeing » [le MH17 abattu par un missile russe en 2014, NDLR] et une petite cabane où l’on installe une poulie ; deux ou trois personnes descendent dans un trou de charbon avec une grande caisse, ils frappent le charbon, remplissent la caisse, et la poulie la tire vers le haut. Ils gagnent de l’argent avec cela, ce charbon est stocké quelque part. Actuellement, une tonne de charbon coûte dix mille roubles. J’ai parlé à ma tante à Makiïvka, des gens lui apportent du charbon : 30 000 roubles pour tout l’hiver. On lui fait même crédit si elle n’a pas de quoi les payer tout de suite. 

Que peut-on dire d’autre sur Donetsk après 2014?

Avant 2022, il y avait encore de la vie dans le Donbass sous contrôle russe, mais après 2022, tout s’est arrêté. Avant 2022, par exemple, il y avait un boom théâtral à Donetsk. Les cinémas ne fonctionnaient pratiquement plus, car les nouveaux films n’arrivaient pas, il y avait un couvre-feu le soir, l’obscurité, des patrouilles. Et en même temps, on observait une croissance remarquable de la fréquentation du théâtre d’art dramatique de Donetsk. Des bus transportaient les gens depuis des endroits éloignés, les billets étaient achetés trois mois à l’avance.

Dans le Donetsk d’avant 2014, le théâtre numéro un était l’Opéra, mais dans le Donetsk occupé, le théâtre numéro un est devenu le théâtre d’art dramatique. Les gens y allaient, ainsi qu’à la Philharmonie — pour eux, c’était une échappatoire. L’orchestre de la Philharmonie jouait des mélodies de dessins animés Disney, les gens allaient de concert en concert. Il restait encore des musiciens dans l’orchestre, et des acteurs, mais en 2022, tous ces gens ont été rassemblés et envoyés pour se battre à Marioupol. Solistes, musiciens, journalistes, beaucoup ont péri.

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Des destructions dans Donetsk occupé, février 2023 // Chaîne Telegram Donetsk typique

On lit souvent des récits de rafles de personnes ensuite envoyées dans les milices populaires. Les pertes sont impossibles à compter !

Il n’y a plus de milices populaires. Pendant de nombreuses années, la Russie avait une politique bien rodée : elle opprimait tout le monde, mais laissait la possibilité de partir librement. Si cela ne te plaît pas, tu pars. Ils n’ont pas créé une marmite bouillante pour que se développe un mouvement partisan, etc. Il y en avait un au début, mais combien de temps peut-on continuer à se battre, à traquer les collaborateurs et les occupants ? Quand un cessez-le-feu a été déclaré, de nombreuses familles étaient déjà à Kyïv, et beaucoup de gens sont partis.

Avec le temps, il ne restait que ceux qui étaient habitués à obéir aveuglément. Et, au cours des dernières années, une ligne de démarcation s’est établie entre les gens qui ne sont pas partis en Ukraine, mais sont allés travailler ailleurs (de nombreux hommes sont partis travailler dans les mines de Mourmansk, à l’usine métallurgique de Lipetsk, etc., pour subvenir aux besoins de leurs familles à Donetsk) et ceux qui sont restés : dans les mines, ils pouvaient toucher un salaire une fois tous les trois mois, 15 000 roubles (un enseignant touchait 35 000). Il y avait de nombreux exemples de maris mineurs qui prenaient un congé parental, parce que leur femme enseignante gagnait deux fois plus et, ce qui est important, recevait réellement cet argent. Tous les fonctionnaires travaillant avec les enfants étaient prioritairement rémunérés. Il y avait même une ligne de démarcation entre ceux qui sont partis en Russie pour travailler, et les locaux. Il y avait une incompréhension de pourquoi ils restaient là, dans la misère.

Des gens qui sont restés et qui ont été façonnés par huit ans d’occupation ont simplement été rassemblés en trois jours et envoyés quelque part pour creuser des tranchées, puis on leur a donné des armes et on les a envoyés ailleurs. Il était évident pour tout le monde que ces unités n’étaient pas aptes au combat, qu’elles étaient mal équipées. Même les commentateurs pro-Z les appelaient « têtes de fer » : on leur avait donné des casques en fer, on leur avait distribué en masse des fusils à trois lignes, on avait fixé dessus de vieilles lunettes de sniper, et on appelait cela une « arme spéciale ». Il était prévu de les envoyer dans les territoires occupés, aux postes de défense — et ils étaient censés les contrôler. On m’a raconté que ces pauvres gens, opprimés, ont pillé les localités occupées de l’Ukraine plus que les Russes. Mais cela n’a pas fonctionné, et ces régiments ont été envoyés attaquer Marioupol. J’ai entendu un chiffre : 20 000 hommes tués rien qu’à Horlivka — c’est à peine croyable ! 

Est-ce que les primes pour la mort au combat arrangent les familles? 

J’ai parlé à des gens qui ont passé cinq ou six ans en détention provisoire, qui ont été coupés du monde. Lorsque les enquêteurs russes sont arrivés, ils ont trouvé une centaine de personnes en détention provisoire depuis six ans sans aucun procès : ils ont commencé à examiner les dossiers, et 60 personnes ont été libérées.

Un homme est sorti de prison et avait terriblement peur de se déplacer, de crainte d’être découvert. Il disait : « Je ne comprends pas ces gens. Le mari de la propriétaire de l’appartement où je vivais a été pris sur son lieu de travail, puis conduit à l’hôpital, où il est mort. Eh bien, elle a reçu de l’argent, rénove la maison. Elle a envoyé son fils à la guerre sous contrat, parce que maintenant ça paie bien. »

200 000 roubles, c’est une somme exorbitante, incroyable pour Makiïvka, Donetsk, Ienakiieve ! Cet homme racontait : « Tout le monde autour de moi parle toujours en phrases courtes avec un point à la fin. Le parrain est mort. Le beau-frère a été tué. Le frère a été tué. » Personne ne dit où il a été tué, pourquoi il a été tué : tout le monde comprend où il a été tué, tout le monde a des morts. Ils n’en disent pas plus : il ne faut pas en parler.

Ces gens restés là, cela leur importe-t-il de vivre en Russie ou en Ukraine ?

À un moment donné, il était important pour eux de dépendre de n’importe qui, pourvu qu’ils n’aient pas à vivre sous la DNR, qui était perçue comme une république de bandits, où il n’y avait aucune loi et où l’on pouvait vous faire n’importe quoi. Tous voulaient que la Russie ou l’Ukraine prenne le contrôle. Il reste environ un tiers, ou au mieux la moitié, de la population d’avant-guerre. Ce sont des gens très disciplinés ; aujourd’hui on leur dit une chose, demain une autre, et ils obéissent.

Je connais une localité, Sofiïvka, qui regroupe plusieurs villages : il y avait 4 800 personnes, et il en reste maintenant 2 400. Ils savent que 200 personnes sont mortes, environ 17 sont nées, ils savent exactement combien d’entrepreneurs ont été tués, à qui telle ou telle affaire a été confisquée. On voit immédiatement que la moitié de la population a disparu.

Comment voyez-vous l’avenir de Donetsk, disons, dans dix ans ? L’Ukraine pourra-t-elle reprendre ce territoire ?

Bien sûr. La Russie ne pourra pas digérer cette guerre et la transformer en victoire. Elle accumule la haine, les morts, la douleur, les malédictions… Je ne crois pas qu’elle pourra digérer un tel crime et vivre avec cela.

Traduit du russe par Desk Russie. Lire la version originale.

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Originaire de Kramatorsk dans le Donbass, ancien neurochirurgien et éditeur d'une franchise locale du journal russe MK, Dmitry Dournev est devenu, après le début de la guerre en 2014, l'un des rares journalistes indépendants dans les territoires occupés. Ses enquêtes et reportages ont été publiés par Spektr, Proekt, Novaïa Gazetaet d'autres médias. Il a travaillé dans le Donbass jusqu’à 2020.

Auteur de Where Have We Been For 8 Years: The Inside Story of Donbass.

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