Comment l’Occident a mal interprété les intentions de Moscou

La guerre russo-ukrainienne a commencé en février 2014. L’un de ses épisodes les plus tragiques fut la destruction du Boeing 777 de Malaysia Airlines dans le ciel du Donbass, le 17 juillet 2014, il y a dix ans. Pourquoi les pays occidentaux n’ont-ils repensé sérieusement leur politique à l’égard de la Russie que huit ans plus tard, c’est-à-dire après le début de l’invasion à grande échelle ? Pourquoi l’Occident n’a-t-il pas réussi à diagnostiquer correctement le problème pendant si longtemps ? En quoi les leçons de cet échec sont-elles importantes aujourd’hui ?

Il y a exactement dix ans, le 17 juillet 2014, le monde entier est en état de choc après la nouvelle du crash, dans l’est de l’Ukraine, du vol MH17 de Malaysia Airlines reliant Amsterdam à Kuala Lumpur. Les 298 civils, dont 80 enfants, qui se trouvaient à bord du Boeing 777, ont tous péri. Bien qu’il s’agisse d’un événement exceptionnellement tragique, ce n’est qu’un des nombreux épisodes funestes de cette année-là. Au cours de l’année 2014, la plus grande guerre européenne après 1945 a éclaté en Ukraine. Des attaques armées de la Russie, de plus en plus alarmantes, se sont succédées en Crimée et dans le bassin du Donets (Donbass).

La guerre de la Russie a commencé avec l’occupation de la Crimée par les troupes régulières russes en février 2014 et s’est poursuivie par l’annexion de la péninsule en mars 2014. Elle a été suivie, en avril 2014, par une incursion de troupes irrégulières russes (volontaires, mercenaires, aventuriers, extrémistes, etc.) dans le Donbass et, en mai 2014, par une violente escalade d’affrontements de rue faisant plus de 40 morts à Odessa. En juin 2014, un avion de transport ukrainien Il-76 approchant de l’aéroport de Louhansk a été abattu, et les 49 membres de l’équipage et des troupes à bord ont été tués. L’abattage du vol MH17 a suivi en juillet 2014. Enfin, les troupes russes régulières ont commencé à envahir, à grande échelle, la partie continentale de l’Ukraine orientale à la mi-août 2014.

Il y a donc eu, pendant six mois, des manifestations continues de l’agressivité militaire croissante de la Russie au cœur de l’Europe. Pourtant, l’Occident n’a réagi que mollement par des déclarations politiques et des mesures punitives mineures. Les sanctions sectorielles de l’UE ne sont apparues qu’à la fin du mois de juillet 2014, en réponse immédiate à l’abattage du vol MH17 par la Russie et à l’assassinat de plusieurs dizaines de citoyens de l’UE — plutôt qu’en réaction à la guerre menée par la Russie dans le Donbass. Au cours des sept années qui ont suivi, peu de mesures supplémentaires ont été prises.

Ce n’est qu’après l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, que l’Occident a commencé à se rendre compte que la Russie était un État révisionniste qui cherchait à imposer sa propre vision de l’ordre sécuritaire européen. Or le président Vladimir Poutine avait déjà fait part de son intention de mener cela à bien dans son discours de 2007 à la conférence de Munich sur la sécurité, et à de nombreuses reprises par la suite. Néanmoins, lorsque la Russie a lancé son agression secrète contre l’Ukraine en 2014, de nombreux Occidentaux croyaient encore à un malentendu mutuel et pensaient que les objectifs de la Russie étaient limités.

La guerre du Donbass de 2014 à 2022 a souvent été interprétée comme un conflit interne à l’Ukraine qui pouvait être résolu indépendamment d´un contexte plus large. Ces efforts n’ont pas seulement échoué. Ils ont également conduit à un aventurisme toujours plus grand de la part de Moscou.

Le manque d’expertise spécifique à chaque pays

Les tensions explosives entre la Russie et l’Ukraine, ainsi que l’ingérence de Moscou dans les affaires internes de l’Ukraine depuis 1991, ont largement échappé à l’attention des journalistes, analystes et chercheurs occidentaux avant le début de l’ingérence ouverte de la Russie en 2014. Lorsque certains journalistes occidentaux sont venus couvrir les événements fatidiques de cette année-là, la situation sur le terrain était chaotique et son interprétation représentait un défi pour de nombreux experts de l’Ukraine nouvellement formés. En revanche, les récits russes sur l’escalade régionale dans l’est et le sud de l’Ukraine étaient simples, compréhensibles et logiques pour de nombreux observateurs, notamment ceux qui avaient passé des périodes de leur vie à Moscou.

Il y a eu un manque flagrant de sensibilisation internationale à la méthodologie hybride de la Russie dans ses relations étrangères. Il y a dix ans, rares étaient ceux qui comprenaient le mode de guerre russe, pour lequel l’Ukraine était un terrain d’essai. Les tentatives des Ukrainiens, d’autres Européens de l’Est et de certains experts occidentaux pour expliquer la stratégie de la Russie ont été accueillies avec scepticisme. Pour les observateurs extérieurs, ces tentatives ressemblaient à des avertissements exagérés, à des arguments manichéens, voire à des théories du complot.

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Des enquêteurs internationaux examinent le site du crash du MH17, le 5 août 2014. Photo : OSCE/Evgeniy Maloletka

Les reporters parachutés qui sont arrivés en 2014 dans l’est de l’Ukraine ont assisté à des manifestations pro-russes et ont écouté des citoyens ukrainiens pro-russes. Souvent, ils n’ont pas réussi à replacer les événements dans leur contexte et à évaluer correctement l’importance des tendances locales pro-russes qui semblaient évidentes. Certains observateurs étrangers ne pouvaient même pas faire la différence entre les habitants du Donbass et les « touristes politiques » des oblasts russes voisins ayant franchi la frontière de l’État comme des aventuriers ou ayant été transportés en Ukraine par bus pour participer au soi-disant « printemps russe ».

Les journalistes pro-ukrainiens et les autres voix locales anti-séparatistes du Donbass, en revanche, ont dû faire face à des menaces ouvertes et à des violences physiques de la part de leurs concurrents politiques, souvent guidés par Moscou ou parfois simplement fraîchement débarqués de Russie. Souvent, les habitants pro-ukrainiens ne pouvaient pas exprimer leur position publiquement et restaient donc invisibles pour les journalistes de passage. Un certain nombre d’Ukrainiens de l’Est résistant à la prise de pouvoir ont été menacés, attaqués, enlevés, gravement blessés ou secrètement tués par des acteurs locaux ou russes irréguliers qui collaboraient avec eux. Nombre de ces derniers, si ce n’est la plupart, ont été encouragés, financés ou délégués par Moscou entre 2014 et 2021. Comme il s’est avéré en septembre 2022, tout cela a été fait pour préparer les éventuelles annexions par la Russie des oblasts de Donetsk et de Louhansk.

Regarder l’Ukraine à travers le prisme russe

Les médias occidentaux n’ont commencé à étendre suffisamment leur présence en Ukraine qu’en décembre 2021, à la veille de l’invasion à grande échelle. Auparavant, la plupart des reportages étaient réalisés par des correspondants basés à Moscou et ne parlant que le russe. Comme l’a déclaré Otar Dovjenko à Radio Liberty : « Si vous vivez en Russie et lisez les médias russes, que vous soyez américain, allemand ou français, vous commencez à voir les événements en Ukraine, en Moldavie et au Bélarus un peu à travers les yeux des Russes. »

Le Washington Post a ouvert son bureau en mai 2022 et l’ancienne correspondante du bureau de Moscou, Isabel Khurshudyan, a été envoyée en reportage en Ukraine. De même, le New York Times a ouvert un bureau en Ukraine en juillet 2022. Andrew E. Kramer, qui a vécu en Russie pendant plus de 15 ans, a travaillé au bureau de Moscou du New York Times et a écrit des articles tendancieux sur l’Ukraine, a été nommé à la tête du bureau de Kyïv.

Un exemple de ce type de reportage déséquilibré est un article du New York Times de février 2022, intitulé « Les nationalistes armés en Ukraine représentent une menace non seulement pour la Russie » — une formulation largement conforme à la propagande officielle russe de l’époque et d’aujourd’hui. Le contenu de l’article publié deux semaines avant l’invasion à grande échelle de la Russie, dans le but de « dénazifier » l’Ukraine, ne reprenait pas les arguments de Poutine pour l’attaque contre l’Ukraine. Cependant, M. Kramer mettait en garde contre « des dizaines de groupes de droite ou nationalistes qui représentent une force politique puissante en Ukraine ». Le tableau brossé par M. Kramer dans son article est une représentation erronée du paysage politique ukrainien au début de l’année 2022. Il exagère grossièrement l’importance de la droite radicale ukrainienne et suit une ligne populaire dans les médias influencés par le Kremlin. L’auteur aurait écrit un papier très différent, s’il avait vécu les années précédentes à Kyïv plutôt qu’à Moscou.

Nombreux sont ceux qui ont appris à être plus critiques à l’égard des récits russes. Certains, comme Simon Shuster, correspondant du magazine Time, ont même admis qu’ils s’étaient trompés. Pourtant, un biais d’ancrage a subsisté et subsiste parfois jusqu’à aujourd’hui. Lorsque les gens apprennent quelque chose pour la première fois, ils se souviennent de leur interprétation initiale. Il faut du temps et des efforts pour désapprendre les narrations et les explications trompeuses qui, aujourd’hui encore, peuvent être exploitées par la propagande russe.

Distinguer les faits de la fiction

Il y a de nombreux signes d’une implication directe de la Russie dans des événements dans le Donbass à partir d’avril 2014, si ce n’est avant. La plupart des Ukrainiens ont compris intuitivement, dès les premiers jours de la prétendue « rébellion », que quelque chose n’allait pas. Ils ont senti que cette guerre était initiée, dirigée et financée par la Russie. En revanche, il a fallu du temps à l’Occident pour établir, préciser et vérifier les faits, ainsi que pour réfuter de nombreux mensonges.

Une approche circonspecte des informations provenant de zones de guerre est une bonne pratique. Elle permet d’éviter les erreurs journalistiques, la diffusion de fausses informations et une escalade inutile. Parfois, cependant, cette prudence empêche les correspondants et les commentateurs de rendre publiques à temps leurs évaluations et leurs interprétations. Quelle que soit la motivation, la lenteur de la réaction publique de l’Occident aux événements qui se sont déroulés dans le sud et l’est de l’Ukraine a laissé à Moscou un espace de désinformation, de demi-vérités et de récits apologétiques. Nombre d’entre eux, même après avoir été démentis, circulent encore aujourd’hui dans les médias sociaux et, en partie, dans les médias traditionnels.

L’hésitation occidentale qui en a résulté à prendre position et à agir en conséquence entre 2014 et 2021 a été particulièrement regrettable pour  la nature juridique et politique des soi-disant République populaire de Donetsk (DNR) et République populaire de Lougansk (LNR). La partie ukrainienne affirme depuis des années qu’il n’existe pas d’entités indépendantes telles que la DNR et la LNR. Ces deux pseudo-États ont été, du début à la fin, en septembre 2022, des régimes mandataires de la Russie.

Pourtant, ce n’est qu’en janvier 2023, plusieurs mois après la disparition des deux « républiques populaires », que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a officiellement établi la vérité dans son arrêt sur la recevabilité partielle de l’affaire du vol MH17. Elle a établi que la Russie exerçait un contrôle effectif sur les territoires de la DNR et de la LNR depuis leur création, le 11 mai 2014. Au cours des neuf années précédentes, la nature des « insurgés » supposés de l’Ukraine orientale et de leurs « républiques populaires » était restée une question ouverte. Elle a fait l’objet, et fait encore parfois l’objet, de discussions controversées dans les forums politiques, universitaires et autres.

Le miroir occidental de la Russie

De nombreux hommes politiques d’Europe occidentale sont à ce jour guidés par le paradigme de la résolution pacifique des conflits, né de l’engagement pris après la Seconde Guerre mondiale de « ne plus jamais permettre » la guerre et le génocide. Ils pensaient que la Russie avait tiré les mêmes leçons de la Seconde Guerre mondiale. Les signes d’alerte de plus en plus évidents depuis 2014, qui montrent que Moscou prône des valeurs assez différentes, ont été continuellement ignorés. Les objectifs et la stratégie globale de la Russie sont restés flous jusqu’en 2022.

Ce problème de connaissance était le résultat d’un écart fondamental encore mal reconnu non seulement entre les visions du monde néo-impériales russes et post-coloniales occidentales, mais aussi entre le modus operandi international de Moscou et la culture stratégique d’après-guerre de l’Occident. Le mode opérationnel de la Russie est agile et se développe par essais et erreurs. Le Kremlin recherche les vulnérabilités qui peuvent être exploitées et préfère attaquer, aussi longtemps que possible, en dessous d’un seuil déclenchant des représailles. Les pays occidentaux ont tenté de traiter les crises résultant des actions russes au cas par cas et de donner la priorité au point le plus chaud du moment. Ils n’ont pas abordé de manière adéquate le grand dessein de Moscou, à savoir une subversion souple et une stratégie plus large de création du chaos, qui se cache derrière les nombreuses et diverses « mesures actives » individuelles (un concept du KGB).

Au départ, certains observateurs étrangers étaient même réticents à reconnaître que la guerre du Donbass constituait une continuation de l’annexion de la Crimée par la Russie. Chaque mois de nouvelles escalades russes et de révélations journalistiques rendait plus évident le fait que la confrontation armée dans l’est de l’Ukraine avait été délibérément déclenchée et secrètement entretenue par l’une des deux parties – et par la plus puissante d’entre elles. Pourtant, la croyance naïve selon laquelle la guerre du Donbass ne constituait qu’une confrontation malheureuse entre des intérêts locaux également légitimes mais divergents, à résoudre par la négociation, la délibération et la médiation, a perduré.

La Russie manipule le cadre de résolution des conflits

Poursuivant une tactique connue sous le nom de « contrôle réflexif » ou « contrôle de l’escalade », les dirigeants russes ont utilisé l’agression instrumentale par l’intermédiaire de mandataires pour imposer leur volonté à l’Ukraine et leurs conceptions aux partenaires occidentaux. Le comportement agressif a alterné avec une prétendue désescalade et des concessions feintes pour tromper les politiciens et diplomates occidentaux et leur faire espérer qu’une résolution pacifique restait possible. Par exemple, à la demande de Poutine, la chambre haute du Parlement russe, le Conseil de la Fédération, a rappelé en juin 2014 une autorisation antérieure qu’il avait donnée au président d’utiliser les troupes russes en Ukraine en mars 2014.

Cette décision était censée soutenir une solution négociée au conflit. Pourtant, les forces régulières ont continué à être déployées secrètement et sont entrées en Ukraine, à grande échelle, à la mi-août 2014. Le projet « Novorossia » (Nouvelle-Russie) initialement proclamé, c’est-à-dire l’intention de Moscou de soustraire tout le sud-est de l’Ukraine au contrôle de Kyïv, a été arrêté en octobre 2014. Cette décision a également été perçue par beaucoup comme un geste de désescalade, mais elle ne constituait qu’un recul tactique de la part de Moscou. Dans une nouvelle tentative, le projet Novorossia a été relancé huit ans plus tard dans le cadre de l’ « opération militaire spéciale », et il est aujourd’hui mis en œuvre avec un déploiement non dissimulé des forces régulières russes.

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Des insurgés pro-russes occupent le bâtiment de l’administration de la ville de Sloviansk, le 14 avril 2014. Photo : Yevgen Nasadyuk

L’engagement de la Russie dans la négociation d’accords apparents avec son ennemi est préparé et accompagné d’une escalade délibérée. Cette escalade vise à exercer une pression maximale sur le partenaire de négociation. Au cours de l’été 2014 et de l’hiver 2014-2015, des intrusions massives de troupes régulières russes en Ukraine et des assauts contre les troupes ukrainiennes, parfois en violation manifeste des accords conclus avec Kyïv, ont précédé les accords de Minsk.

Tout au long des pourparlers, Moscou a rappelé qu’elle était toujours prête à agresser et à dominer par l’escalade. Elle a activement déployé ses forces régulières et supplétives avant, entre, pendant et après les négociations — jusqu’en 2022, en grande partie en toute impunité. Dans le même temps, Moscou a maintenu l’illusion d’une résolution pacifique encore possible en participant pleinement au format Normandie, au groupe de contact trilatéral ( « processus de Minsk ») et à deux missions d’observation spéciales de l’OSCE.

Cette agression dosée n’était pas un signe de modération, mais visait à atteindre les objectifs russes sans qu’un engagement militaire ouvert et massif de la Russie ne déclenche, aussi longtemps que possible, des mesures de représailles. Les démarches prétendument conciliantes et les tactiques dilatoires de Moscou ont réussi à tromper de nombreux observateurs occidentaux. Les zigzags du Kremlin ont permis aux diplomates et aux observateurs superficiellement intéressés d’affirmer qu’une résolution pacifique du conflit restait possible. Entretemps, la Russie a consolidé son contrôle sur les territoires capturés et préparé ses prochaines actions.

Conclusions

Ce n’est qu’après le 24 février 2022 que l’Occident a pris conscience de la réalité, a entrepris une action décisive et a imposé des sanctions économiques substantielles à la Russie. Peu après, les pays occidentaux ont également commencé à soutenir l’Ukraine en lui fournissant des armes lourdes. Il y aurait eu de bonnes raisons de le faire dès 2014, lorsque les territoires ukrainiens ont été envahis et annexés par les troupes régulières et irrégulières russes. Pourtant, l’Occident s’est appuyé sur une approche de gestion de l’escalade qui a pris l’utilisation de la force par la Russie pour un signe de modération. En conséquence, le conflit n’a fait que s’aggraver.

L’auto-illusion occidentale se poursuit même après le début de l’invasion à grande échelle. Le procès néerlandais de quatre combattants — trois citoyens russes et un citoyen ukrainien — qui ont participé à l’opération russe dans le Donbass il y a dix ans et qui a conduit à l’abattage du vol MH17 le 17 juillet 2014 a été une procédure ambivalente. Les enquêteurs, les procureurs et le tribunal néerlandais ont fait un excellent travail en établissant les détails matériels de ce crime de masse. Pourtant, le procès a curieusement attribué la responsabilité de ce crime uniquement à trois combattants paramilitaires plutôt qu’à l’armée et à l’État russes.

La Cour a admis que les trois « combattants de la DNR [République populaire de Donetsk] et donc les accusés ne peuvent pas être considérés comme faisant partie des forces armées de la Fédération de Russie ». Elle a également reconnu que « l’utilisation d’un Buk TELAR […] nécessite un équipage hautement qualifié. De plus, l’arme ne peut pas être déployée avec désinvolture. » Néanmoins, la Cour a annoncé qu’elle « considère qu’il est légalement et définitivement prouvé que Guirkine1 était en mesure de décider du déploiement et de l’utilisation du Buk TELAR ».

Cette conclusion est étrange dans la mesure où Guirkine ou les autres combattants paramilitaires n’étaient pas en mesure de donner des ordres aux soldats russes réguliers qui utilisaient le système Buk. La responsabilité du crime de masse consistant à tuer les 298 civils à bord du vol MH17 incombe aux officiers et généraux des forces armées russes impliqués, ainsi qu’à leur commandant en chef, Vladimir Poutine. Les petits aventuriers irréguliers russes ou ukrainiens présents sur place n’ont fait qu’aider les soldats russes à s’orienter dans l’est de l’Ukraine.

Aujourd’hui, il est important d’apprendre attentivement et de tirer des conclusions de l’expérience de la guerre du Donbass 2014-2021. Les règles du jeu russes restent les mêmes. Moscou continue de construire et d’ancrer de faux récits historiques. Elle continue à profiter des tensions sociétales et de la mollesse politique dans les pays qu’elle cible, progresse par de petites touches et tente de contrecarrer des réactions fermes.

C’est ainsi que l’on entend aujourd’hui les porte-parole russes et pro-russes réclamer à cor et à cri une solution diplomatique. Dans le même temps, Moscou étend quotidiennement son occupation de l’Ukraine, dont la simple cessation mettrait fin à la guerre. L’Occident et les autres observateurs étrangers ne doivent pas se laisser tromper une fois de plus ou considérer que les développements diplomatiques et militaires ne sont pas liés. Ils ne doivent pas tomber une fois de plus dans le piège d’une soi-disant « crise ukrainienne » à apaiser par la médiation d’un conflit. Au contraire, la guerre doit enfin être considérée comme un problème russe et être abordée et résolue en tant que tel.

Julia Kazdobina est maître de conférences au programme d'études sur la sécurité du Conseil de politique étrangère Prisme ukrainien à Kyïv.

Jakob Hedenskog est analyste au Centre d'études sur l'Europe de l'Est de Stockholm (SCEEUS) à l'Institut des Affaires Internationales (UI).

Andreas Umland est analyste au Centre de Stockholm pour les études sur l'Europe de l'Est, qui fait partie de l'Institut suédois des affaires internationales (UI), professeur associé de sciences politiques à l'Académie de Kyiv-Mohyla, et directeur de la collection « Soviet and Post-Soviet Politics and Society » publiée par Ibidem Press à Stuttgart. Son livre le plus connu est Russia’s Spreading Nationalist Infection (2012).

Notes

  1. Igor Guirkine est un vétéran de l’armée russe et ancien officier du Service fédéral de sécurité (FSB) qui a joué un rôle clé dans l’annexion de la Crimée par la Russie, puis dans la guerre du Donbass en tant qu’organisateur des formations armées dans le Donbass. En mai 2014, il a été nommé au poste de ministre de la Défense de la République populaire de Donetsk. Il a été démis de ses fonctions en août 2014, après l’abattage du vol MH17 de la Malaysia Airlines. NDLR

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