Une tempête secoue, depuis plusieurs jours, les milieux de l’opposition russe dispersée désormais dans plusieurs pays européens, aux États-Unis et dans d’autres coins de notre planète. On peut également parler d’une gigantesque joute verbale, où des accusations mutuelles fusent et les passions se déchaînent.
Cette tempête a été provoquée par le nouveau film de FBK (la Fondation de lutte contre la corruption créée par Alexeï Navalny), « Kidnapper. Tabasser. Incendier ». Qui essaie d’exterminer l’équipe de Navalny, publié sur YouTube le 12 septembre et qui a déjà été visionné 1,5 millions de fois.
L’histoire racontée dans le film est digne d’un polar. Introduisons tout d’abord le personnage principal, Leonid Nevzline, homme d’affaires richissime et personnalité publique russe et israélienne. En affaires, il est le plus proche associé de Mikhaïl Khodorkovski depuis la fin des années 1980, il a été l’un des principaux actionnaires et dirigeants du groupe bancaire Menatep et de la compagnie pétrolière Ioukos. En 2003, au début de l’instruction de l’affaire Ioukos, Nevzline a émigré en Israël, dont il a obtenu la nationalité. Il a été condamné par contumace à la prison à vie par un tribunal russe pour avoir soi-disant commandité des meurtres de plusieurs personnes dans les intérêts de Ioukos. La Cour suprême d’Israël a refusé d’extrader Nevzline à la demande russe, car les preuves présentées par la justice russe n’étaient que circonstancielles et insuffisamment étayées. Interpol a rayé l’homme d’affaires de ses listes en 2016.
Avant son émigration, Nevzline était un personnage bien en vue en Russie, il a notamment été membre de la chambre haute du Parlement russe de 2001 à 2003, occupait la fonction de président du Congrès juif russe (2001-2003), était connu comme mécène de plusieurs institutions. En Israël, Nevzline a continué son activité d’investisseur, il possède notamment 20 % du quotidien Haaretz, considéré comme le plus influent en Israël. En tant que mécène, il soutient des études universitaires de la diaspora juive de l’Europe de l’Est, le musée de la Diaspora et des projets éducatifs pour les jeunes. Il a également financé des projets de l’opposition russe, dont celui de la chaîne Navalny LIVE, et il est le principal sponsor d’une chaîne influente sur Telegram, Sota.
Ajoutons que Nevzline a des positions plus radicales que celles de Mikhaïl Khodorkovski sur l’invasion russe de l’Ukraine. À la différence d’une grande partie de l’opposition russe, il prône le soutien aux forces armées ukrainiennes et considère que les citoyens russes portent une lourde responsabilité pour cette guerre.
Tournons-nous maintenant vers le film de FBK qui explique que ledit Nevzline aurait commandité un sévère tabassage de l’un des principaux dirigeants de FBK et collaborateur de longue date de Navalny, Leonid Volkov, six mois plus tôt à Vilnius, ainsi que l’attentat contre l’épouse de l’économiste Maxime Mironov, Alexandra Petratchkova, à Buenos Aires, et d’autres actions contre FBK et ses personnalités. Les auteurs du film affirment que le plan initial de Nevzline était d’enlever Volkov en Lituanie, de l’emmener en Russie et de le remettre au FSB.
Ces « révélations » fracassantes sont basées sur la copie d’écran d’une correspondance — étalée sur plusieurs mois — entre Nevzline et Anatoli Blinov, juriste et ancien membre du conseil d’administration du groupe Gazprom-média, qui, à l’époque des faits, vivait à Riga. En effet, selon cette correspondance, c’est Nevzline qui aurait ordonné à Blinov de trouver des exécutants pour ces basses actions. D’après FBK, sa direction a reçu cette copie d’un personnage très douteux, Andreï Matous, agent du FSB connu « résolveur », à savoir celui qui sait « résoudre » des situations délicates moyennant argent sonnant et trébuchant. À la suite d’une brouille entre Blinov et Nevzline, ce dernier aurait demandé à Matous de subtiliser le téléphone de Blinov afin d’effacer les traces de ladite correspondance. Matous s’est exécuté, mais au lieu de remettre le téléphone au commanditaire, il a présenté la copie d’écran de ce téléphone à la fois à FBK et à RT, qui a joyeusement commenté ce scandale au sein de l’opposition. De son côté, FBK a demandé à deux journalistes d’investigation réputés, Mikhaïl Maglov des publications Proekt et Agentstvo, et Christo Grozev de Der Spiegel et The Insider, d’étudier des milliers d’échanges contenus dans le téléphone de Blinov, qui apparemment se trouve toujours chez Matous, alors que ce dernier aurait cessé tout contact avec FBK après avoir envoyé la copie d’écran par courrier.
Ces deux journalistes ont étudié surtout le contexte de la correspondance dont un quart est consacré aux affaires liées à FBK. Ils ont confirmé l’exactitude d’une multitude d’informations contenues dans tout l’échange et affirment qu’il est très peu probable que cela puisse être un faux. Pour cela, il aurait fallu réinventer toute la vie de Nevzline, affirment les enquêteurs. Cependant, n’ayant pas accès à l’original, à savoir au téléphone de Blinov, ils ne peuvent pas affirmer à 100 % que la copie d’écran n’ait pu être trafiquée.
Je comprends parfaitement la colère qui s’est emparée de la direction de FBK à la réception de ce dossier brûlant. Cependant, la création de ce film me semble être une énorme erreur. Au lieu de s’adresser immédiatement à la police lituanienne qui enquête depuis des mois sur l’attaque contre Volkov, pour que la justice d’un pays démocratique statue sur les faits, ils ont préféré créer un brûlot sous le prétexte évoqué par Maria Pevtchikh, l’une des figures clés de FBK et présentatrice dans ce film : si on ne rend pas publics les agissements de Nevzline, ce psychopathe dangereux pourrait tous nous tuer !
Faut-il rappeler que dans les régimes démocratiques, la présomption d’innocence est un principe de base du droit pénal ? Ne sait-on pas que des gens ont été condamnés à la mort ou à une détention à vie sur la foi d’un faisceau de preuves indirectes concordantes, et que certains parmi eux ont été innocentés, parfois post portem, parfois après des dizaines d’années d’une incarcération abusive ?
Le procédé utilisé par FBK me rappelle, hélas, des articles de dénonciations publiés dans la presse soviétique, avant même l’arrestation du personnage dénoncé, afin de former l’opinion publique et en provoquer « la juste colère ». Il me rappelle également les films créés par la chaîne NTV dans les années post-soviétiques : des portraits diffamants d’opposants politiques de Poutine. Ces films servaient souvent de prélude aux arrestations et aux procès intentés contre ces personnes.
Le film a scindé les milieux de l’opposition russe. Les uns dénoncent Nevzline, et derrière lui Khodorkovski, les autres défendent ardemment les deux en parlant d’une provocation du FSB, quelques-uns, plus raisonnables, appellent à attendre le verdict de la justice lituanienne. C’est également l’avis du Rapporteur général du PACE sur les Forces démocratiques russes Eerik-Niiles Kross. Blinov, qui vivait dernièrement en Pologne, vient d’être arrêté avec d’autres personnages peu recommandables, et sera probablement extradé vers la Lituanie. Cette affaire connaîtra tôt ou tard son dénouement, mais entre-temps le mal est fait. Les opposants émigrés, qui n’exerçaient pas une grande influence au sein de la société russe même avant cette histoire, sont tous éclaboussés par le scandale. Leur poids moral est diminué.
De son vivant, Alexeï Navalny espérait que la Russie ne « louperait » pas le prochain tournant de l’Histoire et s’orienterait vers un régime démocratique et juste, se transformant en « une belle Russie du futur ». Cette image ressemble de plus en plus à un mirage qui risque de se dissiper complètement, car ceux qui sont censés incarner cet avenir sont plongés dans des luttes intestines d’influence et d’argent. Quel gâchis !
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.