Ce texte est une version élaborée de l’intervention au colloque « Chine-Russie : affinités et différences » (la Sorbonne, 5/10/2024), dans la table ronde intitulée « Collusion économique et politique entre deux régimes dictatoriaux ». Selon l’auteur, les relations russo-chinoises, que les deux dirigeants se plaisent à proclamer sans limite, sont en réalité bornées par les défiances héritées de l’histoire et les déséquilibres actuels entre les deux pays. Cependant, l’axe qui les relie, bien que très précaire, reste pour l’instant indispensable à chacun des protagonistes.
Les deux dirigeants célèbrent à l’envi leur « amitié sans limite »
Sur le plan politique, les deux dirigeants, Xi Jinping et Vladimir Poutine, se sont rencontrés plus d’une quarantaine de fois depuis leur arrivée respective au pouvoir, au point qu’on parle d’une « alchimie personnelle » qui se serait créée entre eux.
Sur le plan diplomatique, les deux pays se soutiennent réciproquement, notamment aux Nations Unies, et sur le plan militaire, ils organisent régulièrement d’importants exercices communs.
Sur le plan économique enfin, Moscou a engagé, dès 2014, son « tournant vers l’Est » avec les premières sanctions. Ce mouvement a visé en premier lieu la Chine et les échanges réciproques viennent de dépasser les 200 milliards de dollars.
Ce mouvement s’est accéléré avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en février 2022, lorsque les exportations chinoises en Russie ont augmenté de 60 % en un an. Celles-ci sont composées essentiellement de produits manufacturés à haute valeur ajoutée, parmi lesquels des voitures.
Les véhicules chinois, qui ont remplacé les marques occidentales ayant quitté le marché russe pour cause de sanctions, se trouvent parmi la dizaine de marques étrangères restées en Russie.
On trouve ainsi la marque Chery, dont le chiffre d’affaires en Russie a été multiplié par quatre l’an dernier et a dépassé 590 milliards de roubles. Au 1er semestre de cette année, Chery a déjà vendu plus de 144 000 véhicules, soit un bond de 86 % par rapport à la même période en 2023. Citons Great Wall Motor, avec un chiffre d’affaires de 323 milliards de roubles, soit une multiplication par quatre comparé à 2023. Cette marque dispose d’une usine en Russie près de Toula, et enfin Geely Automobile, avec un chiffre d’affaires de 199,6 milliards de roubles. La moitié de ces véhicules sont importés de Chine, alors que l’autre moitié est fournie par une entreprise bélarusso-chinoise.
Parmi les marchandises chinoises importées par la Russie, l’on compte également beaucoup de produits à double-usage comme les semi-conducteurs, les équipements de télécommunication et les machines-outils, qui permettent à la Chine de soutenir indirectement l’effort de guerre russe en Ukraine.
La Chine, le fournisseur le plus important de ces produits, en exporterait actuellement pour 300 millions de dollars par mois, chiffre toutefois en baisse par rapport à décembre 2023, où il était de 600 millions de dollars.
Ces produits à double-usage sont, comme on le sait, indispensables pour la fabrication de missiles, de chars et de drones. À cet égard, il est important de savoir si les autorités chinoises sont directement impliquées dans ces exportations, comme le soupçonnent les États-Unis. Or compte tenu de l’imbrication entre le Parti-État chinois et les entreprises privées, il est difficile d’imaginer que Pékin ne soit pas au courant.
Mais les relations russo-chinoises ont en réalité des limites…
Les échanges commerciaux, qui s’élèvent à plus de 200 milliards de dollars, sont très déséquilibrés aux dépens de la Russie, qui livre quasi exclusivement des matières premières et énergétiques. Il en est ainsi s’agissant du gaz, où la Russie est très dépendante du marché chinois et où Pékin peut dicter ses conditions, notamment en ce qui concerne les tarifs, et faire jouer la concurrence d’autres pays, en particulier le Turkménistan.
Les négociations sont en panne concernant le projet de construction d’un second gazoduc « Force de Sibérie 2 », censé doubler le tuyau déjà existant de « Force de Sibérie 1 » et traverser la Mongolie. Ce gazoduc est destiné à exporter en Chine le gaz que la Russie ne peut plus vendre à l’UE.
La mémoire historique est également un puissant élément entretenant la défiance entre les deux pays. Les Chinois n’oublient pas les annexions faites par l’Empire russe de près de 3 millions de km2 de territoire chinois en application de l’un des « traités inégaux », le traité d’Aïgoun (1858), imposé par l’Empire russe à l’Empire moribond des Qing. Mais, très pragmatiques, ils n’en parlent pas ouvertement même si, de temps en temps, ils font des « piqûres de rappel » comme la publication de cartes où certains territoires russes sont indiqués comme chinois. C’est ainsi que Vladivostok est de nouveau appelé de son nom chinois de Haishenwai à Pékin.

À cet égard, le professeur Feng Yujun, vice-doyen de l’Institut des études internationales et directeur du Centre pour les Études russes et centrasiatiques de l’Université Fudan, a publié récemment une note particulièrement sévère sur les relations sino-russes. Cet universitaire fait partie des personnalités chinoises qu’on appelle « establishment intellectuals ». Ces gens bénéficient d’une relative liberté de publication, également à l’étranger, même s’ils ne sont pas toujours écoutés par les autorités du Parti et de l’État avec lesquels ils sont en contact et pour lesquels ils rédigent des notes. Dans son papier, Feng rappelle qu’aucune des trois alliances que la Chine a nouées avec la Russie ne lui a été bénéfique :
- Après la guerre sino-japonaise de 1896, les Russes ont signé la « Convention Li-Lobanov », du nom d’Alexis Lobanov, ministre russe des Affaires étrangères, et de son homologue chinois Li Hongzhang. Celle-ci était censée soutenir la Chine contre la Japon mais en réalité, elle a permis à Saint-Pétersbourg de s’étendre en Mandchourie et de prendre le contrôle de Port Arthur.
- Selon le traité entre l’URSS et le gouvernement nationaliste chinois signé en 1945, la Chine a été obligée de reconnaître l’indépendance de la Mongolie qui entra ainsi dans la sphère d’influence soviétique. La Mongolie avait été arrachée à l’influence chinoise dès 1911 et transformée en « République populaire » après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks en Russie.
- L’accord d’amitié de 1950 Staline-Mao a obligé la jeune République populaire de Chine, créée en 1949, à intervenir en Corée, et lui a imposé le modèle de développement soviétique, tout en l’éloignant des États-Unis, ce qui lui a été très préjudiciable.
Selon Feng, depuis son arrivée au pouvoir il y a 22 ans, Poutine a essayé de reconstruire un empire russe pour redevenir une puissance mondiale. Et le chercheur chinois de conclure : « La Russie prétend très souvent sauver d’autres nations, mais elle les annihile. Son colonialisme, contrairement aux colonialismes britannique ou français qui poursuivait des objectifs économiques, est mu par une avidité illimitée d’accaparement de terres, de perpétration de tueries et d’expansion territoriale. »
Pour compléter le tableau, on pourrait évoquer quelques affaires d’espionnage de savants russes, accusés par le FSB d’avoir livré des informations secrètes à la Chine. Au total, c’est plutôt la méfiance historique, mais aussi le déséquilibre entre les deux puissances, qui marquent la relation entre Moscou et Pékin.
Un alignement de circonstance, basé sur des intérêts politiques, stratégiques et économiques, pourtant appelé à se maintenir
Les deux pays sont avant tout unis par leur opposition commune aux États-Unis, à l’Occident et en général par leur hostilité à l’égard du modèle libéral et démocratique occidental.
Sur le plan géostratégique, cet alignement leur permet de contrôler de concert l’Asie centrale et de lutter contre les « 3 maux » (séparatisme, terrorisme, extrémisme), notamment au Xinjiang. Cette situation permet à la Chine de disposer d’un arrière sûr et d’une profondeur stratégique alors qu’elle est occupée avec Taïwan et les mers du Sud.
La guerre en Ukraine, déclenchée par Moscou en février 2022, a pour avantage, du point de vue chinois, de concentrer l’assistance occidentale en Europe, en dehors de l’Asie orientale. Par ailleurs, le maintien de la stabilité en Russie et la pérennisation du régime de Poutine sont essentielles pour la Chine, qui ne souhaite pas voir s’installer le chaos à ses frontières nord et ouest (Asie centrale).
Sur le plan géoéconomique, cette alliance permet à la Chine de s’approvisionner en matières premières et énergétiques à bon marché et à l’abri d’une éventuelle intervention américaine en cas de conflit.
Dans le même temps, la Chine ne veut pas placer tous ses œufs dans le même panier russe et ne désire pas apparaître comme un soutien inconditionnel de la Russie dans sa guerre en Ukraine. Malgré sa « neutralité pro-russe », elle craint les sanctions secondaires américaines et souhaite continuer à avoir accès aux marchés américain et européens.
De plus, la dépendance croissante des entreprises russes au yuan chinois présente un risque majeur pour Pékin. Si la situation économique se dégrade trop en Russie, les entreprises chinoises pourraient subir des pertes financières importantes.
Conclusion
L’axe de circonstance avec la Russie est appelé à durer aussi longtemps que la confrontation avec les États-Unis se maintiendra. Mais il s’agit d’une « alliance » bien précaire, qui ne dispose d’aucune base juridique sous la forme d’un accord en bonne et due forme et est dépourvue d’une idéologie commune, comme c’était le cas avec la théorie communiste dans les années 1950 et au début des années 1960. Handicapée par une méfiance réciproque, elle est dépendante de la volatilité de la situation internationale.
Tout en ne souhaitant pas un démembrement de la Russie, la Chine la préfère affaiblie de façon à la dominer et à la contrôler plus facilement. Elle soutient certes son « alliée » en Ukraine, mais un peu comme la corde qui soutient le pendu.
Certains sinologues russes exilés n’hésitent pas à qualifier de vassalité le rapport de Moscou par rapport à Pékin, ce qui n’est pas pour déplaire au régime russe actuel, et qui rappelle la suzeraineté exercée par la Horde d’Or sur la Moscovie au XIIIe siècle. Les Mongols avaient alors permis à la grande-principauté de Moscou de sauvegarder son pouvoir princier, ses institutions et sa religion orthodoxe, ainsi que d’étendre son territoire, face aux Chevaliers teutoniques qui voulaient au contraire les annihiler. Poutine, du reste, n’a pas hésité à se comparer à Alexandre Nevski qui se déplaçait à Saraï, la capitale du Grand Khan, pour lui manifester son allégeance et lui payer le tribut.
L’ « alliance » russo-chinoise ne connaîtra-t-elle pas le même sort que le Pacte germano-soviétique, bien que celui-là ait duré moins longtemps que le rapprochement russo-chinois ?
Ancien diplomate, conseiller culturel à Moscou, ambassadeur au Tadjikistan, en Moldavie, pour le Partenariat oriental et la mer Noire et co-président du groupe de Minsk en charge du conflit du Haut-Karabakh. Enseigne la géopolitique à Sciences Po Paris, l’INALCO, l’ISIT et l’ESCP, ainsi qu’à l’étranger. Son dernier livre : Géopolitique des relations russo-chinoises (PUF, 2023).