Comment la guerre contre l’Ukraine détruit les peuples minoritaires de Russie

En Russie aujourd’hui, on compte 40 peuples autochtones dans le Nord, la Sibérie et l’Extrême-Orient. Plusieurs ethnies sont désormais en voie de disparition. Par exemple, il ne reste que 23 Kéreks et 96 Aloutors. Pourtant, de nombreux membres des peuples autochtones ont été mobilisés dès le début de l’invasion russe de l’Ukraine.

« Partir à la guerre, c’est aussi une forme de suicide »

Oulagan est l’un des villages les plus reculés des montagnes de l’Altaï. Il est plus proche de la Mongolie et de Touva que du centre administratif du district. Avec le district voisin de Koch-Agach, Oulagan est classé comme étant une région du Grand Nord. Ici, au milieu des montagnes de la vallée de la Tchouïa, il n’y a que 55 jours chauds par an, et on peut même voir de la neige en été. En hiver, les températures descendent souvent en dessous de -45 °C. Dans les quelques maisons d’hôtes, même en juillet, on distribue du bois aux touristes pour qu’ils ne gèlent pas.

Ici, les habitants prennent leur retraite cinq ans plus tôt que les autres Russes. Chaque famille possède généralement du bétail et une yourte. En revanche, il n’y a pas de travail pour tout le monde. La plupart des habitants travaillent dans des institutions publiques ou en rotation sur des chantiers éloignés.

Koch-Agach et Oulagan sont les lieux de résidence des Télenguites, un peuple autochtone minoritaire pratiquant le chamanisme. Ici, tous les bâtiments portent deux panneaux : l’un en russe, l’autre en dialecte local. C’est dans ce dialecte que les Télénguites communiquent entre eux. Le russe est quant à lui utilisé uniquement avec les visiteurs.

Selon le recensement de 2021, il ne reste que 2 730 Télenguites en Russie, alors qu’ils étaient près de 3 700 en 2010.

Lorsque la mobilisation a commencé en 2022, 26 personnes ont été appelées à Ouragan et Koch-Agach, dont 24 appartenant à des peuples minoritaires. Cela a provoqué une vague d’indignation sur Internet. Le parquet, l’ancien chef de la république Oleg Khorokhordine et la commission de conscription ont promis une enquête. Peu de temps après, le commissaire militaire de la République de l’Altaï, Oleg Denissenko, a déclaré que la mobilisation avait été menée dans les règles.

« Nous espérions qu’au moins certains seraient renvoyés chez eux. Mais non, ils sont tous partis à la guerre. On disait que c’était une erreur de système, une simple faute. Mais quelqu’un doit être tenu responsable de cette faute ! Nous sommes peu nombreux ! À mon avis, on n’aurait pas dû recruter de Télenguites du tout ! Et là, presque 90 % des mobilisés sont Télénguites », s’indigne un habitant local, Azzat Tondoïev.

Sur la liste nominative des représentants des peuples autochtones de Russie tués en Ukraine, on trouve aujourd’hui 25 noms de Télenguites.

« Notre région est en deuil. Chaque mois, nous avons des funérailles. Beaucoup partent en tant que volontaires. Un ou deux mois plus tard, ils reviennent dans des cercueils de zinc. Beaucoup laissent derrière eux trois ou quatre enfants. Pourquoi partent-ils ? Ici, on ne pose pas la question “pourquoi”. Et cela ne concerne pas seulement l’Ukraine, mais toute la vie en général. À de telles questions, on répond soit par le silence, soit par un “c’est comme ça” », raconte une habitante locale, Aïana Tydkova (nom modifié).

Les dernières funérailles ont eu lieu dans le village de Tchibila, dans le district d’Oulagan, le 16 juillet. On disait adieu à un volontaire, père de quatre enfants, Adoutchy Tadychev, âgé de 36 ans. Il est parti à la guerre en janvier de cette année, et il est mort en juin.

Dans le village voisin de Koch-Agach, les dernières funérailles ont eu lieu le 2 août, pour dire adieu à un homme de 38 ans, Guerman Enchinov. Père de quatre enfants, il avait signé un contrat en octobre de l’année dernière. Pendant la guerre, il a servi comme conducteur.

Dans l’école locale Chaptynov, il y a maintenant sept plaques commémoratives avec les photos de ceux qui sont morts en Ukraine. Dans l’école Tioukova, il y en a quatre.

« Mon camarade de classe Artemi Takhanov est mort. Nous avons étudié ensemble jusqu’à la sixième, puis il a été admis dans le lycée principal de la région. Il a étudié à l’université de Tomsk et travaillait dans les travaux routiers. Il est parti en tant que volontaire en août 2022, et il est mort en octobre. Pourquoi est-il parti ? Mais comment ne pas y aller ? Son père a combattu en Afghanistan. Il dirige maintenant l’association des anciens combattants dans notre région. Et le fils, avec un tel père, pouvait-il rester tranquillement à la maison pendant la guerre ? », raconte une habitante locale (dont le nom n’est pas mentionné pour des raisons de sécurité).

Dans l’école de Beltir où Artemi Takhanov a étudié, un coin mémoriel a été créé l’année dernière. Aujourd’hui, il y a deux photos : celle d’Artemi Takhanov et celle d’Amyrgy Sourazov, tous deux morts en Ukraine. La plaque a été inaugurée en présence du père d’Artemi, Leonid Takhanov, et de l’oncle d’Amyrgy, Alim Sourazov, un vétéran de la guerre en Tchétchénie.

Dans les écoles locales, une attention particulière est accordée à l’ « éducation patriotique ». Entrer dans l’une des classes de cadets, où les élèves sont entièrement pris en charge par l’État, est considéré comme une chance, car cela constitue un bon soutien pour les familles nombreuses. Les enseignants aiment inviter d’anciens soldats à parler aux élèves, y compris ceux qui sont revenus vivants d’Ukraine.

Ainsi, en mai de cette année, à l’école primaire d’Oulagan, les élèves des classes CE1 et CE2 ont rencontré Amyr Konounov, qui a participé à l’invasion de l’Ukraine. Or Sibir.Realii a découvert trois affaires judiciaires au tribunal d’Oulagan pour ce « héros de l’opération spéciale », accusé de blessures corporelles et de menaces de mort.

« Dans les districts d’Oulagan et de Koch-Agach où vivent les Télenguites, beaucoup de jeunes meurent. Cela est lié au chômage et au désespoir. L’Altaï a l’un des taux de suicide les plus élevés du pays. Partir à la guerre, c’est aussi une forme de suicide. Mais sans conséquences négatives pour la famille, au contraire, cela présente des avantages », commente Amyr Aïtachev, journaliste de la région de l’Altaï, parti de Russie en 2022 en raison de persécutions pour « discrédit de l’armée ».

Le 9 août, à Koch-Agach, on a dit adieu à un autre habitant. Keljan Alpeïssov, âgé de 35 ans, a laissé derrière lui cinq enfants.

sibrealii4
Photo : administration de la région autonome des Nénètses.

Des représentants de presque tous les peuples autochtones de Russie meurent à la guerre. Ainsi, la journaliste de Kemerovo, Natalia Zoubkova, a récemment annoncé qu’un membre du peuple Chor, Semion Kiskorov, de la région de Kemerovo, était décédé. Lui et son frère Guennadi avaient été mobilisés à l’automne 2022. Les deux avaient été blessés dans les premiers mois de leur service.

En décembre 2023, Semion a raconté qu’on les forçait, lui et son frère, à retourner sur le front, en les menaçant de torture. Selon lui, les commandants frappaient leurs subordonnés et les attachaient à un arbre, exigeant de l’argent sous peine d’être envoyés en première ligne. Après des articles dans la presse, les commandants ont forcé Semion et Guennadi à se rétracter. Les frères n’ont plus pris contact avec les journalistes depuis. Le sort de Guennadi reste inconnu.

Le site Russie des Peuples Autochtones (créé avant la guerre par des représentants émigrés des peuples autochtones) tient une liste nominative des membres des peuples autochtones tués en Ukraine. Elle contient aujourd’hui près de 400 noms avec la photo, la nationalité et la région de résidence de ces hommes. Selon ces données, les Touvains-Todjins (au moins 151), les Nénètses (au moins 74) et les Tchouktches (au moins 54) ont subi les plus grandes pertes parmi les peuples autochtones de la Fédération de Russie.

« Pour différentes raisons, nous ne pouvons surveiller que quelques régions de près. J’estime qu’en réalité, les chiffres sont environ deux fois plus élevés pour ces régions. Pour celles que nous ne suivons pas spécifiquement, les chiffres sont probablement dix fois plus élevés. Je pense que des milliers de membres des peuples autochtones ont été tués en Ukraine. C’est un énorme travail de déterminer leur nom et leur nationalité. Certaines ethnies peuvent être identifiées par le nom de famille. C’est plus facile. Mais dans les régions plus au sud (région de l’Amour, du Kamtchatka, de Sakhaline), de nombreuses familles ont des noms russes ou russifiés. Il est impossible d’identifier leur ethnie par leur nom, commente Dmitri Berejkov, représentant du Comité international des peuples autochtones de Russie, rédacteur en chef du site Russie des Peuples Autochtones. Il y a des peuples qui ne comptent plus que quelques centaines de membres. Si les pertes dues à la guerre affectent les grands groupes ethniques sur plusieurs générations, pour les petits peuples, la perte de quelques personnes est déjà une tragédie. Si une ethnie compte seulement 200 personnes et que deux jeunes hommes sont tués à la guerre, cela signifie que deux familles ne seront jamais formées. »

sibrealii3
Dmitri Berejkov

Les autorités russes cherchent-elles délibérément à détruire les peuples autochtones?

En fait, la raison est probablement plus simple, plus banale et plus cynique. En ce qui concerne la mobilisation forcée, les représentants des peuples autochtones ont tout simplement moins de moyens de se défendre, moins d’informations, etc. Ils sont appelés à l’armée et partent sans protester, sans fuir dans une autre ville ou partir à la datcha. Plus généralement, le fait que les peuples autochtones soient surreprésentés à la guerre est lié à la pauvreté.

Prenons l’exemple du Yamal, une région pétrolière et gazière très prospère. Là-bas, les autochtones partant à la guerre sont largement plus nombreux que les habitants non autochtones. C’est parce que les éleveurs de rennes du Yamal sont la couche la plus pauvre de cette région. Les gens partent à la guerre pour l’argent, et l’État en profite.

Il est également plus facile de diffuser des idées sur la grandeur de la Russie et sur la nécessité de mener une guerre sainte auprès de populations moins éduquées. Le niveau d’éducation des peuples minoritaires est beaucoup plus faible que la moyenne nationale. Les peuples autochtones vivent souvent de la chasse. Et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les commissariats militaires recrutent volontiers des autochtones.

Dans un village yakoute, lors de la mobilisation, ils ont pris tous les chasseurs. Lorsque les habitants ont ensuite demandé au chef de l’administration pourquoi cela s’était produit, il a répondu : « Ils savent tirer, et en plus, ils sont au chômage. » Si vous incluez dans les listes de mobilisation ceux qui travaillent comme chauffeurs de tracteurs ou employés dans des écoles, vous affaiblissez la municipalité. C’est pourquoi ils ont pris les chasseurs, parfois plusieurs frères à la fois.

Généralement, les peuples autochtones se trouvent dans l’incapacité de défendre leurs droits, y compris ceux inscrits dans la législation russe. Si, auparavant, les peuples autochtones pouvaient faire appel aux écologistes, aux défenseurs des droits de l’Homme, aux médias indépendants et aux réseaux internationaux, comme les Nations Unies, tout cela est maintenant coupé. Il est désormais impossible d’assurer leur protection.

Dans un village de l’Altaï, les habitants ont récemment bloqué une route pour empêcher l’entrée d’engins d’excavation du sol. Mais les entreprises et les autorités corrompues, qui sont étroitement liées, ont toujours la possibilité soit d’acheter, soit d’ignorer la population autochtone. Partout, les peuples autochtones doivent céder dans leurs conflits avec les entreprises industrielles.

sibrealii5
Rituel chamanique pour porter chance aux militaires.

Un autre problème concerne l’exploitation des ressources naturelles. Auparavant, on accordait plus d’attention aux normes écologiques. Le ministère de l’Environnement surveillait mieux les violations. Avant, les investisseurs étaient américains, et ils respectaient les lois sur l’environnement. Aujourd’hui, tout est simplifié.

Dans les villages de l’Altaï, les habitants souffrent de l’extraction de l’or. Auparavant, les entreprises devaient respecter des normes environnementales, et l’exploitation minière était non rentable. Aujourd’hui, c’est devenu rentable, car les règles écologiques sont moins strictes.

Il y a aussi un problème éthique, voire politique. Il s’agit de l’utilisation des peuples autochtones dans la propagande : ensembles folkloriques qui dansent avec des tambours, aide humanitaire que les associations de peuples autochtones envoient à Marioupol.

Lors des événements internationaux, comme aux Nations Unies à New York, les délégués des peuples autochtones du monde entier discutent des problèmes qui les concernent. Quant aux délégués de Russie, ils reçoivent des instructions détaillées d’un représentant du ministère des Affaires étrangères (qui ressemble beaucoup à un représentant du FSB), et ils demandent que soient levées les sanctions.

Il y a encore beaucoup d’autres problèmes. C’est la langue qui disparaît et qui n’est plus obligatoire dans les écoles, et qui reçoit moins de financements. C’est l’alcoolisme, les soins de santé médiocres. Récemment, on a fermé massivement les centres de soins ruraux. Les villages autochtones, en particulier les petites localités, ont été les plus touchés. Or, dans les zones où vivent les peuples autochtones, il n’y a généralement pas de routes, et les distances sont immenses.

Fin juillet, le ministère de la Justice a inclus 55 organisations travaillant sur les questions des peuples autochtones dans la liste des organisations extrémistes. « C’est un événement très négatif, qui a déjà un impact et influencera les destins individuels de gens, de leaders activistes, de militants, commente Dmitri Berejkov, dont l’organisation a également été incluse dans cette liste. La machine répressive à leur encontre est déjà en marche. Cela se traduira aussi par un manque de transparence. C’est exactement ce que visait le gouvernement. Parce que les membres des peuples autochtones vivant en Russie ont désormais beaucoup moins de possibilités de discuter de quoi que ce soit. Ils se retrouvent seuls face au pouvoir, seuls face à cette machine corrompue qui est des centaines de fois plus puissante qu’eux. En conséquence, encore plus de membres des peuples autochtones se retrouveront à la guerre. Et il est possible que certains peuples disparaissent. »

(Nous ne divulguons pas le nom de l’auteur de cette publication en raison de la menace de poursuites pénales en vertu de la loi sur les organisations indésirables en Russie.)

Traduit du russe par Desk Russie. Lire l’original.

sibrealii bio2

Sibir.Realii est un projet médiatique du Service russe de Radio Liberty (groupe de communication financé par le Congrès des États-Unis), lancé en novembre 2017. Le média raconte la vie des régions russes à l'est de l'Oural — la Sibérie et l'Extrême-Orient. Sibir.Realii publie également des essais historiques sur des personnages importants dont le destin était lié à la Sibérie, et sur le Goulag. Une section spéciale est consacrée aux peuples indigènes de Sibérie.

Le ministère russe de la justice a inclus Sibir.Realii, ainsi que d'autres sites web du Service russe de Radio Liberty, dans la liste des « agents étrangers ». Plusieurs journalistes de la rédaction sont répertoriés comme « agents étrangers » à titre individuel, et plusieurs reporters ont fait l'objet de poursuites administratives et pénales. Le site est bloqué en Russie. Malgré cela, il est visité par plusieurs centaines de milliers de personnes chaque mois.

Abonnez-vous pour recevoir notre prochaine édition

Deux fois par mois, recevez nos décryptages de l'actualité.