Desk Russie publie le discours de réception du Prix de la paix des libraires allemands, décerné à Anne Applebaum. Elle a prononcé ce discours le 20 octobre dernier en l’église Saint-Paul de Francfort.
Excellences, chers amis, chers collègues, chers amoureux des livres, vous tous qui êtes réunis ici à Francfort pour cette foire annuelle du livre, l’une des plus grandes célébrations de la littérature au monde, permettez-moi tout d’abord de vous remercier, Monsieur le Maire, ainsi que vous, Karen Schmidt-Friedrichs, pour vos aimables paroles, et de remercier le jury pour ce prix, qui est pour moi un honneur inespéré. C’est un tel privilège de me retrouver en compagnie des anciens lauréats de ce prix, en particulier les romanciers, les philosophes et les poètes, tous des gens qui ont le don d’imaginer des mondes différents. Pour ma part, je suis historienne et journaliste, quelqu’un qui cherche à expliquer et à comprendre ce monde — une tâche qui peut souvent être moins inspirante et moins satisfaisante. Je vous suis donc particulièrement reconnaissante de m’avoir incluse dans ce groupe distingué. Mais permettez-moi également de remercier tout particulièrement Irina Chtcherbakova, une personne extraordinaire qui a commencé sa carrière de la même manière que j’ai commencé la mienne, c’est-à-dire en interviewant des survivants du Goulag soviétique. Sauf qu’elle, bien sûr, l’a fait 20 ans avant moi, à une époque où le travail d’écriture de l’histoire était dangereux en Russie.
J’ai eu la chance de commencer mon travail sur l’histoire de l’Union soviétique dans les années 1990, une époque où les survivants et les historiens étaient libres de parler comme ils le souhaitaient, et où il semblait, du moins pour certains, qu’une nouvelle Russie pouvait être construite sur la base des vérités historiques fondamentales que Chtcherbakova et ses collègues de Memorial avaient révélées. Cette possibilité s’est rapidement évanouie. Je peux même vous dire le moment exact où elle a pris fin. C’était donc le matin du 20 février 2014, lorsque les troupes russes ont illégalement pris contrôle de la péninsule de Crimée.
C’est à ce moment-là qu’écrire sur l’histoire russe est redevenu dangereux. Car c’est à ce moment-là que le passé et le présent sont entrés en collision, et que le passé est redevenu un modèle pour le présent. Lorsque, dans les années 1990, je faisais des recherches sur l’histoire du Goulag dans les archives soviétiques et dans les bureaux de Memorial, je partais du principe que cette histoire appartenait à un passé lointain. Et lorsque, quelques années plus tard, j’ai écrit sur l’assaut soviétique contre l’Europe de l’Est à la fin de la Seconde Guerre mondiale, je pensais que c’était de l’histoire ancienne et que que je décrivais une époque révolue. Et lorsque j’ai étudié l’histoire de la famine ukrainienne et de la famine soviétique, la tragédie au cœur de la tentative de Staline d’éradiquer l’Ukraine en tant que nation, je n’imaginais pas que quelque chose de semblable pourrait se répéter de mon vivant.
Mais, en 2014, de vieux plans ont été sortis de ces mêmes archives soviétiques. Ils ont été dépoussiérés et utilisés une fois de plus. Pour ceux qui ont oublié l’invasion de la Crimée, laissez-moi vous rappeler ce qui s’est passé. Les soldats russes qui ont envahi la péninsule se déplaçaient dans des véhicules banalisés et portaient des uniformes sans insignes. Ils se sont emparés des bâtiments gouvernementaux.
Ils ont démis les dirigeants locaux de leurs fonctions. Ils leur ont interdit l’accès à leurs bureaux. Pendant plusieurs jours, le monde est resté indécis. S’agissait-il de séparatistes qui organisaient un soulèvement ? S’agissait-il d’Ukrainiens pro-russes ? Je n’ai pas eu de doute. Je savais qu’il s’agissait d’une invasion russe de la Crimée, parce que cela ressemblait exactement à l’invasion soviétique de la Pologne.
Cette invasion a eu lieu 70 ans plus tôt, en 1944, et les envahisseurs étaient des soldats soviétiques portant des uniformes polonais. Le parti communiste polonais, qui prétendait parler au nom de tous les Polonais, fut soutenu par les Soviétiques, un référendum truqué et une série d’autres actes de falsification politique eurent lieu. Ils étaient destinés à tromper non seulement le peuple polonais, mais aussi les alliés de la Pologne à Londres et à Washington.
Et l’invasion elle-même ne fut qu’un début. Après 2014, puis après l’invasion à grande échelle de février 2022, des schémas cruellement familiers se sont répétés. D’abord en Crimée, puis à Donetsk et à Louhansk, et ensuite pendant l’occupation des provinces de Kharkiv, Kherson, Soumy et Kyïv, les soldats russes ont traité les Ukrainiens ordinaires comme des ennemis et des espions.
Ils ont eu recours à la violence arbitraire pour terroriser les gens à Boutcha et ailleurs. Ils ont emprisonné des civils pour des délits mineurs, pour un ruban aux couleurs de l’Ukraine attaché à une bicyclette, par exemple, ou parfois sans aucune raison. Ils ont construit des chambres de torture ainsi que des camps de filtration, que l’on pourrait également appeler des camps de concentration. Ils ont transformé les institutions culturelles, les écoles et les universités pour les adapter à l’idéologie nationaliste et impérialiste du nouveau régime. Ils ont kidnappé des enfants. Ils les ont emmenés en Russie. Ils ont changé leur identité, comme les nazis l’avaient fait en Pologne. Ils ont dépouillé les Ukrainiens de tout ce qui les rendait humains, vifs et uniques.
Dans différentes langues et à différentes époques, ce type d’agression a porté différents noms. Nous parlions auparavant de soviétisation. Aujourd’hui, nous parlons de russification. Il y a aussi un mot allemand, Gleichschaltung [mise au pas, NDLR]. Mais quel que soit le mot utilisé, le processus est le même. Il s’agit de l’imposition d’un régime autocratique arbitraire, d’un État sans État de droit, sans droits garantis, sans responsabilité, sans checks and balances (institutions de contrôle et de contre-pouvoir). Cela signifie la destruction de toute velléité, survivance ou signe d’un ordre démocratique libéral. Cela signifie… Cela signifie la construction d’un régime, défini comme totalitaire, selon les mots célèbres de Mussolini : « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État. » En 2014, la Russie était déjà en passe de devenir une société totalitaire, après avoir lancé deux guerres brutales en Tchétchénie, après avoir assassiné des journalistes et arrêté des critiques. Mais, après 2014, ce processus s’est accéléré. L’expérience russe de l’occupation en Ukraine a ouvert la voie à une politique plus dure à l’intérieur même de la Russie. Dans les années qui ont suivi l’invasion de la Crimée, l’opposition a été encore plus réprimée.
Les institutions indépendantes ont été complètement interdites. Memorial, groupe de défense des droits de l’Homme et de préservation de la mémoire cofondé par Irina Chtcherbakova, était l’une d’entre elles. Ce lien profond entre autocratie et guerres de conquête impériales est logique. Si vous croyez vraiment que vous et votre régime avez le droit de contrôler toutes les institutions, toutes les informations et toutes les organisations, que vous pouvez dépouiller les gens non seulement de leurs droits, mais aussi de leur identité, de leur langue, de leurs biens et de leur vie, alors vous pensez évidemment que vous avez aussi le droit d’infliger des violences à qui bon vous semble, et vous ne verrez pas non plus d’objections au coût humain d’une telle guerre. Si les gens ordinaires n’ont pas de droits, pas de pouvoir et pas de moyens d’expression, alors pourquoi cela importerait-il qu’ils vivent ou qu’ils meurent ? Ce lien n’est pas nouveau. Il y a deux siècles, Emmanuel Kant, en mémoire duquel ce prix a été créé, a également décrit le lien entre le despotisme et la guerre. Il y a plus de deux millénaires, Aristote écrivait qu’un tyran est enclin à fomenter des guerres afin de préserver son propre monopole du pouvoir. Au XXe siècle, Carl von Ossietzky, journaliste et militant allemand, est devenu un farouche opposant à la guerre, notamment en raison de l’impact qu’elle avait sur la culture de son propre pays. Comme il l’a écrit en 1932, nulle part ailleurs on ne croyait autant à la guerre qu’en Allemagne. Nulle part ailleurs les gens n’étaient davantage enclins à ignorer ses horreurs et à se désintéresser de ses conséquences. Nulle part ailleurs on ne célébrait le métier de soldat de manière aussi peu critique. Depuis l’invasion de la Crimée en 2014, ce même processus de militarisation, cette même célébration du combat s’est également emparée de la Russie. Les écoles russes forment désormais les jeunes enfants à devenir des soldats. La télévision russe encourage les Russes à haïr les Ukrainiens, à les considérer comme des sous-hommes. L’économie russe a été militarisée. Quelque 40 % du budget national sont désormais consacrés à l’achat d’armes. Pour obtenir des missiles et des munitions, la Russie traite désormais avec l’Iran et la Corée du Nord, deux des dictatures les plus brutales de la planète. Le fait de parler constamment de la guerre en Ukraine a également normalisé l’idée de guerre en Russie, rendant d’autres guerres plus probables. Les dirigeants russes parlent désormais avec désinvolture de l’utilisation d’armes nucléaires contre leurs voisins et menacent régulièrement de les envahir.
Comme dans l’Allemagne de von Ossietzky, la critique de la guerre n’est pas simplement bridée en Russie, elle est rendue illégale. Mon ami Vladimir Kara-Mourza a pris la courageuse décision, en 2022, de retourner en Russie et d’y dénoncer l’invasion. Pourquoi ? Parce qu’il voulait que les livres d’histoire mentionnent que quelqu’un s’était opposé à la guerre.
Et il a payé le prix fort. Il a été arrêté, sa santé s’est détériorée, il a souvent été mis à l’isolement. Lorsque lui et d’autres personnes injustement emprisonnées ont finalement été libérés, en échange d’un groupe d’espions et de criminels russes (dont un meurtrier tiré d’une prison allemande), ses geôliers lui ont suggéré d’être prudent, car à l’avenir, il pourrait être empoisonné. Et bien sûr, il avait des raisons de les croire, puisque des agents de la police secrète russe l’avaient déjà empoisonné à deux reprises. Mais il n’était plus seul. Depuis 2018, plus de 116 000 Russes ont fait l’objet de sanctions pénales ou administratives pour avoir dit ce qu’ils pensaient.
Des milliers d’entre eux ont été sanctionnés spécifiquement pour s’être opposés à la guerre en Ukraine. Leur combat, héroïque, est le plus souvent mené en silence. Parce que le régime a imposé un contrôle total de l’information en Russie, leurs voix ne peuvent pas être entendues. Mais qu’en est-il de nous ? Qu’en est-il de nous tous qui sommes rassemblés ici dans cette église historique ? Dans un lieu qui est étroitement lié à la démocratie allemande et à la tradition libérale allemande. Qu’en est-il de nous tous dans le reste de l’Europe ? Que devrions-nous faire ? Nos voix ne sont ni restreintes ni limitées. Nous ne sommes ni emprisonnés ni empoisonnés pour dire ce que nous pensons.
Comment devrions-nous réagir à la renaissance d’une forme de gouvernement dont nous pensions qu’elle avait disparu à jamais de ce continent ? L’occupation et la destruction de l’Ukraine, de l’est de l’Ukraine, se déroulent à une journée de voiture d’ici, ou à deux heures de vol — si les aéroports étaient ouverts. C’est presque la même distance que Londres.
Au début de la guerre, sous le coup de l’émotion, nombreux sont ceux qui se sont joints au chœur de soutien. En 2022, comme en 2014, les Européens ont allumé leur télévision pour voir des scènes qu’ils ne connaissaient que par les livres d’histoire. Des femmes et des enfants blottis dans des gares, des chars roulant dans les champs, des villes bombardées.
À ce moment-là, beaucoup de choses sont devenues évidentes. Très vite, les mots se sont mués en actes. Plus de 50 pays ont rejoint une coalition pour aider l’Ukraine militairement et économiquement, une alliance qui s’est construite à une vitesse sans précédent. J’ai moi-même pu constater à Kyïv, à Odessa et à Kherson l’arrivée de l’aide alimentaire, de l’aide militaire et du soutien européen. C’était miraculeux.
Mais avec la poursuite de la guerre, le doute s’est installé, ce qui n’est pas surprenant. Depuis 2014, la foi dans les institutions démocratiques et dans les alliances de défense a considérablement diminué en Europe et aux États-Unis. Peut-être que notre indifférence face à l’invasion de la Crimée a joué un rôle plus important dans ce déclin que nous ne le pensons habituellement.
La décision d’accélérer la coopération économique avec la Russie au lendemain de cette invasion a certainement engendré une corruption morale et financière, ainsi qu’un certain cynisme. Ce cynisme a ensuite été amplifié par une campagne de désinformation russe, que nous avons négligée ou ignorée. Aujourd’hui, nous sommes confrontés au plus grand défi de notre temps pour nos valeurs et nos intérêts, le monde démocratique commence à vaciller. Nombreux sont ceux qui souhaitent que les combats cessent comme par magie. D’autres veulent changer de sujet et se tourner vers le Moyen-Orient, où se déroule un autre conflit terrible et tragique, mais où nous, Européens, avons beaucoup moins d’influence et presque aucune capacité à agir sur le cours des événements.
Certes, l’engagement dans une tragédie ne signifie pas l’indifférence à l’égard d’autres tragédies. Mais nous devons surtout agir là où nos actions feront la différence. Or, lentement, un autre groupe gagne du terrain, en particulier ici en Allemagne : ce sont les personnes qui ne soutiennent ni ne condamnent, mais qui affectent plutôt de se placer au-dessus du débat, et qui déclarent : « Je veux la paix. » Certains appellent même à la paix en se référant solennellement aux leçons de l’histoire allemande. Il me semble que c’est une bonne occasion aujourd’hui pour rappeler que vouloir la paix n’est pas toujours une position morale. Au contraire, nous savons depuis près d’un siècle que le pacifisme face à une guerre civile, face à une dictature agressive qui progresse, peut simplement représenter l’apaisement et l’acceptation de cette dictature. Je suis loin d’être la première à le souligner. En 1938, Thomas Mann, alors déjà en exil, horrifié par la situation en Allemagne et la complaisance des démocraties libérales, dénonçait ce qu’il appelait le pacifisme qui amène la guerre au lieu de la bannir. En 1942, après le début de la Seconde Guerre mondiale, George Orwell condamne ses compatriotes qui appellent la Grande-Bretagne à cesser le combat. Le pacifisme, écrivait-il, est objectivement pro-fasciste. Il s’agit là d’une question de bon sens élémentaire. Si vous entravez l’effort de guerre d’un camp, vous aidez automatiquement l’autre. En 1983, dans cette même église, Manès Sperber, qui a déjà été cité aujourd’hui, qui a reçu le prix de la paix cette année-là, s’est également élevé contre la fausse morale des pacifistes de son époque, qui voulaient alors désarmer l’Allemagne et l’Europe face à la menace soviétique. Je pense que nous pouvons reprendre certains de ces mots. Nombre de ceux qui, en Allemagne et en Europe, appellent aujourd’hui au pacifisme face à l’agression russe sont objectivement pro-russes, pour reprendre l’expression d’Orwell. Leur raisonnement, si on le suit jusqu’à sa conclusion logique, signifie que nous devrions acquiescer à la conquête militaire de l’Ukraine, à la destruction culturelle de l’Ukraine, à la construction de camps de concentration en Ukraine et à l’enlèvement d’enfants en Ukraine. Cela signifie que nous devrions accepter la Gleichschaltung. Cette guerre dure depuis près de trois ans. Qu’est-ce que cela aurait signifié de plaider pour la paix au début de l’année 1942 ?
Permettez-moi de le dire plus clairement. Ceux qui prônent le pacifisme et ceux qui voudraient céder à la Russie non seulement des territoires, mais aussi des personnes, des principes et des idéaux, n’ont rien appris de l’histoire de l’Allemagne au XXe siècle. La magie de l’expression « plus jamais ça » nous a déjà aveuglés sur la réalité. Dans les semaines qui ont précédé l’invasion de février 2022, l’Allemagne, comme beaucoup d’autres nations européennes et comme beaucoup d’autres dans le monde, a jugé la guerre tellement impossible à imaginer que le gouvernement allemand a refusé de fournir des armes à l’Ukraine.
Et pourtant, c’est là que réside l’ironie. Si l’Allemagne et le reste de l’OTAN avaient fourni ces armes à l’Ukraine bien à l’avance, nous aurions peut-être pu empêcher l’invasion. Peut-être n’aurait-elle jamais eu lieu. Peut-être s’agit-il là aussi, pour reprendre les mots de Thomas Mann, d’une forme de pacifisme qui engendre la guerre au lieu de la bannir.
Mais permettez-moi de répéter que Mann détestait la guerre ainsi que le régime qui l’avait encouragée. Orwell détestait le militarisme. Sperber et sa famille étaient eux-mêmes des réfugiés de guerre. Mais c’est parce qu’ils détestaient la guerre avec une telle passion et parce qu’ils comprenaient le lien entre guerre et dictature, qu’ils ont plaidé en faveur de la défense des sociétés libérales qu’ils chérissaient. En 1937, Mann appelle à un humanisme militant, conscient de sa vitalité et inspiré par la certitude qu’il ne faut pas laisser des fanatiques sans scrupule et sans vergogne exploiter et dilapider les principes de liberté, de patience et de scepticisme.
Orwell a écrit que pour survivre, il faut souvent se battre et que, pour se battre, il faut se salir. La guerre est un mal, mais c’est souvent un moindre mal. Quant à Sperber, je vais le citer pour la deuxième fois aujourd’hui. Il a déclaré en 1983 que nous, les vieux Européens qui détestons la guerre, devons malheureusement devenir nous-mêmes dangereux pour maintenir la paix. Chers amis et chers collègues, je cite tous ces vieux mots et discours pour vous convaincre que les défis auxquels nous sommes confrontés ne sont pas aussi nouveaux qu’ils en ont l’air. Nous sommes déjà passés par là, c’est pourquoi les paroles de nos prédécesseurs libéraux-démocrates nous parlent.
Les sociétés libérales européennes ont déjà été confrontées à des dictatures agressives. Nous les avons déjà combattues et nous pouvons le faire à nouveau. Cette fois-ci, l’Allemagne est l’une des sociétés libérales qui peut mener le combat. Pour empêcher les Russes d’étendre leur système politique autocratique, nous devons aider les Ukrainiens à remporter la victoire, et pas seulement pour le bien de l’Ukraine. S’il existe ne serait-ce qu’une petite chance qu’une défaite militaire puisse contribuer à mettre fin à cet horrible culte de la violence en Russie, tout comme la défaite militaire a mis fin au culte de la violence en Allemagne, nous devons la saisir.
Il ne s’agit pas seulement de l’Ukraine, mais aussi de ses voisins en Géorgie, en Moldavie et au Bélarus. Il ne s’agit pas seulement de la Russie, mais aussi de ses alliés en Chine, en Iran, au Venezuela, à Cuba et en Corée du Nord. Mais le défi n’est pas seulement militaire. Il s’agit aussi d’une bataille contre le désespoir et le pessimisme, et même contre l’attrait rampant des régimes autocratiques, qui se cache parfois sous le faux langage de la paix. L’idée que l’autocratie est sûre et stable, que les démocraties provoquent la guerre, que les autocraties protègent une certaine forme de valeurs traditionnelles alors que les démocraties sont dégénérées, ce langage provient également de la Russie et du monde autocratique au sens large, ainsi que de ceux qui, au sein de nos propres sociétés, sont prêts à accepter comme inévitables le sang et la destruction infligés par l’État russe. Ceux qui acceptent la suppression de la démocratie chez les autres sont moins susceptibles de lutter contre la suppression de leur propre démocratie. La complaisance, comme un virus, traverse rapidement les frontières. La tentation du pessimisme est réelle.
Face à ce qui ressemble à une guerre sans fin et à un assaut de propagande, il est plus facile d’accepter l’idée du déclin. Mais n’oublions pas ce qui est en jeu, ce pour quoi les Ukrainiens se battent, et que c’est eux, et non nous, qui se battent réellement. Ils se battent pour une société comme la nôtre, où des tribunaux indépendants protègent les citoyens de la violence arbitraire, où le droits de pensée, la liberté d’expression et de réunion sont garantis, où les citoyens sont libres de s’engager dans la vie publique sans avoir peur des conséquences, où la sécurité est garantie par une large alliance de démocraties et où la prospérité est ancrée dans l’Union européenne.
Les autocrates comme le président russe détestent tous ces principes parce qu’ils menacent leur pouvoir. Des juges indépendants peuvent demander des comptes aux dirigeants. Une presse libre peut dénoncer la corruption à haut niveau. Un système politique qui donne du pouvoir aux citoyens leur permet de changer de dirigeants, et les organisations internationales peuvent faire respecter l’État de droit.
C’est pourquoi les propagandistes des régimes autocratiques feront tout ce qu’ils peuvent pour saper le langage du libéralisme et les institutions qui protègent nos libertés, pour les tourner en dérision et les rabaisser dans leurs propres pays et dans les nôtres également. Je comprends que pour les Allemands, c’est une nouvelle expérience que d’être appelés à fournir des armes pour lutter contre une puissance militaire agressive. Mais c’est là la véritable leçon de l’histoire allemande. Non pas que les Allemands ne doivent jamais se battre, mais qu’ils ont la responsabilité particulière de se lever et de prendre des risques pour la liberté. Nous tous, dans le monde démocratique, et pas seulement les Allemands, avons été formés à être critiques et sceptiques à l’égard de nos propres dirigeants et de notre propre société. Nous pouvons donc nous sentir mal à l’aise lorsqu’on nous demande de défendre nos principes les plus fondamentaux. Mais je vous en prie, écoutez-moi. Ne laissez pas le scepticisme se transformer en nihilisme. Le reste du monde démocratique a besoin de vous. Face à une dictature laide et agressive sur notre continent, nos principes, nos idéaux et les alliances que nous avons construites autour d’eux sont nos armes les plus puissantes. Face à la résurgence de l’autoritarisme, nous sommes, dans le monde démocratique, des alliés naturels. C’est pourquoi nous devons maintenant affirmer notre conviction commune que l’avenir peut être meilleur, que la guerre peut être gagnée, que la dictature peut être vaincue une fois de plus, et que nous devons agir en conséquence. Notre conviction commune est que la liberté est possible, qu’une paix véritable est possible sur ce continent et dans le monde entier.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Journaliste et historienne américaine. Elle a beaucoup écrit sur l'histoire du communisme et le développement de la société civile en Europe centrale et orientale. Elle est notamment auteure de Famine rouge: La guerre de Staline en Ukraine (Grasset, 2019 ; édition poche sort le 6 octobre 2022) et de Gulag : a History (Doubleday, 2003), Prix Pulitzer 2004.