Elena Volochine, ou la déconstruction de la propagande du Kremlin

Lecture de Propagande, l’arme de guerre de Vladimir Poutine, par Elena Volochine, Éditions Autrement, Paris, 2024, 422 p.

Revenant sur dix années de reportages en Russie, la journaliste Elena Volochine décortique dans son livre, à partir d’exemples concrets, la mécanique qui a préparé les citoyens de ce pays à soutenir une guerre. Elle s’appuie sur une multitude d’histoires vécues pour montrer comment le Kremlin a fabriqué l’ennemi occidental.

Elena Volochine a travaillé durant dix ans en Russie, de 2012 à 2022, comme correspondante d’iTélé puis de France 24. Elle est aussi l’autrice du documentaire Le Choix d’Oleg, qui raconte le parcours d’un volontaire russe engagé dans le Donbass du côté des forces séparatistes. Franco-russe, elle a la capacité de faire apparaître les références cachées dans les discours des commentateurs russes, tout en connaissant le niveau d’information des Français sur la Russie.

Alors qu’elle a quitté ce pays après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, Elena Volochine revient dans un livre sur ces dix années durant lesquelles le Kremlin a construit l’image d’une Russie « assiégé », « agressée par les Occidentaux » et obligée de se « défendre ».

Elle raconte comment, à partir de la Révolution orange de 2004, les Ukrainiens en faveur d’un rapprochement avec l’Europe ont petit à petit été qualifiés de « fascistes ». Puis, au fil des années, comment les médias et commentateurs russes ont installé une équivalence entre « partisans d’une Ukraine indépendante » et « extrême droite ». La propagande du Kremlin a convaincu les Russes que ces Ukrainiens étaient l’instrument d’une Europe « décadente » et d’une Amérique « agressive » ayant pour but de « détruire la Russie », seul pays « à vouloir la paix ».

Le jour où les premières bombes tombent sur Kyïv, Elena Volochine est à Koursk, en Russie, et tend le micro à des Russes ordinaires. Ils sont dans un déni total. Pour eux, « il n’y a pas de guerre ». Ou bien, s’il y en a une, c’est « l’Ukraine qui attaque la Russie »… La journaliste a le sentiment de ne plus vivre dans la même réalité que les Russes ordinaires.

Elle revient sur quelques épisodes fameux ayant permis de construire ce récit russe, et notamment la prétendue crucifixion d’un enfant à Sloviansk en 2014. Elle raconte comment cette histoire fut inventée puis utilisée par les télévisions russes.

Elle revient aussi sur l’incendie de la Maison des syndicats à Odessa, le 2 mai 2014, dans lequel plusieurs dizaines de manifestants pro-russes sont morts. Les médias russes ont fait de ces morts des martyres. L’épisode a été abondamment utilisé, jusque dans des documentaires occidentaux faisant écho aux thèses du Kremlin, pour démontrer la sauvagerie des manifestants pro-européens.

Elena Volochine explique l’engrenage d’événements qui a conduit à cet incendie : des affrontements entre manifestants des deux bords avaient dégénéré. Les pro-russes s’étaient retranchés dans la  Maison des syndicats, où ils provoquèrent l’incendie accidentellement avec des cocktails Molotov. Mais, pour la propagande russe, il fallait plutôt faire le récit d’un massacre volontaire, de la part de fascistes ukrainiens, ayant fait périr par le feu des manifestants assiégés.

Elle tente d’aller aux sources de cette machine de propagande. Elle rappelle comment les Soviétiques, dès les années 1960, ont conduit des recherches et théorisé le « contrôle réflexif », une méthode pour tenter de diriger les réactions collectives d’une population. La première condition pour obtenir qu’elle « prenne volontairement une décision prédéfinie », est qu’elle soit dans un état de peur ou d’angoisse.

Particulièrement intéressant est le passage où Elena Volochine s’interroge sur les limites de son travail de journaliste. En 2015, lorsque les reporters occidentaux dans le Donbass voient cette région basculer, ils ont sous les yeux de multiples indices de la présence russe. Mais ils ne s’autorisent pas à dire que la Russie envahit le Donbass ukrainien. Ils se contentent de dire que « selon les Ukrainiens, il s’agit d’une invasion par des forces russes ». La Russie, de son côté, dément et, par souci d’impartialité, les médias occidentaux publient ces démentis officiels. Et à la fin, le citoyen occidental ne sait pas quoi penser, dès lors que la parole des Ukrainiens et celle des officiels russes est mise sur le même plan…

« Ce combat pour la vérité historique, je pense que nous l’avons collectivement perdu. Je vis comme un échec le fait que notre récit prête aujourd’hui à cette “rébellion” l’initiative de “séparatistes”, avec un “soutien” de Moscou », écrit la journaliste. « Jusqu’en 2022, le président russe a fait affaire avec les Européens. Nous sommes en partie responsables d’avoir permis cette tragédie qu’est la guerre à grande échelle en Ukraine », écrit encore Elena Volochine avec une pointe d’amertume.

guillemoles bio

Alain Guillemoles est journaliste du quotidien La Croix. Il a été correspondant de l’AFP à Kyïv dans les années 1990, puis a couvert pour La Croix la Russie et l’Ukraine durant 20 ans. Il est l’auteur notamment des ouvrages Ukraine, le réveil d’une nation, Sur les traces du Yiddishland : un pays sans frontière et Gazprom, le nouvel empire.

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