Lev Goudkov, le directeur scientifique du Centre Levada, analyse l’attitude de la société russe face à la mort. La majorité ne craint ni la mort, ni la damnation éternelle, car les Russes ne se considèrent pas comme responsables de ce qui arrive à leur pays, à leur ville, à leur entreprise. Pour eux, la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine n’implique pas leur responsabilité et ils ne se considèrent pas comme pécheurs, même lorsqu’ils tuent des Ukrainiens. Cette tendance témoigne de la faiblesse de la moralité personnelle (le « moi » subjectif), et donc du potentiel limité de l’auto-organisation sociale en Russie.
Un récent sondage d’opinion mené par le Centre Levada a demandé aux Russes : « Avez-vous déjà songé à votre propre mort et, si oui, pensez-vous être prêts ? » À cela, 12 % ont répondu « oui », 42 % « non », et 39 % n’y avaient pas réfléchi. 7 % ont trouvé la question trop difficile pour y répondre. Ainsi, 46 % des sondés évitent de penser à la fin de leur vie, un chiffre qui correspond à peu près au nombre de ceux qui ne croient pas en la vie après la mort.
Ces chiffres se trouvent en corrélation avec un autre phénomène social. Selon divers sondages, la majorité absolue des Russes disent qu’ils ne peuvent ni ne veulent être responsables de l’état des affaires dans le pays, de la politique des dirigeants, de la situation dans la commune où ils vivent, du travail de leur entreprise, etc. Dans ce refus d’être responsable, il n’y a pas de différence entre ceux qui croient en l’au-delà et les non-croyants. La seule chose pour laquelle presque tous les Russes acceptent inconditionnellement d’être responsables, c’est le bien-être de leurs enfants et de leur famille, comme l’affirment 85 à 90 % des personnes interrogées. La circonscription des intérêts aux problèmes de la vie privée, isolée des autres, domine.
Il en découle que l’écrasante majorité des Russes n’a aucun sentiment de culpabilité envers autrui, bien que deux tiers des personnes interrogées admettent qu’elles ont « dû » agir à l’inverse de ce qu’elles considèrent elles-mêmes comme juste ou équitable (la responsabilité de telles actions est principalement attribuée à d’autres : pression des supérieurs, du personnel, de la famille, du business, etc.) Mais à la question « Avez-vous peur [après la mort] d’être puni pour vos péchés, et si oui, dans quelle mesure ? » 57 % des personnes interrogées ont répondu qu’elles n’éprouvaient jamais ce genre de craintes ; 15 % y pensent parfois ; en fait, seules 25 % des personnes interrogées ont peur (dont 17 % éprouvent une peur constante).
Une nouvelle tendance stable de ces dernières années est l’augmentation du nombre de ceux qui croient en l’existence d’un autre monde parmi les personnes cultivées. Cependant, elles choisissent le plus souvent l’option de réponse « Je crois plutôt ». Ces dernières nient plus souvent que la moyenne leur responsabilité dans les questions politiques et sociétales. Une analyse approfondie permet de supposer que ceux qui sont enclins à « plutôt croire » à la vie « après la mort » la considèrent comme une continuation de leur vie privée, mais dans un mode d’existence différent, sans conscience de leur imperfection et de leur culpabilité, c’est-à-dire sans penser qu’ils devront rendre compte de leur vie passée lors du Jugement dernier. Les nouveaux croyants en la vie future (et il s’agit de personnes plus aisées, d’âge moyen, plus éduquées) ne relient pas ces croyances à l’idée de leur propre responsabilité, c’est-à-dire à un comportement moral.
Ceux qui croient en la « haute probabilité de l’existence de l’au-delà ou de la vie après la mort » se rallient en fait à l’opinion qu’ils pensent être partagée par la majorité des Russes. Cette « foi » est plus souvent le fait de femmes, jeunes ou d’âge moyen, et, en termes de statut social, d’une nouvelle génération de cadres, de managers et d’entrepreneurs flexibles qui peuvent facilement s’adapter aux changements d’idéologie de leurs supérieurs, à la religiosité ostentatoire des dirigeants russes actuels ou à la tonalité générale du « renouveau des valeurs traditionnelles ».
Bien que la proportion globale de personnes qui « croient » en l’au-delà augmente lentement depuis un tiers de siècle, elle reste très inférieure au nombre de personnes qui se disent « orthodoxes » (en 30 ans, le nombre de Russes qui se disent « orthodoxes » est passé de 16 % en 1989 à 70-80 % au cours des dernières années). La désillusion à l’égard des idées d’un avenir radieux (communisme, réformes démocratiques) a servi de toile de fond négative à la « stabilité » prônée par Poutine, et qui allait de pair avec la croissance de la consommation et de la satisfaction de plusieurs groupes sociaux dès les années 2000. L’identification grandissante aux institutions autoritaires et traditionnelles a supprimé le poids de la responsabilité subjective (et de la moralité). Elle a dissous la faible conscience individuelle dans des mythes collectifs de grandeur, dans des symboles et des croyances qui ont permis de ne pas craindre la mort et d’ajouter du sens à la vie (en partant à la guerre, par exemple), allant jusqu’à promettre une existence posthume. On pourrait appeler ce phénomène « sacrifice de l’intellect » ou immoralisme.
La morale moderne a deux sources d’origine : transcendantale, dans la religion ; immanente, dans la routine de la vie quotidienne du groupe, grâce aux coutumes et aux mœurs, établies et maintenues par les institutions dominantes. La réflexion sur les questions ultimes, existentielles, est la condition de l’émergence d’une « éthique de la responsabilité » universaliste (concept de Max Weber). L’homme moderne et sa morale commencent par la prise de conscience de la finitude de son existence privée et subjective. Ce type de morale (par opposition aux « mœurs » ou aux coutumes) distingue l’individu moderne de l’ensemble des personnes caractérisées par une adaptation passive aux circonstances de la vie, y compris à l’État tout-puissant. L’idée européenne de liberté est directement et indissociablement liée à l’idée de responsabilité personnelle : la priorité de l’action (motivée), qui tient compte de toutes les circonstances, et donc la conscience des conséquences possibles pour soi-même et pour les autres et la volonté d’être responsable du résultat et des conséquences de ces actions.
La sociologie est une science occidentale, dont le mode de pensée est une réflexion sur les mécanismes des changements sociaux et de l’émancipation du pouvoir traditionnel absolu, ainsi que sur les mécanismes de la transformation de la hiérarchisation sociale en une communauté ouverte, représentative et en constante complexification de différents groupes de population. L’idée de société n’a aucun lien avec le pouvoir (domination, coercition, dépendance). L’accent sémantique est mis sur l’auto-organisation des personnes, par opposition aux formes d’organisation coercitives de l’ « État ». En sociologie, la « société » est un ensemble de relations de différents types et niveaux, motivées par la communauté d’idées et d’intérêts, c’est-à-dire la désirabilité interne ou la nature obligatoire de ces relations.
La culture totalitaire traditionnelle présupposait un ordre hiérarchique rigide où l’individu-type devait être conforme à un type de communauté sociale, de statut ou de classe. Un comte appauvri en France sous l’Ancien Régime restait un comte, et un paysan, même s’il devenait riche, ne serait pas un aristocrate, même s’il avait appris les bonnes manières de se comporter. Les ordres traditionnels sont ancrés dans la représentation ou la croyance qu’ils sont légitimés par le surnaturel — transcendant, sacré, et donc inaltérable — ou que l’harmonie sociale repose sur des coutumes non soumises à la compréhension rationnelle ( « il en a toujours été ainsi »), des « mœurs », des habitudes, des peurs diverses, y compris celles d’un autre monde (châtiment posthume). L’appel au « grand » passé (sacré, héroïque, etc.) indique toujours le potentiel d’autoritarisme. C’est un symptôme de stagnation sociale, de passivité de la population, qui assimile pragmatiquement les principes de légitimité ( « baisse la tête, tu seras en meilleure santé, tu vivras plus longtemps »).
En Russie, la « société/les sociétés » en tant que formes d’auto-organisation ont émergé au sein de l’État. Pour le pouvoir autocratique, ces formes d’auto-organisation gardaient la connotation de quelque chose de suspect, d’indépendant ou d’incontrôlable.
Ce n’est qu’après les réformes d’Alexandre II, dans le cadre du processus de modernisation, que la « société » est devenue une désignation des formations sociales qui n’étaient pas associées à la domination et au pouvoir — associations d’intérêts commerciaux, sociétés par actions, scientifiques, littéraires, etc. Si la « Société économique libre » (la première société scientifique de l’histoire de la Russie) créée à l’initiative de Catherine II portait encore le titre obligatoire d’« impériale », de nombreuses « sociétés » ( « Société de l’éclairage de la capitale », « Société des usines Poutilov », « Société de la manufacture de papier Sobinski » etc. n’avaient plus rien à voir avec l’État.
Selon Alex Inkeles (célèbre sociologue et psychologue social américain), la personnalité de type moderne est une personne motivée intérieurement, résultat d’un long développement européen, qui a combiné de nombreuses tendances : la production capitaliste, qui exige une innovation continue, la culture urbaine avec sa diversité et ses contradictions, l’expérience de la lutte pour l’indépendance vis-à-vis du roi ou de l’empereur, un type particulier de christianisme (la tolérance à l’égard des différences de croyance). Max Weber a été l’un des premiers à décrire ce type de personne dans son ouvrage le plus célèbre, L’éthique protestante, qui est considéré (à tort) comme un exposé des raisons de l’émergence du capitalisme rationnel moderne. Les discussions autour de cet ouvrage, les critiques et les réfutations de Weber durent depuis plus de 100 ans, mais il n’en reste pas moins que la société moderne (le type de l’homme moderne, sa morale et ses formes d’organisation sociale) est apparue précisément dans le triangle nord-ouest de l’Europe, qui couvre le nord de l’Allemagne, la Hollande et l’Angleterre. La Bourse, le Parlement, les sociétés scientifiques (fondées sur les principes du Parlement, du débat, du doute organisé et de la preuve), la production industrielle de masse, et donc la technologie innovante, le droit rationnel, les communications, la société civile, la liberté d’édition, la tolérance religieuse, le rejet du despotisme et bien d’autres choses encore — tout ceci vient de là.
Prenons une seule notion de cette discussion, qui est importante pour notre sujet : l’idée de l’attitude face à la mort dans les différentes cultures. Dans la culture protestante, l’incertitude du destin, de qui est destiné au salut et à la vie éternelle, et de qui sera damné, fait que le croyant réfléchit constamment à la finalité de sa vie. Par conséquent, il doit évaluer ses actions pécheresses et vertueuses tout au long de sa vie, et en être un comptable moral ennuyeux. Avec le temps, l’autodiscipline systématique des croyants s’est transformée en normes habituelles de comportement et d’éducation, sans aucun lien avec les sources religieuses de la foi. Ces exigences envers soi-même sont devenues routinières et se sont transformées en traits « psychologiques » des nations, qui sont aujourd’hui perçus comme des stéréotypes nationaux (les Allemands sont soignés, travailleurs, disciplinés, propres, obsédés par l’idée d’ « ordre » ; les Britanniques sont réservés, bien élevés, ironiques, froids, peu enclins à l’ouverture d’esprit, aux impulsions et aux manifestations émotionnelles en public, etc.) Le philosophe David Zilberman, faisant la distinction entre les attitudes européennes et russes à l’égard de l’idée de salut et de vie éternelle, a souligné que la tradition orthodoxe du « salut dans la prière » et de la permission de se repentir périodiquement, qui provient de l’hésychasme byzantin, se transforme en une dépendance à l’égard de l’organisme qui garantit le salut : l’Église orthodoxe, qui oblige à prier, à demander le pardon et à se repentir. Cette pratique bloque les possibilités de rationalisation éthique de (sa) vie dans son ensemble et abolit la question même du temps long, en mettant indirectement l’accent sur les valeurs de la vie terrestre.
Dans la société russe, le thème de la mort est déplacé et tabou, ce qui se traduit par la faible valeur de la vie humaine en Russie, la réticence à penser au coût des répressions de masse ou des guerres, les obstacles au don d’organes, et bien d’autres choses encore.
Dans cette optique, il est important de comprendre le pouvoir et l’importance des régulateurs quasi traditionnels (non moraux) du comportement des masses dans la Russie contemporaine. La routine des actions quotidiennes, presque automatiques — le réveil, la vaisselle, le petit-déjeuner, le trajet pour se rendre au travail, les discussions sur des sujets récurrents, les courses, le dîner, la télévision, etc. compose en quelque sorte la colonne vertébrale d’une existence presque inconsciente, marquée par les rituels des fêtes (familiales, patriotiques, générales, comme le Nouvel An ou Pâques) ou des cérémonies extraordinaires mais tout aussi impersonnelles comme les enterrements ou les mariages. Cet immense éventail de comportements habituels l’emporte face à la partie relativement modeste de notre vie que l’on peut caractériser comme la sphère du comportement « rationnel », représentée par l’évaluation des avantages et des coûts possibles des conséquences de nos actions. L’inertie accumulée de l’existence supprime toute tentative de comprendre les conditions de son existence, ce qui s’exprime par l’amnésie de la pensée de la mort. Une telle existence sociale devrait être qualifiée d’extra-morale.
L’attitude des Russes face à la mort décrite ici n’est qu’un exemple du processus général de « primitivisation » de la conscience de masse dans la Russie d’aujourd’hui. Ce traditionalisme conventionnel est facilement combiné avec d’autres formes d’idéologies, comme le militarisme ou l’anti-occidentalisme. C’est une tendance qui témoigne de la faiblesse de la moralité personnelle (le « moi » subjectif), et donc du potentiel limité de l’auto-organisation sociale, de la solvabilité de la « société ».
Traduit du russe par Desk Russie
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Lev Goudkov est un sociologue russe, reconnu pour ses recherches sur la société post-soviétique et l’évolution des opinions publiques en Russie. Né en Union soviétique, il a terminé ses études à l’Université d’État de Moscou en 1971, puis son doctorat en philosophie à l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences en 1995.