L’artiste et blogueuse russo-italienne soulève une question d’importance cruciale pour l’avenir même de la Russie. Ce pays continuera à initier des guerres impérialistes, comme celle qu’il mène contre l’Ukraine, à cause de la matrice colonialiste qui infuse la mentalité et la culture russes sans reconnaître aux peuples colonisés par l’Empire le droit d’avoir leur propre identité et de choisir leur propre voie nationale.
Il est difficile de parler du colonialisme russe parce qu’il n’a pas encore été désigné comme tel : c’est un angle mort pour le monde et pour les Russes eux-mêmes. Et cela n’est pas le fruit du hasard. De nombreuses ressources de l’Empire russe ont été utilisées pour créer et entretenir le mythe selon lequel la Russie n’a jamais été et n’est toujours pas un empire colonial, ou si elle l’est, il s’agirait d’un empire tout à fait à part, qui n’a donc pas besoin de décolonisation, ou qui en a besoin d’une manière différente de celle du reste du monde. Cette thèse est défendue non seulement par des fonctionnaires de l’État et des propagandistes, mais aussi par des opposants farouches au régime actuel. Cette vieille maladie de l’impérialisme n’épargne personne, que ce soit sous une forme agressive aiguë (comme dans le cas des partisans de Poutine et de la guerre) ou sous une forme chronique chez les « gardiens de la culture russe ».
L’identité russe est tellement inséparable de l’héritage impérial que toute critique du colonialisme russe, toute suggestion de se regarder de l’extérieur, d’appeler les choses par leur nom, est perçue comme une attaque personnelle et une menace identitaire. Le mot « décolonisation » devient inévitablement un déclencheur, et toutes les réactions à ce mot sont plus que prévisibles, car la décolonisation implique une présomption de colonisation, et c’est exactement ce que l’on ne veut pas admettre.
L’histoire est écrite par les vainqueurs. Le savoir est façonné par les conquérants. Ce ne sont pas seulement (et souvent pas tant) les territoires, mais l’épistémologie qui est le champ des pratiques coloniales. L’empire régit la manière dont le savoir sur lui-même se forme au fil des générations parmi les représentants et les descendants des colonisateurs et des colonisés.
Les Russes anti-Poutine affirment que la principale ligne de fracture concernant l’agression de la Russie contre l’Ukraine se situe entre les partisans du régime et ceux qui s’y opposent. Mais les Ukrainiens et les représentants indépendants des peuples de la Russie voient le problème différemment et dans une perspective historique beaucoup plus longue. Il s’agit de l’histoire de la colonisation, de la russification forcée, de la violence, de la répression, de l’effacement de l’identité et des guerres coloniales impériales menées par la Russie tout au long de son histoire et, surtout, de son colonialisme épistémologique — la construction d’un savoir sur elle-même, la normalisation de ces pratiques aux yeux de sa propre population et du monde, la répression et la marginalisation active des voix qui s’opposent à ces pratiques.
Ce que Hannah Arendt appelait le boomerang colonial — l’application de la répression pratiquée dans les colonies à la population de la métropole — n’a peut-être pas été un boomerang en Russie. L’éducation répressive, l’expérience indispensable de l’humiliation, la normalisation de la violence, la privation des droits et l’absence de règles sont des caractéristiques typiques du traitement de la population par l’État russe.
Cependant, non seulement la victime et l’agresseur peuvent être, de façon consécutive, un seul et même sujet, mais ils se révèlent souvent être une seule et même personne, tant dans une perspective historique qu’au sein d’une même biographie. C’est pourquoi cette guerre anachronique a été possible — elle est fondée sur une conscience impériale patriarcale façonnée par des siècles de répression, pour laquelle l’humiliation et la peur ne font que légitimer le droit du plus fort, et pour laquelle la logique de la domination est le modèle de base. La Russie est un pays aux liens rompus, dont les habitants ne connaissent même pas l’histoire de leur propre famille. L’absence de protection et l’arbitraire de la répression forment, dans la population, le complexe de l’orphelin, avec son syndrome du trouble de l’attachement et du désir de se venger, de chercher non pas la justice mais seulement l’occasion de changer de place avec les délinquants et d’endosser le rôle du fort. C’est ainsi que fonctionne le bizutage et le « on peut recommencer ».
C’est pourquoi toute violence est si facilement avalée, c’est pourquoi non seulement la xénophobie mais aussi la misogynie sont si étroitement liées à l’impérialisme.
La négation du colonialisme russe est une attitude qui lie l’aile anti-Poutine de la société russe (tant dans la métropole que dans la diaspora) à l’aile pro-Poutine. Le chauvinisme russe, dans toutes ses manifestations, formes et degrés, est enraciné dans l’histoire et l’inconscient culturel bien plus profondément que le poutinisme.
Ioulia Navalnaïa en a donné un exemple clair dans son récent discours : « Il y en a aussi qui parlent de la nécessité de “découper” la Russie de toute urgence. Il faudrait, selon eux, diviser notre pays, prétendument trop grand, en une vingtaine de petits États inoffensifs. Pourtant, ces “découpeurs” sont incapables d’expliquer pourquoi des gens partageant le même passé et le même contexte culturel devraient être artificiellement séparés. Ils ne précisent pas non plus comment une telle chose pourrait se produire. »
Ce passage ne diffère pas de la rhétorique officielle du Kremlin et pourrait tout aussi bien avoir été prononcé par Lavrov.
Derrière cette rhétorique se cache le refus fondamental d’étudier les racines historiques et les méthodes de création de ce « contexte culturel commun » avec les peuples conquis, russifiés de force et en partie exterminés : l’ignorance de l’histoire des Tchétchènes, des Ingouches, des Bouriates, des Bachkirs, des Kalmouks, des Touvains, des Yakoutes, des Adyguéens, des Veps ou des Kets.
Même les Russes éduqués, y compris ceux qui vivent depuis longtemps en Occident, manifestent une réaction réflexe instantanée de whataboutism. Essayez d’aborder le sujet du colonialisme russe — en particulier culturel — et sortez votre chronomètre. Vous pouvez être sûr qu’en quelques secondes, vous entendrez le nom de Kipling, et la conversation basculera sur le colonialisme britannique, espagnol ou n’importe quel autre, sauf le colonialisme russe.
Les horloges historiques dans l’esprit des Russes sont bloquées depuis plus d’un demi-siècle, et ils ignorent l’immense travail de décolonisation qui a été accompli : des tomes et des bibliothèques entières écrits sur Kipling, l’existence de départements d’études postcoloniales dans chaque université, les programmes scolaires et universitaires, et même les commentaires élémentaires qui accompagnent depuis longtemps l’héritage culturel impérial, y compris dans la littérature destinée aux enfants. Tout ce gigantesque travail, en cours dans le monde depuis près de soixante-dix ans, reste invisible pour la majorité des intellectuels libéraux russes.
Outre le whataboutism, une autre défense typique lorsqu’il est question du colonialisme russe consiste à évoquer les « gauchistes » occidentaux d’aujourd’hui, à se lamenter sur le wokisme et la génération Snowflake comme étant le principal danger mondial — ce qui, venant de ceux qui mènent une guerre génocidaire sanglante, est pour le moins ironique.
Le troisième argument contre la « décolonisation » sera inévitablement une inversion fallacieuse de l’argument. Par exemple, en invoquant l’essentialisme et sa critique. Comme si les partisans de la décolonisation affirmaient que l’impérialisme épistémologique n’était pas un ensemble de pratiques et de récits développés, mais bien une caractéristique innée propre aux colonisateurs.
Le principal mécanisme, tant de l’épistémologie que de l’apologie du colonialisme russe, est ce que le philosophe Mikhaïl Youdanine a justement appelé dans sa récente conférence dans notre cours général « Russie et décolonisation : une introduction » : la construction du subalterne. L’agresseur se présente comme une victime, et son expansion comme une défense. Ce procédé n’est pas nouveau, mais le colonialisme russe en a fait son pilier central.
Elle repose sur un phénomène plus global, sa condition de victime — une particularité de la conscience russe liée au complexe de l’orphelin et qui se manifeste aujourd’hui avec une vivacité particulière. La victimisation et l’agressivité victimaire qui l’accompagne nécessairement font partie du complexe de l’individu traumatisé. Mais nous parlons ici d’une société entière avec un modèle d’éducation répressif, une expérience indispensable de la violence et de l’humiliation, une société avec de nombreux traumatismes non traités.
Le statut de victime et les récits correspondants sont tout autant inhérents aux Russes pro-Poutine et qu’aux Russes anti-Poutine, indépendamment de leur éducation, de leur milieu social ou de leur situation financière. Ils vont de « si nous n’avions pas été là, ils nous auraient attaqués » à « nous sommes tous victimes de cette guerre », comme si la guerre était une catastrophe naturelle, comme si elle n’avait pas d’initiateurs, d’auteurs et d’agents en la personne de millions de personnes ordinaires. Il s’agit de la construction de sa propre image de victime et de la certitude de son droit à occuper une place centrale à ce titre — qu’il s’agisse de géopolitique ou de festivals littéraires internationaux. Si ce droit et ce statut sont remis en question, la réaction immédiate est l’agression. Verbale ou militaire.
Un autre trait qui unit différentes parties du spectre politique et social en Russie est la certitude du caractère exceptionnel et la « voie particulière » du pays. Voici les éléments du discours qui l’accompagne : la Russie n’est pas exactement un empire. Les Russes ne sont donc pas des impérialistes, mais sont eux aussi les victimes de l’État russe. Le colonialisme russe n’est pas tout à fait un colonialisme, ou n’est pas du tout un colonialisme. La colonisation n’était pas la colonisation, tout le monde était tué (cela rappelle très clairement la rhétorique antisémite soviétique de la marginalisation de l’Holocauste : « les communistes, les tziganes et les antifascistes, les représentants de différents peuples, y compris les Juifs, ont été tués »), et donc la « décolonisation » ne mérite rien d’autre que d’être mise entre des guillemets agressivement défensifs et méprisants. Cette idée vous sera suggérée avec la même ferveur par l’historienne anti-Poutine Tamara Eidelman que par n’importe quel fan de Douguine.
N’est-ce pas cette perception non critique de soi et cette victimisation comme base de la conscience nationale qui expliquent la popularité du livre d’Alexander Etkind Internal Colonisation, décrivant la voie particulière du colonialisme russe, soi-disant dirigé contre les Russes eux-mêmes ?
Il existe un autre argument de poids : tout discours sur la décolonisation peut être présenté comme du séparatisme, et les appels à la restauration de la justice historique, du droit à l’autodétermination et de la souveraineté peuvent être présentés comme une violation des frontières internationalement reconnues. Cet argument a été utilisé efficacement par la propagande de Poutine et par l’opposition russe. Et il fonctionne.
Il ne faut toutefois pas s’en étonner. Les experts occidentaux sur la Russie sont issus de départements d’études slaves, où le récit impérial et le russocentrisme ont été et restent la norme. Les professeurs qui ont été formés dans les cuisines (anti)soviétiques de Moscou ont absorbé les mêmes attitudes russes, dans lesquelles l’image de la Russie en tant que grand empire colonial est tout bonnement absente.
Bien sûr, il y a des exceptions : les travaux d’Ewa Thompson, de Richard Pipes, ou le brillant livre Natasha’s Dance : A Cultural History of Russia de l’historien britannique Orlando Figes et son récent ouvrage The Story of Russia, mais ils n’ont pas changé la situation générale, que ce soit dans les études slaves ou dans la conscience du public. Notamment parce que la Russie a investi et continue d’investir beaucoup d’efforts pour entretenir le mythe de sa propre grandeur culturelle et historique, de son exceptionnalisme et, surtout, de son mystère.
Olena Apchel, metteuse en scène de théâtre actuellement engagée dans les forces armées ukrainiennes, a écrit à ce sujet un brillant article : « Depuis de nombreuses années, lorsque j’évoque avec des collègues issus de la “bulle” artistique de différents pays le désir des Ukrainiens de quitter enfin le champ de l’influence impériale de la Russie, je ne rencontre pas tant des désaccords ou des malentendus qu’une certaine nostalgie et un ressentiment non exprimés. Il y a là une paresse intellectuelle sous-jacente non formulée : comment, je devrais maintenant tout réétudier, changer d’optique ? Devenir ignorant pendant un certain temps, me concentrer sur tout et dire sincèrement : « Je n’y connais rien » ? C’est très effrayant. […] C’est un sentiment très inconfortable. Hier, vous étiez historien de l’art, critique littéraire, conservateur, chef d’orchestre, écrivain, historien, critique culturel de haut vol, ou journaliste, ou sociologue célèbre, et aujourd’hui vous vous rendez compte que tout ce que vous savez est a minima partial, ou plus simplement faux. […] Mais la paresse intellectuelle l’emporte sur l’inconfort. Et on s’habitue aux nouvelles des morts et des destructions quotidiennes, on ne prête plus attention aux appels à l’aide, on revient à ses rythmes de travail habituels et à ses connexions intellectuelles antérieures. »
La décolonisation épistémologique est pertinente pour les Russes, mais aussi pour les Occidentaux. Elle doit aller de pair avec la désimpérialisation de la structure même du savoir sur la Russie, l’analyse des racines impériales de sa culture et de son histoire. Sinon, les diplômés de Harvard ou d’Oxford seront non seulement utilisés de manière déguisée par la propagande du Kremlin, mais travailleront eux-mêmes au maintien de la domination impériale russe.
Un progrès important dans cette direction est la résolution sur la décolonisation de la Russie adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) le 18 avril de cette année. Ce document établit la position officielle de l’APCE concernant la Russie :
- La Russie n’est fédérale qu’en apparence.
- Les peuples autochtones sont soumis de force à la russification et à l’assimilation, et les militants des mouvements nationaux sont persécutés.
- Les pertes des peuples autochtones au sein des forces armées russes sont disproportionnées, ce qui relève d’une politique délibérée de la Russie.
- La décolonisation est une condition nécessaire à l’instauration de la démocratie.
Le document utilise pour la première fois le terme « colonised indigenous peoples of the Russian Federation » : les peuples autochtones colonisés de la Fédération de Russie.
Hélas, il est peu probable que des formulations similaires soient adoptées prochainement par les libéraux russes. Mais peut-être que cela n’a plus d’importance. Leur attitude face à la question de la décolonisation de leur propre conscience est bien résumée par la blague russe du pot cassé : « Premièrement, je n’ai pas pris le pot. Deuxièmement, je l’ai rendu en bon état. Et troisièmement, quand je l’ai pris, il était déjà cassé. »
Traduit du russe par Desk Russie. Lire l’original.
Artiste, essayiste et traductrice littéraire. Elle a exposé en Europe, aux États-Unis et en Russie. Elle enseigne à Scuola Internazionale di Grafica de Venise où elle vit actuellement.