Dernière mise à jour le 22 décembre 2024
Depuis toujours, on aime dresser les bilans d’une année qui s’achève et esquisser des plans et des prévisions pour celle qui va bientôt commencer. C’est pure superstition, car à vrai dire, le dernier jour de l’année ne diffère en rien des autres, mais c’est un point d’ancrage dans nos structures mentales. Alors, allons-y !
Pendant que nous nous apprêtons à manger du chapon et du foie gras de nos terroirs, à boire du bon champagne, qui à regarder la télé et qui à danser, des millions d’Ukrainiens fêteront Noël et le réveillon du Nouvel An sous les bombes et les missiles qui tombent sans relâche sur leurs villes. À la place du son mélodieux du carillon, leurs nuits seront ponctuées de sirènes d’alerte, et les adultes feront de leur mieux pour préserver un semblant d’ambiance de fête dans des abris souterrains où leurs enfants passent parfois des semaines, sinon des mois. Nombre de villes et villages seront plongés dans le noir, car la plus grande partie des infrastructures électriques sont détruites par l’armée russe, et les habitants enfileront plusieurs couches de vêtements pour pallier l’absence de chauffage, ou allumeront un feu de bois là où c’est possible. Sans parler du front, où la température nocturne approche 0°C et risque de descendre fortement en janvier.
Cette extraordinaire résilience, cet incroyable courage des Ukrainiens nous donnent à réfléchir. En 1940, les Européens étaient frappés de voir la résilience des Britanniques, leur courage d’affronter seuls l’impitoyable machine de guerre allemande, alors que le bon « oncle Joe », ayant conclu non seulement le pacte Molotov-Ribbentrop avec les nazis, mais aussi un traité d’amitié, se réjouissait de la prochaine défaite des « capitalistes anglais ». Mais ce sont des temps révolus. Aujourd’hui, le gouvernement britannique sait que son armée ne tiendra que quelques jours face à une guerre de grande intensité, comme celle que la Russie inflige à l’Ukraine. Et les autres pays européens ne sont guère mieux lotis ni mieux préparés…
Pendant le tiers de siècle passé depuis l’effondrement de l’URSS, nous avons vécu dans une sorte d’illusion dangereuse, potentiellement mortelle. Nous avons vécu dans l’insouciance et la foi en une paix éternelle, en réduisant nos budgets militaires, en transformant nos casernes en logements ou espaces publics, en abolissant notre service militaire obligatoire, etc. Nous étions comme la Cigale de La Fontaine, qui faisait la fête au lieu de travailler pour se préparer à l’hiver. Or l’hiver est tombé sur notre continent, et il a été brutal : il a subitement neigé le 24 février 2022, et il neige et il gèle toujours et encore.
Face à ce constat, quels mots trouver pour décrire l’attitude des Ukrainiens ? Tel David contre un Goliath, cette nation n’a cédé que quelques pour cent de son territoire en presque trois ans. En effet, au 24 février 2022, la Crimée et les « républiques populaires » du Donbass occupaient déjà une superficie d’un peu plus de 43 000 km². En presque trois ans, avec une supériorité flagrante en combattants, armements et munitions, l’armée russe a conquis avec difficulté quelque 80 000 km² supplémentaires, principalement au cours de la première année de guerre. Aujourd’hui, elle occupe au total 20 % du territoire ukrainien, ce qui est un bien maigre résultat par rapport aux ambitions de Poutine et de sa clique d’occuper ce pays entièrement et d’en changer le régime.
Comparé à la vitesse foudroyante de l’occupation hitlérienne de l’Europe, où seule la Grande-Bretagne, avec l’aide importante des États-Unis, est restée libre, il s’agit d’un exploit. De nos jours, l’armée ukrainienne est probablement la meilleure au monde, et de loin la plus aguerrie. Mais c’est également la société civile ukrainienne qui nous montre un exemple inédit de courage et d’organisation horizontale.
Déjà en 2014, quand les Russes, sous couvert des pro-russes locaux, ont commencé à occuper le Donbass et alors que l’armée ukrainienne était totalement désorganisée pendant les années Ianoukovitch, ce sont des initiatives privées de création de bataillons de volontaires, de collecte de fonds et d’envoi de munitions et d’équipements au front qui ont permis à l’Ukraine de résister. Cette auto-organisation sociétale, qui s’était clairement manifestée pendant l’Euromaïdan, s’est avérée salutaire. Et le phénomène s’est reproduit au cours de la guerre actuelle à grande échelle.
La société ukrainienne a entièrement mérité sa place au sein de l’UE et dans l’OTAN. Et si l’OTAN est bloquée à cause de la position américaine future ou à cause de pays comme la Hongrie ou la Slovaquie, il nous faudra nous appuyer sur les pays courageux — en premier lieu, sur ceux qui ont vécu sous l’occupation soviétique, comme les États baltes, la Pologne et la Finlande, suivis par d’autres pays nordiques et, je l’espère, par la France et la Grande-Bretagne — pour bâtir une nouvelle Europe, celle qui veut rester libre et démocratique. C’est à l’Ukraine que reviendra dans cette Europe du futur la place d’honneur. Car elle sera construite grâce au sang de dizaines de milliers d’Ukrainiens qui ont combattu pour leur liberté et la nôtre, comme disaient jadis les résistants polonais. Relisons les paroles de l’hymne ukrainien, qui résume merveilleusement l’âme intrépide des fiers héritiers des Cosaques :
Ni la gloire ni la liberté de l’Ukraine ne sont mortes
La chance nous sourira encore, jeunes frères,
Nos ennemis périront, comme la rosée au soleil,
Et nous aussi, frères, allons gouverner, dans notre pays.
Pour notre liberté, nous donnerons nos âmes et nos corps,
Et prouverons, frères, que nous sommes la nation des Cosaques.
Quelles que soient les conditions d’un armistice futur, l’Ukraine est déjà entrée dans le Panthéon des pays héroïques. Quelles que soient les destructions et les pertes territoriales qu’elle subit, elle renaîtra de ses cendres, contrairement à ce que pensent nos adeptes de la Realpolitik. Vive l’Ukraine ! Vive les héros !
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.