En Ukraine, des gens meurent au front et sous les bombes : militaires, ambulanciers, travailleurs humanitaires, poètes et simples civils. À Kharkiv, les tombes creusées à l’avance attendent les prochains corps. Et que de disparus dont on ne connaît pas le sort : morts ou détenus dans des prisons, torturés ou encore kidnappés, comme tant d’enfants. Faisons-nous assez pour ne pas être hantés par ces destins ?
Lorsque les gens meurent, ils vivent souvent dans les souvenirs que nous avons d’eux, les objets que nous leur associons, certains parfums, des blagues, des accents ou des choses inexplicables et compliquées. Chaque fois que je vois un signe mou (ь) en russe, je pense toujours à mamie. C’est grâce à la façon dont elle disait « fil’m » avec son charmant accent irlandais que j’ai appris à prononcer ce signe, alors que j’étais adolescente et que j’apprenais le russe à partir d’un livre.
Ma grand-mère est l’une des douze personnes que je connais qui sont décédées cette année, mais c’est la seule qui était âgée. À une exception près, toutes les autres ont été tuées par des Russes. Je me souviens qu’un ami proche m’a dit un jour qu’il avait cessé de compter le nombre de ses amis qui étaient morts. Il a essayé de les énumérer, un par un : « Sania, Miсha, les gars de [l’organisation humanitaire] – quatre d’entre eux sont morts, Kostia, Serioja K, et Serioja R… » Beaucoup de ces gens étaient des personnes qu’il avait rencontrées après l’invasion totale, après s’être engagé. Il a commencé à revenir en arrière, à en ajouter d’autres, peut-être dans un souci d’ordre chronologique, ou peut-être parce que les noms étaient reliés entre eux d’une manière ou d’une autre. Puis finalement, il a préféré se taire.
À Kharkiv, je visite parfois le cimetière N° 18, où reposent des soldats de la ville et de la région. La plupart d’entre eux sont morts en combattant à Kharkiv ou dans les environs – chez eux ou pas très loin – parce que les Russes sont venus sur leurs terres pour les tuer. La dernière fois que j’y suis allée, j’ai craqué. Le cimetière avait au moins doublé de taille depuis le mois de mai. L’odeur des cadavres, trop nombreux pour l’espace alloué, m’est restée en travers de la gorge, comme un fantôme âcre que je peux encore sentir. Partout, des fosses creusées attendaient que des corps viennent combler leur vide. Elles n’attendront pas longtemps. Pour ajouter à l’aspect artificiel de la situation, de vieilles grand-mères se déplaçaient à travers les rangées de drapeaux ukrainiens bleu et jaune, pour se rendre sur les tombes de leurs jeunes petits-fils. Cela ressemblait à un microcosme de la guerre : la mort et le bouleversement du cycle naturel de la vie.
En temps de guerre, la mort est toujours réduite à des statistiques. Je suis reconnaissante devant les efforts déployés pour humaniser les morts, comme le magnifique ouvrage d’Olessia Khromeïtchouk intitulé The Death of a Soldier Told by His Sister (La mort d’un soldat racontée par sa sœur). De telles œuvres ramènent les morts à la vie. Elles nous transmettent les parfums, les souvenirs et les moments étranges qu’ils ont laissés derrière eux, et créent même de nouveaux souvenirs dans nos esprits. Nous continuons à apprendre après leur mort de nouvelles choses sur des personnes que nous avons connues. Leur personnalité ne peut plus évoluer, mais notre compréhension de celle-ci s’approfondit.
C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles la mort des enfants nous affecte si profondément. Les enfants morts sont les plus « morts » de tous. Plus l’enfant est jeune, plus il est vraiment mort, car il n’a pas eu le temps de laisser une trace. Le bébé de deux mois tué lorsque les Russes ont bombardé au début de cette année un hôtel à Zolotchiv, dans la région de Kharkiv, n’a pas eu la chance de prononcer ses premiers mots de travers, d’une manière qui deviendrait une plaisanterie familiale, ni de choisir sa couleur préférée ou de développer une obsession pour les tortues. Leur personnalité ne s’est jamais développée en dehors d’eux-mêmes et de leurs parents.
La mort d’un enfant, ce n’est pas seulement la perte d’une personne qui faisait partie de votre vie, c’est la perte de ce que l’on était censé connaître dans le futur.
Et puis, il y a les morts-vivants : les disparus au combat. Je connais plusieurs de ces personnes. Dans un cas, il s’agit du frère d’une amie, qui a disparu au printemps 2022. Elle espère qu’il est toujours en vie, mais s’en veut ensuite pour cette pensée, car cela signifierait qu’il est dans une prison russe, affamé et torturé. Le conflit en elle est palpable.
Récemment, dans un endroit que je ne nommerai pas, j’ai rencontré des proches d’une autre personne disparue. Quelque temps plus tard, les soldats avec lesquels je me trouvais m’ont expliqué que cette personne était morte, mais qu’ils n’avaient pas le cœur de le dire à la famille et qu’ils laissaient donc le système – la bureaucratie militaire – transmettre la nouvelle.
En temps de guerre, nous pensons aux vivants et aux morts, mais nous oublions souvent les morts-vivants : les disparus, les déportés, ceux qui croupissent dans les chambres de torture russes, ceux qui ont perdu l’esprit à la suite d’un traumatisme, incapables de se souvenir de leur propre nom et envoyés dans des unités psychiatriques. La semaine dernière, le laboratoire de recherche humanitaire de Yale a publié un rapport détaillé sur les enfants ukrainiens déportés par la Russie, montrant comment leurs identités sont annulées et comment ils reçoivent de faux noms, « adoptés » par des Russes – disparus mais toujours vivants. En rédigeant leur rapport, ils ont ramené ces enfants des limbes aux côtés des vivants. Il vaut vraiment la peine d’être lu.
Je pense que les enfants déportés nous disent l’essentiel de ce que nous devons savoir sur cette guerre, et pourquoi il est peu probable qu’elle soit résolue par des concessions ukrainiennes aux appétits génocidaires et aux folies impériales de la Russie. Pourtant, il semblerait, d’après les médias, que des négociations se profilent à l’horizon. Quant à savoir si elles déboucheront sur quelque chose de valable ou sur une quelconque forme de paix, c’est une autre affaire. Je reste sceptique, mais à ce stade, je serais ravie qu’on me prouve que j’ai tort, à condition que cela débouche sur des garanties de sécurité significatives pour l’Ukraine.
Sans cela, cette guerre ne disparaîtra pas. Les morts-vivants ont l’habitude de continuer à vivre – dans les familles qui cherchent des réponses, chez les rapatriés, chez ceux qui ont survécu par miracle. Au cours des deux dernières semaines, nous avons vu et entendu des voix et des visages étranges en provenance de la Ghouta et de Sednaya, en Syrie. Des voix oubliées, jusqu’à ce qu’elles reviennent.
Les platitudes vides de certains dirigeants occidentaux à propos de l’Ukraine, le « on reste avec vous aussi longtemps qu’il le faudra », ou le « nous sommes avec vous (mais pas pour de vrai 👍) », me rappellent la tradition catholique d’offrir des prières pour les morts. Cela n’a aucun sens, cela n’aide en rien les personnes pour lesquelles on prie (ou celles avec lesquelles on se tient), mais cela permet à la personne qui la dit de se sentir mieux. Le fait de dénoncer l’absence de sens de ces prières est également très mal perçu par les uns comme par les autres, qui ont tous développé une théologie exacerbée pour expliquer pourquoi ces prières sont en fait utiles.
Mais qu’est-ce qui serait vraiment utile ? Eh bien, contrairement à ceux pour qui l’on prie, l’Ukraine n’est pas morte. Il serait donc utile de faire quelque chose pour aider la plus grande partie du pays à rester en vie et libre. Les frappes aériennes russes sur l’Ukraine en dehors de la ligne de front ont diminué ces derniers mois, en partie grâce aux ATACMS et aux F-16. La réponse évidente serait donc : des livraisons d’armes pour frapper les rampes de lancement de missiles et les sites militaires russes, plus de défense aérienne, plus d’avions de chasse. Mais tout le monde connaît ces réponses de toute façon. La question est de savoir si les détenteurs du pouvoir ont la volonté politique de reconnaître que ces réponses sont évidentes.
L’horreur en Ukraine – les morts, les morts-vivants et les souffrances – n’est pas une tragédie abstraite. Toute cette horreur est causée par des individus russes (et nord-coréens) qui choisissent d’envahir et de tuer, pour l’argent, pour le patriotisme, pour avoir un emploi, pour une réduction de peine de prison, etc. Arrêter la guerre, c’est les arrêter, eux.
Toute négociation qui n’y parviendrait pas, qui n’opposerait pas d’obstacle crédible aux meurtriers russes, ne ferait que les protéger et leur donner le temps de panser leurs blessures et de planifier leur prochaine attaque. C’est pourquoi j’espère que tous ceux qui réfléchissent à la sécurité future de l’Ukraine reverront les images de la prison de Sednaya et les vidéos des survivants de la Ghouta. Et qu’ils se poseront la question suivante : « Lorsque les morts-vivants de l’Ukraine ressurgiront, en aurai-je fait assez pour éviter d’être hanté ? »
Traduit de l’anglais par Desk Russie. Lire l’original.
Jade McGlynn est une chercheuse, conférencière, linguiste, historienne et autrice britannique spécialiste de l'Europe de l'Est moderne, en particulier de la Russie sous Vladimir Poutine. Elle est actuellement chercheuse postdoctorale au Département d'études de guerre du King's College de Londres.