La politique étrangère américaine vue de Munich

L’historien américain a assisté à la conférence de Munich sur la sécurité (14-16 février 2025). Révulsé par l’attitude de l’administration Trump-Musk vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Europe, il explique que cette politique dessert les intérêts américains fondamentaux, mais sert ceux qui la gouvernent et entendent profiter d’une Ukraine dépecée. Pour Snyder, le seul espoir pour l’Ukraine est un sursaut de l’Europe. 2025 doit être l’année où les Européens prendront en main leurs propres intérêts.

À la télévision américaine, la politique étrangère des États-Unis est présentée comme une question de force. En réalité, il s’agit de vider les États-Unis et leurs alliés de leur pouvoir, créant ainsi une atmosphère dans laquelle Donald Trump se sent bien et Elon Musk transforme la capacité perdue de l’État en profit personnel. En d’autres termes, la faiblesse en est le point essentiel.

Dans les alliances qui ont tenu jusqu’en janvier 2025, les États-Unis étaient une puissance sans égale. Quel que soit le critère choisi, aucun autre pays n’avait le même statut. Sans les alliances, cependant, l’équation est différente. Non seulement les États-Unis perdent la force économique, militaire et politique de leurs alliés, mais ils doivent maintenant rivaliser avec eux et essayer de les subordonner.

Lors de la Conférence de Munich sur la sécurité qui vient de s’achever, le vice-président américain a demandé aux Européens de se comporter comme des vassaux de la superpuissance. Ils devraient notamment supprimer toute contrainte sur les plateformes de médias sociaux, permettant à Musk et à d’autres oligarques de façonner leurs élections. Et ces élections devraient alors conduire à la victoire de partis d’extrême droite qui supprimeraient toute autre barrière au pouvoir de Musk. Dans ce scénario, aucun intérêt américain concevable n’est servi. Seul celui de Musk. Il est peu probable que les choses se déroulent comme le prévoit J. D. Vance. Ce qui est certain, cependant, c’est l’aliénation palpable des Européens.

En prenant le parti de l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie jusqu’en janvier 2025, les États-Unis avaient généré un pouvoir considérable contre l’agresseur russe et son patron chinois. À un coût financier insignifiant et sans aucun risque pour les troupes américaines, la politique américaine a aidé les forces armées ukrainiennes à assurer une sécurité plus grande, que les États-Unis n’auraient pu obtenir seuls. Les Ukrainiens ont rempli l’intégralité de la mission de l’OTAN, en absorbant une invasion russe et en détruisant la majeure partie de l’armée russe de 2022. Ils ont empêché une invasion chinoise de Taïwan en montrant à quel point les opérations offensives sont difficiles. Et ils ont défendu, au prix de grands sacrifices, le principe juridique selon lequel les frontières sont tangibles et les États souverains.

C’est précisément cet ordre que Musk-Trump démantèle.

Il est difficile d’être certain de la politique américaine envers l’Ukraine, car les Américains se contredisent eux-mêmes à une vitesse impossible à suivre, même pour un bandeau défilant ou un fil Twitter. Mais deux principes sous-jacents ont émergé lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Le premier était que l’Ukraine, comme le reste de l’Europe, devait être considérée non pas comme un allié des États-Unis, mais comme une colonie américaine. Les discussions humiliantes sur la cession des ressources de l’Ukraine l’ont clairement montré. Le second des discussions directes entre les Américains et l’agresseur russe pouvaient mettre fin à la guerre. Il n’y avait aucun signe de préparatifs sérieux de la part des Américains pour de telles négociations.

Je me trompe peut-être, et nous verrons bien, mais je crois que l’objectif de l’appel téléphonique entre Poutine et Trump et des négociations russo-américaines en Arabie saoudite sur l’Ukraine est de parvenir à un mauvais accord, du moins en termes conventionnels de vies ukrainiennes, de puissance américaine et de paix mondiale. Si un mauvais accord voit le jour, il sera difficile de dire s’il est le fruit de l’incompétence, d’une stratégie ou d’une stratégie d’incompétence. Je pense que la dernière hypothèse est la plus probable. La structure de la situation ne favorise ni le fond ni la délibération. Les Américains sont pressés, comme l’a répété l’envoyé spécial de Trump en Ukraine ; et le schéma des négociations est défavorable.

Les Ukrainiens et les Européens n’étant pas présents à ces pourparlers, Poutine devrait obtenir gain de cause sur les questions essentielles. Les responsables américains, tour à tour, ont déjà fait la plupart des concessions sur ces questions en public (même s’il faut admettre qu’ils sont ensuite souvent revenus sur leurs propos ou ont été contredits par d’autres). Trump et Poutine répètent les arguments russes depuis des années. Poutine sera (apparemment) traité comme un partenaire légitime, il restera impuni pour ses crimes de guerre, il obtiendra de facto des gains territoriaux grâce à sa guerre d’agression, et il pourra dicter les termes de la politique intérieure de l’Ukraine. Il célébrera sa victoire et préparera la prochaine guerre, avec la certitude absolue qu’aucune résistance des États-Unis n’est possible.

En d’autres termes, la Russie tirera de la diplomatie américaine un pouvoir qu’elle n’aurait jamais pu obtenir sur le champ de bataille.

Les observateurs avertis, ici à Munich, sont tous d’accord sur le fait que la guerre ne se déroule pas bien pour la Russie. Les sanctions fonctionnent et le krach économique russe, qui était prévu pour 2026, semble maintenant plus probable dès cette année. Sur le champ de bataille, les pertes de la Russie dépassent de loin celles de l’Ukraine, et les Ukrainiens deviennent de plus en plus habiles à infliger des pertes sans mettre leur propre peuple en danger. Le moyen le plus évident de mettre fin à la guerre est de renforcer l’Ukraine et d’affaiblir la Russie. Les outils pour y parvenir sont à portée de main. Au lieu de cela, les États-Unis renforcent la Russie et mettent l’Ukraine sous pression.

Un mauvais accord sur l’Ukraine ne servirait que la Russie. Mais il sert aussi une politique américaine de faiblesse délibérée, destinée à créer un monde qui épargne davantage les émotions de Musk et de Trump, même s’il est plus impitoyable pour la vie de tous les autres.

À Munich, il était humiliant d’entendre les Américains prendre les micros pour dire aux Ukrainiens que la guerre est une mauvaise chose. Chaque Ukrainien qui écoutait ces discours a perdu quelqu’un. Certains des Ukrainiens qui écoutaient étaient des combattants qui avaient perdu des membres. Ils savent que la guerre est une mauvaise chose. Les Ukrainiens veulent plus que quiconque que la guerre prenne fin. Mais le simple fait de discuter avec la Russie ou de signer un bout de papier avec la Russie, ne mènera pas à cette conclusion, et les Ukrainiens le savent. L’objectif russe semble être d’amener les Américains à se féliciter d’avoir organisé un cessez-le-feu, d’amener les Européens à se retirer dans la confusion, de démobiliser l’armée ukrainienne, puis d’attaquer à nouveau. Rien n’indique que la partie américaine ait réfléchi à la manière d’empêcher cela.

Cela pourrait être évité, bien sûr. Mais cela nécessiterait une réflexion, une planification, la prise en compte des intérêts américains, une discussion sérieuse avec les Ukrainiens, et la présence d’Ukrainiens et d’autres Européens à toutes les négociations. Il faudrait une politique américaine visant à affaiblir la Russie et à renforcer l’Ukraine. Ce n’est pas le cas.

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La délégation américaine avant sa rencontre avec Volodymyr Zelensky à la Conférence de Munich, le 14 février dernier // president.gov.ua

Si les négociateurs américains s’entendent avec la Russie, comme cela semble probable, sur un accord inacceptable pour l’Ukraine, alors les Américains pourront adopter une politique proprement coloniale envers leurs anciens alliés ukrainiens : « Donnez-nous vos minéraux, ou nous ne vous aiderons pas à défendre les parties de votre territoire que nous n’avons pas concédées à la Russie. » Cela ne fonctionnera probablement pas, car les États-Unis n’ont pas ce genre de levier, d’autant plus que les Ukrainiens ont de très bonnes raisons de douter du soutien américain, quel que soit le scénario. Mais une telle spirale de faiblesse crée les conditions impériales d’engagement que Trump trouve personnellement confortables et que Musk espère rendre personnellement rentables.

La politique américaine, sous Musk-Trump, revient à une sorte de discrimination positive pour les dictateurs. Le pouvoir qu’ils ne peuvent pas obtenir par eux-mêmes doit être accordé par l’intervention américaine. Cela est vrai non seulement en ce qui concerne la Russie, mais aussi la Chine.

Une Ukraine abandonnée par les États-Unis et menacée par la Russie pourrait bien se tourner vers Pékin pour la protéger. L’Amérique de Musk-Trump, qui n’a fait que harceler l’Ukraine pour qu’elle accepte la partition, n’aura alors que peu de poids. Et la Chine saura quoi faire des ressources et des ports de l’Ukraine. De même, une Europe qui a été informée par les États-Unis qu’elle est considérée comme une colonie plutôt que comme une alliée aura toutes les raisons de se tourner vers la Chine, non pas tant pour se protéger que pour trouver un équilibre. Les droits de douane dirigés contre l’Europe auront le même effet. Cependant, si j’ai raison, ce ne serait pas un effet secondaire indésirable, mais plutôt l’objectif de la politique étrangère américaine. Pour des raisons quelque peu différentes, Musk et Trump préfèrent un monde où la raison du plus fort est toujours la meilleure. Que dans un tel monde, les États-Unis soient moins puissants n’a aucune importance.

Et, bien sûr, le droit a toujours été une forme de pouvoir. J’ai formulé cet essai entièrement en termes de puissance américaine dans un sens simple et réaliste. Mais l’abandon d’un régime de prévisibilité et de droit diminue également les États-Unis. Musk et Trump peuvent aider Pékin et la Russie à créer un monde d’empires, car ils peuvent détruire un ordre que d’autres ont créé au fil des générations.

Ils seront impuissants à créer autre chose à sa place, du moins dans le sens traditionnel d’un ordre qui sert les Américains, leur liberté et leur prospérité. Musk peut profiter du déclin et de la chute des États-Unis, et Trump peut jouer du violon de Néron (ou du luth, pour vous autres historiens). Mais il n’existe pas d’alchimie concevable par laquelle les niveaux d’endorphine des deux hommes se métamorphoseraient en intérêts américains.

En politique intérieure comme en politique étrangère, la démonstration de force cache une réelle faiblesse.

L’Europe est ici la variable. L’essor de la Chine et de la Russie est une conséquence prévisible et peut-être même un objectif délibéré de la politique étrangère américaine. Désormais détachés des États-Unis, que feront les Européens ? À Munich, il était assez triste de parler aux Européens qui, pendant des décennies, ont été liés aux États-Unis par l’amitié, l’éducation, la langue ou une affinité fondée sur l’idée que l’Amérique a exercé, selon les mots de l’un d’entre eux, une « hégémonie bienveillante ». Ils sont légitimement perplexes face à la nouvelle politique américaine de faiblesse.

Maintenant que la politique américaine est d’être l’anti-hégémon malveillant, les Européens ont un choix à faire. La faiblesse de Musk-Trump suppose que les Européens choisiront une faiblesse qui leur est propre. L’habitude européenne voudrait qu’ils regardent Musk-Trump et espèrent que quelque chose de mieux émergera d’une manière ou d’une autre. Cette voie mène à la catastrophe. Si l’Union européenne doit survivre, et si l’Ukraine doit survivre, 2025 devra être l’année où les Européens prendront en main leurs propres intérêts. 2025 doit être l’année de l’Europe.

Traduit de l’anglais par Desk Russie.

Lire l’original.

snyder bio

Timothy Snyder est un historien américain spécialiste de l’Europe orientale, ainsi que du nationalisme et de la tyrannie. Il est titulaire de la chaire Richard C. Levin d'histoire à l'université Yale et membre permanent de l'Institut des sciences humaines à Vienne. L'une de ses grandes œuvres, Terres de sang : L'Europe entre Hitler et Staline, est parue en français en 2012 (nouvelle édition augmentée date de 2022). Ses leçons sur l'histoire de l'Ukraine sont disponibles sur sa chaîne YouTube ainsi qu'en livre audio. Depuis l'invasion russe de 2022, Snyder est très engagé dans le soutien de l'Ukraine et de son armée. Son blog est une source précieuse d'analyse de la guerre russo-ukrainienne.

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