Un entrepreneur américain d’origine russe raconte son expérience personnelle et explique pourquoi tant de personnes cultivées, notamment d’origine russe, soutiennent Trump, malgré leur expérience de la vie dans un pays totalitaire. L’intelligence, affirme l’auteur, n’empêche pas la dérive – elle la facilite souvent. Les sciences cognitives montrent que les personnes intelligentes sont simplement meilleures pour justifier ce qu’elles croient déjà . Elles ne cherchent pas la vérité – elles renforcent leur identité. Et il conclut sur une note pessimiste : « La tyrannie est inefficace. Elle s’effondrera sous ses propres contradictions. Mais pas avant d’avoir tout entraîné dans sa chute. »
L’université des relations internationales, le MGIMO, au début de mes études, c’était (et c’est encore un peu) une sorte d’établissement à part en Russie. À l’époque soviétique, c’était pratiquement la seule voie sûre pour commencer à voyager régulièrement à l’étranger.
Difficile à imaginer aujourd’hui, mais ce qu’on appelait le « Rideau de fer » était une barrière politique, militaire et idéologique érigée par le régime soviétique après la Seconde Guerre mondiale, destinée à se couper, ainsi que ses alliés de l’Est et de l’Ouest, de tout contact ouvert avec l’Occident et les autres zones non communistes.
L’Occident avait compris le danger que représentait la création d’une « seconde réalité », ainsi que la menace potentielle de centaines de millions de soldats que la propagande soviétique (ou russe) pouvait retourner contre lui. En guise de riposte à cette propagande, des agences et des médias comme Voice of America ou Radio Svoboda ont été créés. Trump vient justement de les faire taire de façon bien commode – comme un acte de reddition des États-Unis face à la Russie.
Je sortais avec une fille dont les parents d’origine juive étaient tous les deux scientifiques. Elle était aussi belle qu’une jeune fille pouvait l’être – voire même plus. Avec ses taches de rousseur, ses manières un peu bizarres, cette indépendance effrontée que je n’avais jamais vue chez personne autour de moi. Même sa façon de fumer et de porter ce blouson en cuir… et mille autres choses, grandes ou petites, mises bout à bout. Y compris le fait qu’elle était étudiante en journalisme – ce qui me faisait un peu trembler.
Le journalisme faisait partie de ces domaines qui m’avaient toujours fasciné, mais je n’avais jamais osé m’y lancer – trop incertain financièrement, comparé au droit international que j’étudiais à l’époque.
Sa famille aussi dégageait une sorte d’aura scientifique. Bref, elle jouait dans une autre catégorie. Sa mère travaillait en immunologie, son père en biochimie – ou peut-être l’inverse, je ne me souviens plus. C’étaient des gens brillants, accomplis, du genre qu’on imagine toujours du côté de la raison. Plus tard, sa mère a obtenu un contrat à Wichita, au Kansas – dans un labo que Trump a déjà fermé ou qu’il fermerait peu après (puisqu’on sait maintenant que l’éducation n’est plus jugée nécessaire) – et elle y est partie avec sa fille.
Je me souviens d’une conversation avec son père. On l’appelait Savelytch. Un type gigantesque, impressionnant, qu’on surnommait aussi entre nous « la Montagne ». Comme beaucoup d’hommes grands et costauds, voire la plupart, il était la gentillesse incarnée. Il m’a dit de rejoindre sa fille au Kansas.
C’est quelque chose que je n’étais pas en mesure de concevoir à l’époque : la vie me semblait un livre ouvert que je venais à peine de commencer, et j’avais soif d’exploits. Je m’accrochais encore à l’espoir que notre pays allait s’en sortir. Et il commençait réellement à se redresser, si ce n’était le culte tchékiste (du KGB) qui, plus tard, a tout détruit. Je suis resté. La relation n’a pas duré. Ses parents ont divorcé peu après aussi.
Près de vingt ans ont passé. Je me suis installé à New York. J’ai d’ailleurs atterri à New York complètement par hasard, après avoir donné une conférence publique lors d’un forum économique russe où j’ai condamné ouvertement l’annexion de la Crimée, l’Ukraine et la guerre hybride dans le Donbass. On m’avait demandé de faire un joli discours sur le thème « Make Russia Great Again » – quelle foutaise –, et j’ai plutôt livré un démontage en règle, d’une heure, de la stratégie économique de Poutine, de son expansionnisme, de l’annexion de la Crimée et de l’occupation du Donbass. J’ai présenté une analyse très solide du marché du capital-investissement, des fusions-acquisitions et des tendances générales du marché après la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine en 2014. Des centaines de personnes dans la salle se sont tues.
C’était l’un des forums économiques les plus prestigieux, diffusé en direct sur les principales chaînes russes. Radio Svoboda – que, comme je l’ai déjà mentionné, Trump allait par la suite tenter de fermer – m’a interviewé juste après. Le même jour, un ami m’a appelé pour me dire de ne pas rentrer chez moi. Il a dit : « Le Chef ne se calmera pas avant au moins un mois, peut-être trois. » J’ai pris l’avion pour New York cette nuit-là . On m’a dit que je pourrais revenir après un à trois mois, une fois que les choses se seraient calmées. Mais ensuite, on a publié un article dans Izvestia me qualifiant de russophobe en fuite, et peu de temps après, un journaliste de leur rédaction m’a appelé pour demander un commentaire. Je lui ai dit que phobie vient du latin phobos, qui signifie « peur », mais que je n’avais pas peur d’eux – je les méprise. Quelques jours plus tard, mon ami m’a envoyé un emoji de soupir. C’était fini. J’ai abandonné l’idée de rentrer.
Pour revenir à la jeune femme : sa mère s’était remariée entre-temps avec un chercheur en oncologie à Philadelphie – un homme très posé, intelligent, avec un humour sec qu’on apprend vite à apprécier. Le genre de personne qu’on écoute sans s’en rendre compte, en se surprenant à faire silence. Un homme sérieux, brillant, réfléchi.
Quant à la fille, elle avait épousé un homme noir. Je l’ai rencontré une fois – il m’a semblé tout à fait correct, mais je n’en savais pas plus. Ils ont fini par divorcer, mais ils ont eu un fils, Daniel. Ce gamin, c’était quelque chose : brillant, beau, poli. Chaque fois que je le voyais, je devais reprendre mon souffle. Tellement bien élevé.
Pendant un temps, je leur rendais visite dans la grande maison de sa mère à Philadelphie. L’ambiance était chaleureuse, ouverte, familière. Et puis un jour, c’est tombé : sa mère et son beau-père soutenaient Trump. J’étais abasourdi. Des scientifiques, des professionnels de leurs métiers, des gens qui avaient bénéficié de ce que la société américaine avait de plus ouvert à offrir. Je n’en revenais pas.
J’ai tout de même essayé de discuter avec eux. J’apportais des livres, des articles, je posais les faits historiques. Je passais mes week-ends à leur expliquer pourquoi tout ce que représentait l’ascension de Trump était dangereux et inacceptable. Au début, ils argumentaient. Puis, à court d’arguments, ils sont devenus hostiles. J’ai cessé de venir.
Je parle encore avec la fille. Elle est anti-Trump, tout aussi bouleversée que moi. Qui a entendu parler du fait que Trump vient d’annuler de facto des réglementations anti-ségrégation ? Eh bien, il l’a fait. Tout récemment. Cette famille sait ce qu’est la ségrégation : tous les Juifs la connaissaient en Union soviétique. On ne peut pas la dissimuler dans ce pays – elle est partout, dans les signes, dans les intentions. La volonté de faire reculer les droits civiques n’est même plus cachée.
Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que ta mère ressent à l’idée qu’elle pourrait finir dans un pays où son propre petit-fils n’aurait pas le droit de s’asseoir à la même table, ni de boire à une fontaine publique, ni d’utiliser les mêmes toilettes que les garçons blancs ? Où il ne pourrait pas monter dans la même voiture du train pour aller à New York ? » Elle a été choquée. Profondément. Mais est-ce que cela a fait changer d’avis la mère ? Pas le moins du monde.
Comment est-ce possible ? Comment des personnes intelligentes, instruites, qui ont fui l’autoritarisme, peuvent-elles finir par l’embrasser sous une autre forme ? Comment des gens qui ont des petits-enfants métis peuvent-ils soutenir un homme dont les politiques renforcent le pouvoir des racistes ?
Les partisans du trumpisme, du poutinisme, ou ceux qui ont un jour adhéré à l’hitlérisme ne sont pas uniquement mus par une idéologie. Ils réagissent à la peur. Pas à la peur de la violence ou de la pauvreté – mais à la peur de perdre quelque chose qu’ils croient leur appartenir : un statut social, une domination culturelle, une identité ethnique ou nationale, un sentiment de contrôle, la conviction que le monde a un sens et qu’ils y occupent une place définie.
Quand le monde change – quand les femmes exigent l’égalité, quand les minorités réclament la justice, quand les immigrés arrivent, quand les systèmes commencent à se transformer – certains ne voient pas cela comme du progrès. Ils y voient un vol. Quelque chose leur est arraché, même si, en réalité, cela ne leur a jamais appartenu. Et cette perte perçue est plus douloureuse que n’importe quel gain possible, plus urgente que la vérité, plus puissante que la morale.
Alors ils se rassemblent derrière des hommes forts qui leur promettent de tout leur rendre :
Make America Great Again.
Le Monde russe.
Le Sang et le Sol.
Les Valeurs Traditionnelles.
Ces mouvements ne reposent pas sur une vision d’avenir.
Ils se nourrissent de ressentiment. Ils ne parlent pas de ce qui pourrait être meilleur, mais de ce qu’il ne faut surtout pas perdre.
Et la peur n’est pas le seul moteur. Ces gens ne sont pas stupides – beaucoup sont très cultivés : en mathématiques, en chimie, en économie, en droit. Mais l’intelligence n’empêche pas la dérive – elle la facilite souvent. Les sciences cognitives montrent que les personnes intelligentes sont simplement meilleures pour justifier ce qu’elles croient déjà . Elles ne cherchent pas la vérité – elles renforcent leur identité. Surtout lorsque cette identité repose sur un sentiment de perte.
La peur de la perte (loss aversion) explique une partie de ce phénomène. Beaucoup d’émigrés soviétiques sont arrivés aux États-Unis avec une image claire d’eux-mêmes : moraux, cultivés, résilients. Ils s’attendaient à de la reconnaissance. À la place, on les a ignorés. Leurs diplômes ont été dévalorisés. Leur accent a été tourné en dérision. Leur capital social s’est évaporé. Et puis la société qu’ils avaient tant lutté à intégrer a commencé à changer – non pas dans leur direction, mais à l’opposé : diversité, équité, complexité. Pour certains, cela a ressemblé à une trahison.
Et c’est à ce moment-là qu’est apparu Trump. Ou Poutine. Ou une douzaine d’autres figures leur promettant la simplicité, la domination, la restauration. Ils parlent une langue ancienne : ordre, punition, force. Et ils réveillent une nostalgie qui n’a jamais été réelle, mais toujours puissante : un mythe de place légitime dans le monde.
Une partie de cela vient du conditionnement autoritaire. Les citoyens soviétiques – même ceux qui rejetaient le système – ont été façonnés par une hiérarchie verticale. Les recherches de Karen Stenner sur les profils autoritaires montrent que certaines personnes sont biologiquement enclines à craindre toute violation des normes. Quand le monde devient instable, elles ne cherchent pas la justice – elles cherchent le contrôle.
Et ainsi, ceux-là mêmes qui ont fui un régime totalitaire soutiennent aujourd’hui une version douce de ce même système. Non pas parce qu’ils regrettent le communisme. Mais parce qu’ils regrettent la certitude.
Un lourd héritage de la guerre froide, mal réinvesti. Enfin, le traumatisme de l’autoritarisme soviétique a poussé de nombreux émigrés à développer un réflexe d’anti-gauchisme. Pour eux, tout ce qui est associé à l’équité sociale – l’assurance santé universelle, la justice raciale, même la politique environnementale – sonne comme du « socialisme », un mot qui déclenche chez eux une allergie morale.
L’ironie est cruelle : après avoir souffert sous la tyrannie de l’État, ils soutiennent aujourd’hui sa version américaine – tant qu’elle punit les bonnes cibles et restaure leur sentiment de place légitime dans l’ordre des choses.
Et puis, il y a le mythe du mérite et la réalité de la race. Les immigrés soviétiques ont souvent apporté avec eux une narration puissante de l’autonomie : « Moi, j’ai réussi ici sans aide. Alors pourquoi pas eux ? » Ils rejettent l’action affirmative, les aides sociales ou les réparations – pas toujours par racisme, mais parce qu’ils croient profondément à une fable méritocratique qui les a aidés à survivre à l’exil.
Mais lorsqu’ils se retrouvent confrontés à la possibilité que leur propre petit-fils soit exclu dans un avenir ségrégué, ce récit s’effondre. Ou du moins, il devrait. En réalité, beaucoup compartimentent : le petit-fils, lui, est « différent », exceptionnel. Il devient une exception à une règle qu’ils refusent toujours de remettre en question.
Pendant ce temps, leurs silos d’information se resserrent. Les gens consomment des contenus d’extrême droite sur YouTube, Fox News, ou dans leur propre langue. Les bulles de réseaux sociaux, les communautés russophones nourries à Fox News, RT ou YouTube créent un isolement informationnel. Dans cet environnement, le trumpisme ne ressemble pas à un extrémisme. Il apparaît comme un instinct de survie. Un rempart contre le déclin. Même les scientifiques ne sont pas à l’abri du raisonnement motivé lorsque leur vision du monde est menacée. À leurs yeux, le trumpisme n’a rien d’extrême. Il ressemble à une protection.
Il n’y a plus d’espoir pour les peuples libres quand ceux qui sont cultivés, rationnels, formés scientifiquement, choisissent de se soumettre sciemment à un mensonge – un mensonge qui leur promet le pouvoir au prix de la vérité. Quand l’identité, la peur et le mythe convergent, la réalité ne compte plus.
Et ce n’est plus seulement la Russie. Désormais, c’est aussi l’Amérique.
Et c’est là qu’on comprend que tout est terminé. Pas seulement sur le plan politique. Pas seulement sur le plan culturel. Mais sur le plan civilisationnel. Quand les éduqués, les expérimentés, ceux qui savent, choisissent le mensonge. Pas parce qu’on les y force. Mais parce qu’ils le veulent.
Il n’y a plus d’espoir. Pas vraiment. L’Amérique n’est pas une exception – elle est un avant-goût.
La tyrannie est inefficace. Elle s’effondrera sous ses propres contradictions. Mais pas avant d’avoir tout entraîné dans sa chute.
Je pourrais dire que je compte sur les extraterrestres. Mais ils ne nous aideront pas gratuitement.
Donc non. C’est la fin, à moins que nous agissions tous maintenant. Et je connais la Planète des singes, alors non – c’est bien la fin.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Denis Saklakov est un entrepreneur, investisseur et écrivain vivant aux États-Unis. Il a émigré de Russie en 2015.
En 2012, il a participé aux projets civiques «  Grajdanine Nablioudatel  » (Citoyen Observateur) et «  Ligue des électeurs  ».