Le juge du tribunal du district de Petrograd à Saint-Pétersbourg a condamné Daria Kozyreva, âgée de 19 ans, à 2 ans et 8 mois de colonie pénitentiaire pour « discréditation » de l’armée. Deux épisodes sont à l’origine de cette affaire. Le premier est lié à une action de Kozyreva en 2023 : elle a collé une feuille sur le monument du poète Taras Chevtchenko (1814-1861) à Saint-Pétersbourg, avec un quatrain de son poème « Testament ». Le second est une interview accordée, quelques mois plus tard, à Sever Realii (considéré comme agent étranger et organisation indésirable en Russie), qui selon l’accusation, contenait des propos portant atteinte à la réputation de l’armée. Mediazona résume cette affaire et rapporte la dernière déclaration de l’accusée à son procès.
L’affaire a été ouverte après que Daria Kozyreva a collé sur le monument de Taras Chevtchenko à Saint-Pétersbourg une feuille portant un extrait de son poème « Testament » : « Enterrez-moi, levez-vous, brisez vos chaînes et arrosez la liberté du sang de l’ennemi. »
Par la suite, un nouvel élément a été versé à son dossier, à paritr d’une interview donnée par Daria au média Sever Realii. Le procès a débuté à l’été dernier. Plusieurs témoins de l’accusation et de la défense ont été entendus, notamment des experts linguistiques qui ont critiqué l’analyse présentée par l’accusation.
Daria Kozyreva s’est également exprimée, expliquant que Taras Chevtchenko était son poète préféré et que ses vers n’avaient aucun lien avec l’armée russe d’aujourd’hui. Elle a précisé que ses actions avaient pour but de « soulager sa conscience ».
Le 10 avril 2025, le juge a clôturé la phase d’instruction et les parties ont été invitées à se préparer pour les plaidoiries. Les deux chefs d’accusation ont été maintenus.
Interventions de Daria Kozyreva lors des plaidoiries
Elle a qualifié l’article sur la « discréditation » de l’armée, ainsi que celui sur les « fausses informations militaires », d’illégaux, arbitraires, criminels et contraires à la Constitution, et notamment contraire à l’article 29 qui garantit aux citoyens russes la liberté de pensée et d’expression.
Daria a expliqué qu’il est impossible, selon elle, de discréditer l’armée. « À mon avis, depuis l’invasion à grande échelle, l’auto-discréditation de cette armée a atteint son maximum. En conséquence, il n’y a plus rien à discréditer », affirme Daria.
La formulation même de l’accusation, précisa-t-elle, laisse entendre qu’elle aurait tenté de discréditer l’armée russe dans son rôle de « maintien de la paix et de la sécurité internationale ». « Bien sûr, une armée peut parfois être utilisée pour le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Cependant, selon ma conviction actuelle – et, plus important encore, ma conviction au moment des faits – cela ne se rapporte aucunement à l’invasion de l’Ukraine, explique la jeune femme. Je considère, et je considérais déjà à l’époque, que le but de cette guerre est une atteinte à la souveraineté de l’Ukraine et l’occupation de ses territoires. Cela représente non pas un soutien, mais bien une menace pour la paix et la sécurité internationale. »
Elle a insisté sur le fait que, pour l’anniversaire de Taras Chevtchenko, elle voulait simplement citer l’un de ses poèmes : « Je ne pouvais pas discréditer l’armée russe, tout simplement parce que Chevtchenko, du haut de son XIXᵉ siècle, ne pouvait pas lui-même la discréditer. Il ne pouvait pas savoir que la Fédération de Russie, et encore moins ses forces armées, existeraient un jour. »
À propos de l’interview accordée à Sever Realii, Daria Kozyreva a précisé qu’on lui avait posé des questions sur la guerre, et qu’elle y avait répondu honnêtement : « Si on m’avait demandé quelles étaient mes oiseaux préférés, j’aurais répondu sincèrement : les aigles, les corbeaux. Mais on m’a interrogée sur la guerre. Devais-je mentir ? »
Daria Kozyreva a commenté ensuite l’expertise de l’accusation : « Selon les experts, j’aurais appelé à exterminer les Russes. Désolée, mais non. Je n’ai jamais appelé à l’ethnocide. » Selon elle, en citant le poème de Chevtchenko, elle n’a pas pu appeler les Ukrainiens à « briser leurs chaînes », puisqu’ils n’en portaient pas. « Si Kyïv avait été prise, oui, il y aurait eu des chaînes. »
« Je n’ai commis aucune faute. Ma conscience est limpide. Car la vérité n’est jamais coupable. Jamais », conclut-elle.
Dernière déclaration
Daria se met à réciter en ukrainien un poème de Taras Chevtchenko, « À Osnovianenko » :
« Seul l’ennemi rit… Ris donc, cruel ennemi ! Mais pas trop fort, car tout périt. Seule la gloire ne périra pas. Elle ne périra pas, mais racontera… »
« Votre Honneur ! Le procès se déroule en russe, pouvons-nous passer au russe ? Je comprends qu’il s’agit d’un poème…, s’exclame le procureur Rousskikh.
— Oui, répond Kozyreva en souriant.
— Pouvez-vous le dire en russe ? Notre procédure est en russe. »
Après une courte pause, Daria Kozyreva achève tout de même en ukrainien : « Notre pensée, notre chant ne mourra pas, ne périra pas. C’est cela, bonnes gens, notre gloire, la gloire de l’Ukraine ! »
Après ce quatrain, Kozyreva poursuit : « Si Chevtchenko avait vécu jusqu’à nos jours, il ne serait même pas surpris – pas du tout. L’image qu’il verrait lui serait trop familière. La Moscovie essaie encore une fois d’envahir l’Ukraine.
Bien sûr, la guerre n’a pas commencé en 2022. Même au sens étroit, il faudrait prendre 2014 comme point de départ. En 2014, ce sont les Russes qui l’ont commencée, coupables de chaque goutte de sang versé. Au sens plus large, cette guerre dure depuis des siècles.
C’est un trait étonnant de l’histoire russe. Quel que soit le régime au pouvoir, c’est comme si une sorte de religion empêchait ce régime de simplement laisser l’Ukraine tranquille. Les tsars, les communistes, peu importe qui, ils n’étaient pas différents les uns des autres.
Après tant de siècles, on pourrait penser qu’ils auraient compris : il faut laisser l’Ukraine en paix. Oui, Moscou a souvent gagné, mais elle n’a jamais obtenu de victoire définitive. Et elle ne l’obtiendra jamais. Le peuple ukrainien ne le permettra plus. Il en a assez.
Mais les amateurs d’occupation n’ont toujours pas compris cela. Ils ne sont pas très intelligents, peu importe à quel point ils voudraient le croire. Personne ne leur a donné de droit sur le passé ou l’avenir de l’Ukraine. Ils ne comprennent pas que les Ukrainiens n’ont besoin ni de grand frère, ni d’aucune forme de peuple “tripartite1”.
L’Ukraine est un pays libre, une nation libre, et elle décidera seule de son destin.
Si quelqu’un répète les récits des conquérants, les Ukrainiens le haïront.
Celui qui tentera de s’imposer en Ukraine sera repoussé. Et sans doute violemment.
Je souhaite sincèrement que les Russes se rappellent ces vérités fondamentales.
L’Ukraine est une nation libre. Elle choisira elle-même son chemin.
Elle choisira elle-même qui sera son ami et son frère. Et qui sera son ennemi mortel.
Elle décidera elle-même de la manière dont elle traitera son histoire.
Et surtout, elle décidera elle-même de la langue qu’elle parlera.
J’ai l’air d’énoncer des évidences, mais elles ne sont pas si évidentes pour tout le monde.
Il est clair que pour Poutine, c’est inconcevable que l’Ukraine soit une nation souveraine.
Il y a beaucoup d’autres choses qu’il ne comprend pas non plus, comme les droits humains ou les principes démocratiques.
Mais même parmi ceux qui semblent s’opposer au régime de Poutine, tous ne comprennent pas cela. Tous ne comprennent pas que l’Ukraine, ayant payé son indépendance par le sang, décidera seule de son avenir. »
Kozyreva continue ensuite en racontant comment, au fil des siècles, l’Ukraine s’est battue pour son indépendance. Le juge l’interrompt plusieurs fois pour lui demander de revenir au sujet du procès.
« J’ai déjà mentionné dans ma plaidoirie qu’il serait absurde de parler de chaînes aujourd’hui pour l’Ukraine. Les Ukrainiens ne se laisseront plus jamais enchaîner. Et aujourd’hui, ils ne se laissent pas faire. Mais à l’époque de Taras, les chaînes étaient une réalité brutale. C’est pourquoi son œuvre patriotique ne contient pas d’appels à frapper les “Moskal2”.
Son œuvre est un chant de lamentation.
Un chant sur le triste sort de l’Ukraine.
Un chant sur la gloire oubliée des cosaques.
Un chant sur les erreurs et les défaites qui ont conduit à la perte de la liberté de l’Ukraine.
Il croyait néanmoins qu’un jour la gloire reviendrait, que les fantômes des grands hetmans3 se relèveraient à travers les siècles, que l’Ukraine briserait enfin ses chaînes ennemies. Il ne pouvait pas savoir quand cela arriverait.
Il ne savait pas que cinquante ans plus tard, en 1917, naîtrait la République populaire d’Ukraine, que ces mêmes paysans ukrainiens, jadis asservis, muets, prendraient enfin le drapeau national, qu’ils prendraient les armes et combattraient les bolchéviques et les volontaires aux côtés de Petlioura. Malheureusement, ce sont les bolchéviques qui l’ont emporté. Ce fut une tragédie non seulement pour les Ukrainiens, mais pour beaucoup d’autres peuples aussi. L’Ukraine est tombée dans les griffes d’un bourreau pour encore 70 ans. »
« Je dois encore vous interrompre, ce n’est pas un cours d’histoire », intervient le juge Ovrah, las.
« Venons-en au présent. Aujourd’hui, les chaînes sont depuis longtemps brisées. Personne ne pourra jamais plus les imposer à l’Ukraine. Le peuple ukrainien a versé son sang pendant des siècles pour sa liberté. Il ne la cédera plus jamais. Les Ukrainiens se souviennent. Se souviennent parfaitement de la lutte de leurs ancêtres. Il ne reste qu’une seule question : est-ce que leur voisin de l’est s’en souvient ? Les communistes ne sont plus, heureusement. Les tsars non plus. Mais les traditions impériales semblent être restées.
Oui, comme je l’ai déjà dit, Poutine est incapable de concevoir la souveraineté ukrainienne.
Il préférerait une « Petite Russie » docile, muette, transformée en simple province, parlant une langue étrangère et oubliant lentement la sienne. Quelque part, il y a eu une erreur de calcul.
Il était difficile pour Poutine de croire que la Petite Russie ne renaîtra jamais. Que les Ukrainiens ne laisseront jamais leur pays être réduit à une province russe. Poutine a essayé. Il a annexé la Crimée en 2014. Il a attisé la guerre dans le Donbass, avec les mêmes objectifs.
En 2022, il a visiblement décidé qu’il était temps de finir ce qu’il avait commencé.
C’était un bon plan : une Blitzkrieg, Kyïv conquis en trois jours. Mais il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas suffi de trois jours, ni de trois ans, ni de trois décennies. L’ennemi a été repoussé des abords de Kyïv, chassé ensuite de Kharkiv, expulsé de Kherson. Les occupants n’ont pas seulement échoué à atteindre la capitale, ils ne contrôlent même pas totalement les territoires de l’ORDLO4.
Une partie de la terre ukrainienne reste occupée, c’est vrai. Et il est possible qu’elle le reste encore longtemps. C’est triste à admettre, mais c’est la réalité. Cependant, conquérir l’Ukraine, Moscou n’y est pas parvenue. Le peuple ukrainien héroïque s’est levé pour défendre sa patrie.
Et au prix de nombreux sacrifices, il a sauvé son pays. Le drapeau national flotte sur Kyïv et flottera à jamais.
Je rêve, bien sûr, que l’Ukraine récupère chaque parcelle de son territoire, y compris le Donbass et la Crimée. Je crois que ce jour viendra. Un jour, l’histoire rendra justice au peuple ukrainien.
Mais l’Ukraine a déjà gagné. Elle a déjà triomphé. C’est tout. »
Daria Kozyreva quitte la salle d’audience sous les applaudissements.
Traduit du russe par Desk Russie
Mediazona est un média en ligne indépendant russe, fondé en 2014 par les membres du groupe Pussy Riot Maria Alekhina, Nadejda Tolokonnikova et Piotr Verzilov, en collaboration avec le journaliste Sergueï Smirnov.
Notes
- Théorie soviétique selon laquelle les Russes, les Ukrainiens (ou « petits Russes ») et les Bélarusses (ou « Russes Blancs ») forment un seul peuple formé de trois ethnies proches. (NDLR)
- Surnom donné aux Russes par les Ukrainiens, littéralement « Moscovites ». (NDLR)
- Chefs cosaques. (NDLR)
- ORDLO est un acronyme russe pour « Certains districts des oblasts de Donetsk et de Louhansk ». Cette abréviation est apparue officiellement le 17 mars 2015, date à laquelle les soi-disant républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, sous contrôle russe, se sont séparées du reste de l’Ukraine. (NDLR)