Selon l’auteur, l’Ukraine a fourni à l’Europe les trésors les plus précieux : le temps et l’expérience. Le fait que l’Europe ait encore une chance de sauver son modèle de démocratie libérale, un temps pour se préparer et les outils pour tirer les bonnes leçons – tout cela, elle le doit aux sacrifices ukrainiens. C’est une dette de gratitude d’une ampleur historique.
Une courte réflexion sur ce que les Européens doivent à l’Ukraine. Quand viendra le temps, dans quelques décennies, d’écrire l’histoire de notre époque, je parie que l’on dira souvent que les sacrifices consentis par l’Ukraine au cours des dernières années auront été parmi les plus importants de l’histoire européenne. Sans ces sacrifices, tout le projet européen aurait pu être anéanti – mais grâce à ce que l’Ukraine et les Ukrainiens ont accepté de faire et d’endurer, l’Europe a encore une chance.
Nous devons commencer par admettre quelque chose de fondamental : les décideurs européens ont échoué. Il y a maintenant exactement 38 mois que la Russie a lancé son invasion à grande échelle, le 24 février 2022 – soit environ 1150 jours pendant lesquels les dirigeants européens ont eu du temps pour planifier et réagir. Malheureusement, ils ont été bien meilleurs pour prononcer des discours que pour prendre les mesures nécessaires afin de permettre aux Européens d’assurer leur propre sécurité.
Si les discours avaient suffi, l’Europe serait aujourd’hui en excellente posture. Au moment de l’invasion à grande échelle, on entendait beaucoup de déclarations sur la fin d’une ère et sur la nécessité pour l’Europe de changer (rappelez-vous de la « Zeitenwende1 »). Depuis, les discours se sont succédé, et le président Macron a joué un rôle clé dans cette dynamique, avec des déclarations affirmant la nécessité de soutenir l’Ukraine, de faire davantage pour se défendre soi-même, etc., etc.
Mais au final, les décideurs européens en ont fait relativement peu. Ils se sont surtout contentés de rester passifs et d’agir seulement en réaction. Alors qu’une victoire ukrainienne allait manifestement dans l’intérêt des États européens, ils ont laissé l’administration Biden dominer leur politique vis-à-vis de l’Ukraine, en imposant une stratégie désastreuse fondée sur la crainte des menaces russes et la volonté faire de la microgestion de la guerre.
Entre 2022 et 2024, les dépenses de défense européennes sont restées bien trop faibles pour que le continent puisse assurer sa propre sécurité. En 2024, la dépense européenne moyenne atteignait seulement 1,9 % du PIB – preuve que la plupart des États restaient en deçà des objectifs fixés par l’OTAN plusieurs décennies auparavant.
Et ce n’était qu’un début. Alors que le retour de Donald Trump – notoirement pro-Poutine – à la Maison-Blanche était une éventualité à au moins 50 % durant la majeure partie de 2024, les États européens ont refusé d’affronter la réalité en face. Ils niaient que cela puisse se produire ou se berçaient d’illusions ridicules, prétendant que Trump ne serait pas si mauvais, ou pire encore, qu’ils sauraient le convaincre grâce à leur charme diplomatique.
Lorsque Trump fut élu président, puis investi et qu’il mit immédiatement en œuvre ce qu’il avait dit qu’il ferait – alignant les États-Unis sur Poutine et mettant fin au soutien américain à l’Ukraine –, la réaction européenne resta confuse et faible. On parla de « bâtir des ponts » avec Washington, on multiplia les parties de golf, les tapes amicales dans le dos et les louanges dans l’espoir d’amadouer Trump. C’était stupéfiant d’assister à un tel déni, alors que des exemples clairs, comme la politique du Canada, montraient que tenir tête à Trump avait toujours été la meilleure approche.
L’un des problèmes est que de nombreux États européens semblent aujourd’hui dépendre de conseils de lobbyistes de Washington liés au mouvement MAGA. Ces lobbyistes préconisent de se montrer obéissants, de flatter Trump, de quémander des miettes – car c’est ainsi que les partisans de MAGA eux-mêmes survivent. L’incapacité des États européens à penser par eux-mêmes est devenue l’un des grands défis du moment.
Certes, des efforts de réarmement ont été entrepris, mais ils sont restés lents, limités et insuffisants. Surtout, il n’y a eu aucun plan sérieux pour faire face précisément à la situation actuelle : non seulement à l’abandon de l’Ukraine par les États-Unis, mais aussi à leur rapprochement avec Poutine.
Logiquement, cet échec politique aurait dû paralyser l’Europe. Pourtant, de manière surprenante, les États européens disposent encore d’une opportunité de réparer leurs erreurs, de redresser la situation et de préparer l’avenir avec un espoir de rédemption stratégique. Ils ne disposent de cette chance que grâce au sacrifice et à la volonté de combat des Ukrainiens. L’Ukraine a offert à l’Europe deux cadeaux les plus précieux qui soit.
Premièrement, en détruisant une grande partie de l’armée russe, l’Ukraine a offert à l’Europe un délai pour se préparer à un éventuel futur conflit. Même si un cessez-le-feu était signé demain, il faudrait encore au moins cinq ans pour que l’armée russe redevienne une menace crédible. Elle a perdu presque tous ses véhicules, subi un million de pertes humaines, vu sa marine gravement endommagée et perdu de nombreux avions. Sur certains aspects, il faudra presque reconstruire les forces armées russes à partir de zéro – et, pour l’instant, la Russie n’a pas la capacité industrielle de remplacer ses pertes (même si la Chine pourrait combler certains manques si elle le voulait).
Deuxièmement, l’Ukraine a donné à l’Europe un autre cadeau aussi précieux que le temps : l’expérience. Les États européens ont aujourd’hui la possibilité de reconstruire leurs armées en bénéficiant de l’expérience du corps militaire le plus aguerri du continent – et sans doute du monde. Une expérience précieuse qui enseigne comment les drones, les missiles longue portée, les drones maritimes ont transformé l’art de la guerre.
S’il s’agissait simplement de reproduire les armées du passé, pleines de blindés lourds et de structures dépassées, les efforts seraient vains. L’expérience ukrainienne est l’opportunité de concevoir des forces adaptées aux guerres de demain – pas aux illusions des analystes d’hier.
L’Europe pourrait encore échouer. Si les États-Unis s’alignent durablement sur la Russie et la Chine, la démocratie libérale pourrait être condamnée – à moins que les Européens ne soient prêts à lutter pour elle.
Mais le fait que l’Europe ait encore une chance, un temps pour se préparer et les outils pour tirer les bonnes leçons – tout cela, elle le doit aux sacrifices ukrainiens. C’est une dette de gratitude d’une ampleur historique.
Et peut-être, par ricochet, ce sursis offert à l’Europe permettra-t-il aux États-Unis eux-mêmes de se sauver.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Phillips Payson O’Brien est un historien et professeur d’études stratégiques à l’Université de St Andrews, en Écosse. Il a auparavant dirigé le Scottish Centre for War Studies à l’Université de Glasgow.