Pourquoi j’apprends l’ukrainien

Poète, artiste de performance, journaliste, activiste civil russe, il vit à Berlin et explique dans ce texte pourquoi il est en train d’apprendre l’ukrainien. Opposant farouche à la guerre impérialiste russe contre l’Ukraine, il s’est mis à l’ukrainien non seulement pour se rapprocher de ses amis d’Ukraine, mais parce qu’il découvre la richesse insoupçonnée de cette langue et de la littérature qu’elle porte. Il cite notamment Maïk Johansen et Mykola Khvyliovy, deux grandes figures de la « renaissance fusillée » ukrainienne des années 1930.

« Pourquoi apprends-tu l’ukrainien ? » m’a demandé récemment une vieille connaissance. Au fil des années, nos points de vue ont totalement divergé, sur presque toutes les questions essentielles. Il y a trente ans, nous étions pourtant d’accord sur tout. Ou était-ce une impression ? Mais les gens changent, tout comme le monde autour de nous.

Cela faisait longtemps que nous ne nous voyions plus. Cette question, il me l’a posée dans un commentaire sur les réseaux sociaux. On y sentait une pointe de sarcasme. À l’époque où il faisait partie de la contre-culture antisoviétique, il m’avait raconté être tombé sur les restes d’un ancien Goulag, alors qu’il traversait la Sibérie en stop à la fin des années 1980. Un de mes arrière-grands-pères a connu les camps staliniens, de même qu’un membre de sa famille à lui…

Or aujourd’hui, ce garçon est un patriote convaincu. Selon lui, Staline est un grand chef et la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine est « sacrée ». Pour tout dire, vu l’esprit général qui prévaut dans les commentaires en ligne, je n’avais pas franchement envie de répondre à sa question. En revanche, j’y ai réfléchi. En effet… Pourquoi est-ce que j’apprends l’ukrainien ?

J’ai su vers l’âge de 16 ans que mes ancêtres juifs étaient d’origine ukrainienne. Avant cela, je n’avais au fond pas la moindre idée de qui était mon grand-père poète, qui s’appelait Saveli Solomonovitch (Shabtai ben Shlomo) Grinberg. Il était né en 1914 à Ekaterinoslav, aujourd’hui Dnipro, avait passé son enfance en Crimée puis vécu à Moscou, et était mort à Jérusalem en janvier 2014 (année 5774 du calendrier hébraïque). C’est mon père qui m’avait révélé, pendant la perestroïka, ce secret de famille (certains savaient, d’autres pas, certains préféraient oublier : en URSS, les Juifs dissimulaient souvent leurs origines à cause d’un antisémitisme systémique ; soit dit en passant, l’antisémitisme systémique du XXe siècle vient en grande partie de l’Empire russe, avec les « Protocoles des Sages de Sion » et le Germano-balte Alfred Rosenberg, mais je m’écarte de mon sujet). Je me souvenais de ce fait, mais je n’avais pas vraiment réalisé quel était mon lien avec l’Ukraine. Quel lien d’ailleurs… ? Un grand-père juif et sa famille originaires de là-bas. Et après ?

C’est je crois à la fin de l’automne 1989, ou peut-être en 1990, à Moscou, dans le squat du mouvement artistique Belaïa reka établi par Sacha Petlioura boulevard Petrovski, que j’ai fait la connaissance de l’artiste odessite Sacha Roïtbourd ; un peu plus tard, je me suis pris d’amitié pour un autre artiste et poète formidable d’Odessa, Dima Ligueros. C’est de là que datent mes liens avec Odessa. Entre 1991 et 2001, je me suis rendu régulièrement dans cette ville, j’y ai vécu un bon moment, j’y ai fait la connaissance d’un grand nombre de gens extraordinaires. Durant toutes ces années, j’entendais souvent parler ukrainien et, peu à peu, sans m’en rendre compte, j’ai commencé à le comprendre assez bien.

Le fait d’avoir fait des études de slavistique à l’université, suivi un cours de vieux slavon, étudié un peu (juste un peu) le serbe, traduit seul à l’aide d’un dictionnaire, du polonais en russe, les paroles de mes groupes préférés Kult et Elektryczne Gitary, tout ceci y a bien sûr contribué : mon cerveau s’est familiarisé avec la sonorité des langues slaves, pour ainsi dire. Un détail qui a son importance. Je suis par exemple parfaitement capable de lire des articles de journaux et de magazines en polonais, je comprends 70 % du texte, et même l’intégralité si je ne suis pas trop feignant pour consulter un traducteur électronique. Pourtant, je ne savais véritablement ni le polonais ni l’ukrainien.

Depuis 2001, je vis à Berlin, et c’est là qu’une deuxième ville ukrainienne est entrée dans ma vie, une ville où, contrairement à Odessa, je n’étais allé qu’une fois, en 1990, y passant seulement quelques heures sur un trajet en stop entre Moscou et la Crimée. Il s’agit de Kharkiv. Vivant à Berlin, j’ai fait la connaissance, au fil des rencontres, de plusieurs personnes intéressantes originaires de cette ville, et puis…

Et puis ce fut 2014. La Moscovie annexa la Crimée, elle fit son Anschluss. Les analogies et parallèles historiques sont hasardeux car des événements apparemment similaires présentent souvent des différences très profondes. Ceci dit, la façon dont le pouvoir en place aujourd’hui au Kremlin reproduit littéralement le style du Troisième Reich est manifeste. Le système poutinien est un mélange bizarre d’impérialisme russe, d’autoritarisme soviétique, d’anti-humanisme nazi et de capitalisme mâtiné de darwinisme social. Banal amalgame ! Comme le béton que l’on brasse dans l’auge et qu’on verse dans l’eau.

J’ai adopté des positions antisoviétiques dès mon adolescence. Lorsque je voyageais en Russie à la fin des années 1980, je ne pouvais pas ne pas remarquer l’aversion particulière qu’inspiraient les Moscovites (j’en étais un moi-même). Mon esprit est ainsi fait que, loin de me rebuter, ce genre de situation m’intrigue. J’ai fini par comprendre de quoi il s’agissait : vue de loin, par ceux qui habitent « au-delà du périphérique », Moscou est une force pesante et étouffante qui pompe l’énergie de ceux qui s’y soumettent et leur confère pouvoir et influence (jusqu’à un certain point toutefois : on te caresse la tête, mais le couteau n’est pas toujours loin de la gorge, selon le dicton). Le fait qu’à Moscou, et partout en Russie, j’avais l’impression d’être un élément plutôt étranger m’a sans doute aidé. Je me sens pareillement étranger, ou extérieur, à Berlin et ailleurs, mais ça, c’est normal. Je suis né à Moscou, après tout. C’est là le hic…

Dès le début de la guerre en Ukraine et la création par les services spéciaux moscovites de « républiques » séparatistes fantoches dans les régions de Louhansk et de Donetsk, j’ai adopté une position pro-ukrainienne : le cours de la vie et l’évolution de ma vision du monde m’y ont pour ainsi dire conduit. Ce qui ne m’a pourtant pas empêché de continuer à me rendre en Russie pour participer à des slams, publier des recueils de poésie, travailler sur des projets de défense des droits de l’homme ou tout simplement passer du temps avec des amis. Je n’étais ni un révolutionnaire ni un opposant, mais je considérais les choses et réfléchissais avec un esprit critique, partisan du système de démocratie libérale que je défends toujours aujourd’hui. Mon dernier voyage en Ukraine, à Kyïv, remonte à 2013.

delfinov
Image : page Facebook de l’auteur

Mon dernier voyage en Russie remonte, lui, à décembre 2021 : lors d’une tournée de poésie qui m’a conduit de Saint-Pétersbourg à Irkoutsk, j’ai soudain ressenti une sorte de tension orageuse dans le climat politique et, de retour à Berlin, je me suis senti beaucoup plus à l’aise que « chez moi », dans ce Moscou engraissé et mutant. Lorsque l’invasion russe de l’Ukraine a commencé, j’ai définitivement adopté la position qui est la mienne aujourd’hui : contre le pays agresseur et pour l’Ukraine. Mais ce n’était pas suffisant pour que je me mette à apprendre la langue, même si presque tous mes amis ukrainiens avaient alors adopté l’ukrainien et que plusieurs de mes connaissances russes l’avaient appris rapidement, assez pour se débrouiller dans la vie courante.

Pas moi. Je devrais peut-être souligner que je ne renie en rien mon origine russe ; au contraire, je raconte à qui veut l’entendre, en toute occasion, bonne ou mauvaise, l’histoire de mes ancêtres et de ma famille, où se mêlent paysans, ouvriers, nobles et Juifs (ces derniers étant d’ailleurs originaires d’Ukraine, comme je vous l’ai dit). Je suis un poète berlinois russophone. Je fais partie des mouvements culturels alternatifs, mais il m’est arrivé, quand je vivais encore en Russie, de participer à des projets financés partiellement par des fonds publics. Les gens changent, la vie est un processus. Dans les années 1990, certaines choses paraissaient moralement acceptables, comme le fait de soutenir Kirienko contre Loujkov dans la campagne pour l’élection à la mairie de Moscou, ou bien d’organiser, avec mes amis du groupe artistique PG, un grand festival de reggae dub en plein air avec Mad Professor venu de Londres. Depuis 2020, je ne collabore plus avec aucune structure russe, et il est peu probable que je retourne un jour en Russie. Mon histoire et mes actions passées sont ce qu’elles sont, et je vous les raconte comme elles sont.

Deux raisons majeures m’ont décidé à apprendre l’ukrainien. Premièrement, il y a quelques années, Ioulia Piatetskaïa a publié des vers du poète et écrivain ukrainien de Kharkiv Maïk Johansen, ainsi qu’un bref article à son sujet. Jusque-là, je ne savais absolument rien de Johansen. Sa poésie et sa biographie m’ont frappé, m’ouvrant une porte sur le monde inconnu de la littérature ukrainienne du XXe siècle, sur l’histoire tragique et fascinante d’une renaissance assassinée. En lisant Johansen, j’ai ressenti la puissance et la beauté de sa poésie, mais il m’est apparu aussi clairement que je ne la comprenais pas : je ne savais pas la langue. Le second élément déclencheur a été le constat que, lorsque mes amis ukrainiens me parlaient en ukrainien, je leur répondais en russe. À ce niveau de discours, je comprenais généralement beaucoup mieux et pouvais soutenir une conversation, mais j’ai soudain saisi ce qui nous séparait : ils étaient bilingues, ils pouvaient passer indifféremment de l’ukrainien au russe, alors que moi, je ne pouvais pas passer à l’ukrainien. Il y avait là un peu d’inégalité. Une légère injustice.

Certains épisodes très personnels, dont je ne parlerai pas ici, sont intervenus dans ma vie, mais vers le milieu de l’année 2024, j’ai miraculeusement trouvé une professeure d’ukrainien et depuis j’étudie, je lis des textes (ma deuxième découverte, après Johansen, a été Mykola Khvyliovy ; et une pile de livres m’attend encore). Plus je pénètre dans ce monde, plus il me révèle de mystères, et les mystères qu’il recèle sont toujours plus nombreux. Savez-vous, par exemple, que la langue ukrainienne est plus riche que le russe ? Simple question d’arithmétique : elle compte beaucoup plus de mots. Elle est plus ancienne.

Je ne déteste pas la langue russe, je déteste la propagande russe et la langue indigente du néo-impérialisme poutinien qui empoisonne l’espace médiatique et culturel. De même que la langue du Troisième Reich a changé et obscurci l’esprit des populations, la langue « rusciste » actuelle, avec sa propagande pour le monde russe, sa « croissance négative », son « opération militaire spéciale » et sa « libération de Marioupol », est une maladie dangereuse et contagieuse dont il est difficile, quoique pas impossible, de guérir. Le Troisième Reich est tombé. Je ne m’aventurerai pas à prédire ce qu’il adviendra de la Moscovie d’aujourd’hui – je ne m’appelle pas Cassandre, mais Alexandre ; je dirai juste que l’avenir qui s’annonce ne se présente pas sous les meilleurs auspices… On verra bien.

Il est temps de conclure. Ma réponse à un ancien ami s’est avérée fort longue, une sorte de conversation avec moi-même finalement. J’espère que dans six mois, j’oserai parler ukrainien non seulement avec mes amis et mes proches mais aussi en toute occasion.

Je conclurai par ces mots de Khvyliovy : « Je suis un rêveur et, du haut de mon intrépidité sans pareille, je crache sur le “scepticisme” baveux de notre époque sceptique. Etc.1 »

Traduit du russe par Fabienne Lecallier

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delfinov bio

Alexandre Delfinov est né à Moscou en 1971 et vit en Allemagne depuis 2001. Poète, journaliste et artiste de spoken word, il a été influencé dans les années 1990 par le conceptualisme moscovite, participant à divers collectifs artistiques et littéraires informels. En 2009, il a cofondé avec Piotr Goriev le projet transculturel PANDA platforma à Berlin.

Notes

  1. En ukrainien dans le texte. (NDT)

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