Ici sont les dragons, Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil
Le dernier spectacle d’Ariane Mnouchkine a bénéficié d’une couverture médiatique considérable, mais qui était concentrée surtout sur la virtuosité artistique de la metteuse en scène et de sa troupe. Nous donnons ici la parole à l’historienne de la littérature Anne-Marie Pelletier, qui a su dégager le principal message du spectacle : la ruine d’un rêve démocratique dans la Russie post-tsariste et l’avènement d’un régime totalitaire sous la férule de Lénine. Un message qui rime avec la réalité tragique de la Russie poutinienne. On attend avec impatience la suite de la trilogie.
Le dimanche 27 avril dernier, la troupe du Théâtre du Soleil sous la conduite d’Ariane Mnouchkine, sa fondatrice en 1964, donnait sa dernière représentation du spectacle Ici sont les dragons, une trilogie en fait, présentée pour l’heure dans le format de sa première époque, sous-titrée 1917, La victoire était entre nos mains. À terme, il s’agit de reparcourir le XXe siècle jusqu’à l’époque contemporaine. Mais c’est bien en résonance avec les événements de notre actualité vive que ce spectacle a été d’emblée conçu. Issu, en l’occurrence, de la sidération et de la révolte éprouvées par Ariane Mnouchkine au petit matin du 24 février 2022, quand Poutine a lancé son « opération militaire spéciale ». Dans l’Europe incrédule, tout un chacun, alors, a avancé des raisons et des explications. Mais sans forcément rejoindre la profondeur du mal qui s’abattait de nouveau sur l’Ukraine. Ariane Mnouchkine, elle, a su que c’étaient les obscures puissances de la tyrannie qui étaient de retour. Les dragons relevaient la tête et faisaient mouvement sous forme de longues colonnes de chars s’enfonçant dans le pays censé capituler au bout de quelques jours. Et avec ces dragons, la terreur russe faisait retour au cœur des villes et des villages, pour une nouvelle séquence de malheur, qui continue aujourd’hui à endeuiller le peuple ukrainien et à mobiliser son héroïsme.
« Hic sunt dracones », c’est ainsi que les cartographes anciens désignaient des terres inconnues, mystérieusement dangereuses, en attente d’exploration. De même, l’invasion russe de l’Ukraine désigne des zones sombres qui restent toujours plus ou moins opaques à notre conscience, celles du soviétisme qui, comme le Novitchok, est un poison lent et qui n’a pas disparu avec l’effondrement de l’URSS. Soviétisme redivivus, qui devrait nous alerter pour identifier les repaires des dragons, dresser la cartographie de leurs territoires, nous préparer ainsi à les combattre et à les vaincre. « Les dragons pondent leurs œufs dans d’innombrables nids », nous préviennent les trois Baba Yaga qui commentent les événements, au fil du spectacle. Il faut donc aller y voir. Il faut remonter jusqu’à la semence du dragon, identifier ses différentes incarnations, qui jalonnent l’histoire de l’URSS jusqu’à l’actualité présente. C’est par elle que commence le spectacle, en faisant apparaître sur un drap tendu en fond de scène l’image de Vladimir Poutine. Une comédienne se précipite pour la lacérer et pour réduire sa voix au silence. Fin de partie pour le tyran. C’est là l’espoir et la confiance qui portent ce grand moment de théâtre.
Un siècle, donc, de tyrannie et de malheur russes à reparcourir, en commençant par ce qui l’a inauguré. Pour cela, revenir au début, à 1917. Revenir à l’immense plaie béante dont Rilke parlait à propos de l’Europe dévastée par la Première Guerre mondiale, et à ce temps d’épouvante sur lequel va venir se greffer l’énorme convulsion de la révolution bolchévique. Pour ranimer cette mémoire, il fallait le spectacle hors norme, haletant d’inspiration, de créativité, de puissance scénique inventé par Ariane Mnouchkine et sa troupe. Les lieux se télescopent, les événements s’entrechoquent, depuis la débandade de l’empire tsariste, les fracas des champs de bataille de Picardie, les quais de Petrograd, la grande boucherie des combats sur des terres improbables, où la neige vient recouvrir de silence et d’anonymat les corps des hommes qui tombent. Le tourbillon frénétique des événements s’installe sur la scène. La fermentation révolutionnaire côtoie les râles des soldats au front. L’histoire s’accélère fébrilement en faisant défiler Nicolas II, un discours de Churchill, le caporal Hitler qui se retrouve épargné par un soldat anglais. Puis ce sera l’actualité toujours plus en surchauffe, avec, pour commencer, la révolution de février 1917. Quand le pain a disparu, les stratégies politiques qui vont se dessiner mettent en conflit mortel lignes réformiste et révolutionnaire, avec la création de nouveaux soviets. Les scènes s’enchaînent brutalement, jusqu’à faire apparaître le train qui, en gare de Finlande, a ramené de Suisse Vladimir Ilitch Lénine. Les lieux se télescopent. Les harangues enfièvrent les insurgés. L’euphorie révolutionnaire fait basculer dans un monde encore imprévisible, mais qui va très vite manifester ses ressorts avec la terreur d’État, qui devient sa marque. L’une des dernières scènes rassemble, dans un bureau à l’atmosphère crépusculaire, Lénine, Trotski et un Staline taciturne, qui guette son heure.
Dans cette grande fresque d’histoire, chacun parle sa propre langue. C’est le parti audacieux adopté par Ariane Mnouchkine. Ainsi les mots ne sortent pas de la bouche des comédiens, mais ils émanent de voix off, tandis qu’un écran de traduction permet au spectateur d’entendre ce qui se parle sur scène en russe, en ukrainien, en anglais ou en allemand. En contrepoint, l’usage de masques, familiers à la pratique du Théâtre du Soleil, les embardées de grotesque et de tragicomique, tout un surlignement expressionniste des événements, renforcent la puissance du spectacle. Des dragons redoutables sont tapis dans l’histoire qui commence ici. D’ailleurs, Dzerjinski, aux côtés de Lénine, vient rappeler aux oublieux que, dès le mois de décembre 1917, le pouvoir bolchévique créait la Tchéka et, avec cet appareil policier de la répression, inaugurait des décennies de terreur d’État. La même qui, en 2021, écrase la Russie du kagébiste Poutine.
Un vaste travail historiographique sert de base à ce spectacle. Car il ne s’agit justement pas de faire du spectacle, mais de tisonner l’histoire, de suivre le tracé censuré (mise à part la brève parenthèse de vérité incarnée exemplairement par Memorial) de l’histoire de malheur et de sang du communisme soviétique, dont l’effondrement en 1991 faisait tellement le désespoir de Poutine. Bien sûr, ce spectacle ne dit pas tout de la folle histoire des mois de 1917. Il assume l’engagement d’un regard, celui d’Ariane Mnouchkine, intrépide, quand il s’agit de retrouver la réalité vraie, sous l’amoncellement des mensonges, de l’histoire réinventée, de l’apologétique délirante du Kremlin. Par voie de conséquence, ce spectacle amène, sans didactisme pesant, à travers des images qui déconstruisent l’imaginaire bolchévique, des vérités qui répugnent encore aujourd’hui à certains. Oui, la Première Guerre mondiale a engendré cette hydre à deux têtes, nommées soviétisme et nazisme. Une proximité que l’on voudrait ignorer, mais qui est furtivement rappelée ici par une brève apparition de Hitler et Staline qui, en dépit du roman national, furent assez proches pour signer le pacte germano-soviétique. Une gémellité scandaleuse qu’attestent, dès 1945, ceux et celles qui eurent le malheur d’être victimes de l’une et l’autre tyrannies. Oui, comme nous le savons mieux que jamais après des travaux comme ceux de Stéphane Courtois, la politique de Lénine contient déjà tout ce qui sera au principe de l’ordre stalinien en matière de terreur, de pratique de la famine et de la déportation des « ennemis du peuple ». N’en déplaise à ceux qui insistent sur les seuls crimes de Staline en cherchant à exonérer Lénine et la révolution bolchévique du pire.
L’histoire qui prend corps dans ces mois de 1917 porte en germe la suite. La nuit qui va tomber sur la Russie obscurcit déjà le ciel. On entrevoit la tragédie des décennies à venir, avec les millions de morts de l’histoire du soviétisme. Une histoire dont Ariane Mnouchkine et sa troupe doivent plus que jamais poursuivre l’inventaire, alors que les dragons avancent sur de multiples fronts. On leur souhaite toute l’énergie nécessaire pour mener à bien ce travail. À sa manière, il prend le relais des voix bâillonnées des historiens russes, de celles de Memorial, de tout le peuple obscur des prisonniers en relégation au fin fond de geôles perdues. La résistance passe par ce retour sur le passé. C’est pourquoi le Théâtre du Soleil a été pendant plusieurs mois l’un de ces hauts lieux de résistance, et il continue à l’être, puisque la création théâtrale s’accompagne ici du souci de secourir matériellement les soldats du front et le peuple ukrainien martyrisé. Soigner les corps abîmés et guérir les esprits du mensonge, voilà qui est un tout. Et voilà qui est une arme véritable, contre laquelle les tyrans se révèlent au bout du compte impuissants.
Professeur émérite des universités, spécialiste de la linguistique, la littérature comparée, l'Ancien Testament et l'herméneutique biblique.