Une nouvelle génération d’artistes perdue ?

La créativité de la jeune artiste Marharyta Polovinko, tuée au front, s’exprimait sous une forme tourmentée à travers son expérience de soldate sur la ligne de front ukrainienne. Les mots d’un camarade récemment mobilisé, lui aussi artiste et jeune père de famille, rappellent crûment que l’armée ukrainienne sacrifie ses meilleurs fils et filles pour donner du temps aux Européens. 

La guerre recèle de nombreuses histoires – celle-ci en est une. Le 5 avril 2025, l’artiste et soldate Marharyta Polovinko fut tuée alors qu’elle servait sur la ligne de front de la guerre totale menée par la Russie contre l’Ukraine. Elle avait 31 ans. Sa mort s’ajoute aux centaines de milliers dont la Russie porte la responsabilité. Et pourtant, pour la communauté culturelle ukrainienne – dans laquelle je suis actif depuis dix ans en tant que commissaire d’exposition en art contemporain –, c’est une perte à la fois profondément personnelle et tragiquement symbolique.

Je ne connaissais pas bien Marharyta. Nous nous croisions de temps à autre lors de vernissages, où nous échangions quelques mots cordiaux, et nous nous suivions sur les réseaux sociaux. Pourtant, sa mort a eu l’effet d’un miroir brisé – une violence intime. En la pleurant, j’ai appris que nous étions nés le même jour, en 1994.

Il y a une proximité terrifiante dans cette coïncidence. J’ai appris sa mort alors que je servais moi-même dans l’armée ukrainienne, ayant été mobilisé un mois auparavant. Être appelé sous les drapeaux suscite des sentiments complexes. Je suis un homme de 31 ans, citoyen d’un pays en guerre. Je suis originaire de Louhansk, une ville de l’est de l’Ukraine occupée par la Russie depuis 2014. Ma famille a fui lorsque les troupes russes ont pris le contrôle de la ville. À l’époque, j’étudiais à Kyïv, et je n’ai pas eu l’occasion de rentrer chez moi depuis.

Après trois ans de guerre à grande échelle, j’ai toujours été prêt à rejoindre l’armée. Pourtant, je ne me suis pas porté volontaire pour le service militaire. Avec ma femme, nous élevons ensemble notre petit enfant. J’ai souvent assumé le rôle de parent au foyer, afin de soutenir sa carrière. Mais l’État a décidé qu’il avait besoin de moi, et j’accepte cette décision – même si cela me fait souffrir d’être éloigné de ma famille. J’espère pouvoir m’acquitter de ma dette envers des personnes comme Marharyta, qui nous ont offert ce temps.

C’est du sang, c’est de la douleur, c’est de la souffrance

Avant la guerre, Marharyta Polovinko peignait sa ville natale, Kryvyï Rih, et les figures fragiles de la société post-industrielle. Diplômée de l’Académie nationale des beaux-arts et d’architecture de Kyïv, elle créait des portraits réfléchis, souvent bruts, de la vie en périphérie. Sa peinture de 2019 Trois Grâces de l’urbanisation, réalisée à partir de gouache, de charbon, de pierres et de papier, ne représentait pas une muse idéalisée, mais la beauté accablée de la vie parmi les terrils, les cliniques psychiatriques et le béton en ruine. Dans l’une de ses œuvres les plus saisissantes, Habitants de Kryvyï Rih près du refuge de nuit, elle révélait non seulement l’esthétique de ceux qui sont à la marge, mais aussi leur dignité.

Comme l’œuvre d’autres artistes ukrainiens, l’art de Polovinko a muté en 2022. Elle a commencé à dessiner compulsivement. Ses matériaux sont devenus symboliques : dessins réalisés avec des stylos à sec, voire avec du sang, pour transmettre la douleur brute et non filtrée de sa génération. « L’art est venu à moi là où c’était le plus insupportable sans lui », disait-elle dans une interview en 2023. Mais elle reconnaissait aussi que ses dessins de guerre semblaient impossibles à partager : « C’est du sang, c’est de la douleur, c’est de la souffrance. C’est une matière qui n’a pas sa place. Je ne veux pas qu’elle existe. »

Pourtant, elle a continué à dessiner – même après s’être portée volontaire pour évacuer des soldats blessés à bord de véhicules médicaux sur la ligne de front. Elle dessinait pendant les pauses entre les missions à Mykolaïv et Kherson. Son œuvre a commencé à refléter non seulement l’horreur collective véhiculée par les nouvelles, mais aussi des souvenirs profondément personnels, des portraits de camarades, de la mort, de la survie.

Au moment de sa mort, Polovinko avait rejoint l’armée ukrainienne en tant que soldate. Ses camarades se souviennent d’elle comme d’une personne courageuse, honnête et déterminée – quelqu’un qui « faisait plus que ce qu’on lui demandait ». Elle a été tuée lors d’une mission de combat, arme à la main – avec dignité. Elle a été enterrée le 11 avril dans sa ville natale, Kryvyï Rih, dans l’Allée de la Gloire.

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Dessin de Marharyta Polovinko // Son compte Instagram

Une génération au bord du gouffre

Dans un essai précédent, où j’évoquais la possibilité de retourner dans ma ville natale de Louhansk, j’écrivais : « La violence en Ukraine est une logique totale, importée dans notre pays par la Russie. Avant de parler de reconstruction, nous devons comprendre que le retour vers nos territoires sera mené par les soldats, les partisans, ceux qui seront les premiers à le reconquérir. » Cette déclaration avait été faite depuis une position de distance théorique. Aujourd’hui, je la réécris de l’intérieur même de cette logique – et depuis le deuil qu’elle engendre.

Même avant ma mobilisation, je percevais un nouveau sentiment au sein de ma génération. Nous avons grandi dans les années 1990 avec l’idée que la liberté était déjà acquise. Mais au cours de la dernière décennie, à mesure que nous devenions adultes, nous avons dû apprendre ce que signifie lutter pour la dignité. Aujourd’hui, alors que nos villes brûlent et que nos proches tombent, nous comprenons que cette lutte est loin d’être terminée. Cette prise de conscience s’accompagne non seulement d’un deuil, mais aussi d’une profonde douleur générationnelle. Une douleur née du fait de voir ses pairs mourir – non pas dans un accident ou à cause d’une maladie, mais sous les missiles et les balles.

Ma génération d’acteurs culturels est en train d’être transformée par la perte. À l’image de ceux qui ont résisté à l’oppression soviétique et payé de leur vie pour avoir écrit en langue ukrainienne ou porté l’idée nationale, nous apprenons à inscrire notre volonté et notre défi dans l’histoire. Cette guerre est en train de nous forger – sa souffrance brute, qui laisse en soi une trace indélébile, se transforme en une urgence de dire et de se souvenir.

À travers cette guerre, la production culturelle en Ukraine se poursuit, en témoignage de la valeur durable de l’art face à la destruction. Les artistes, écrivains et penseurs ukrainiens poursuivent leur travail, même si la guerre rend leur pratique de plus en plus précaire. Nous apprenons à nous souvenir, à résister, à parler dans une langue qui porte à la fois le poids du passé et l’urgence du présent.

C’est dans ce contexte que l’exposition Concernant la fourmilière avant la pluie, que j’ai récemment co-organisée avec ma femme Oleksandra Pogrebnyak au musée The Stein Studio à Kyïv, raconte des histoires autour de la possibilité fragile de se préserver au milieu de bouleversements historiques profonds. Elle explore la relation complexe entre la modernisation et l’expérience du déplacement, révélant comment les grands projets géopolitiques et d’infrastructure non seulement transforment les paysages, mais déstabilisent aussi le sentiment d’agir et la subjectivité.

Nous avons ouvert l’exposition par une minute de silence. J’ai rédigé mes mots d’introduction depuis le camp d’entraînement, et Oleksandra les a lus au public en mon nom.

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Marharyta Polovinko

Quand la clarté morale compte

La mort de Polovinko est plus qu’une tragédie personnelle. C’est un réquisitoire. C’est un miroir tendu au monde occidental, qui s’est habitué à détourner le regard. Un monde où la complexité géopolitique éclipse trop souvent la clarté morale. Pour les Ukrainiens, ce n’est pas une option. La clarté morale se vit. Elle est enterrée dans les cimetières de Kryvyï Rih, peinte avec du sang et de l’encre bleue sur la ligne de front.

Ne détournez pas le regard du visage souriant de Marharyta. Sa mort ne doit pas devenir une note de bas de page. Elle ne doit pas non plus finir comme un simple nom de plus dans les archives de la guerre ou comme un « talent perdu » dans quelque future exposition consacrée à une autre génération sacrifiée de l’art ukrainien [allusion à la « Renaissance fusillée », la génération d’artistes et d’écrivains ukrainiens décimée sur ordre de Staline dans les années trente, NDLR]. Nous ne sommes pas encore une génération perdue. Mais nous sommes en danger. Honorez Marharyta. Honorez l’Ukraine.

Nous remercions la rédaction d’Eurozine de nous autoriser de publier ce texte.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire la version originale

tchepourniy bio

Dmytro Chepurnyi est un commissaire d’exposition, poète et écrivain ukrainien, né à Louhansk et vivant à Kyïv avant d’être envoyé sur le front. Il s’est fait connaître pour son engagement dans la recherche et la médiation artistique autour des questions liées au Donbass, à la mémoire, à l’écologie et aux transformations sociales en Ukraine contemporaine.

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