Notre autrice partage ses impressions sur la récente série télévisée lettone, Soviet jeans, qui décrit l’atmosphère des années 1979-1980 en Lettonie, pays occupé depuis 1945 par l’URSS et qui vivait sous l’étroite surveillance du KGB, comme les autres républiques soviétiques. La série raconte pourquoi acheter, vendre, coudre, porter un jeans en URSS avait tout à voir avec la désobéissance civile, la contestation, la protestation, la révolte. Une excellente plongée dans le passé soviétique !
C’est une évidence aujourd’hui : même pour les plus exigeants, les séries télévisées, qui plus est les mini-séries, atteignent un niveau exceptionnel de qualité artistique et remplacent parfois non seulement le cinéma, mais aussi la littérature, le roman dans sa fonction narrative, particulièrement les sagas familiales. De plus en plus, les séries sont bien écrites, leurs trames bien ficelées sont nourries de connaissances précises et fondées, leurs dialogues sont pleins d’esprit. On se délecte de la fiction, on aime ces personnages, on apprend des choses sur des pays proches et lointains, sur l’histoire ancienne et moderne. Tout simplement excellente, la mini-série télévisée lettone (en 8 épisodes) Soviet Jeans, est à regarder absolument. Elle est disponible actuellement sur la plateforme d’Arte. Toute fraîche, datant de l’année dernière, elle a été très justement remarquée à Séries Mania 2024 : l’acteur du rôle principal Kārlis Arnolds Avots a reçu le prix du meilleur acteur et toute la série, le prix du public.
Le réalisateur du Soviet jeans s’appelle Staņislavs Tokalovs, il est également scénariste de la série, ainsi que de trois autres films, dont le documentaire Everything Will Be Alright, primé au Tallinn Black Nights Film Festival. Il a l’air jeune et ressemble au personnage principal de sa série – Renārs Rubenis, joué par Kārlis Arnolds Avots. Mais si son âge et ses origines expliquent la justesse de la « description » du lieu (Riga) et de la psychologie du héros principal, l’incroyable compréhension de l’époque dont cette série témoigne ne va pas de soi et doit être appréciée et applaudie spécialement. L’œuvre déploie en effet une reconstruction épatante de l’atmosphère des années 1979-1980 en Lettonie, pays occupé depuis 1945 par l’URSS, transformé en l’une des républiques-sœurs soviétiques socialistes. Pour quelqu’un qui, comme l’auteure de ces lignes, a vécu en URSS durant ces années-là, le sentiment du déjà-vu est complet. Il ne s’agit pas seulement des détails de la vie quotidienne, des intérieurs, des coiffures, des vêtements, mais aussi et surtout de la caractérisation des personnages : visages, corps, allures, manières de sourire, de marcher, de manger, de mentir. Bref, je témoigne : dans cette série, tout un habitus soviétique est reconstruit d’une manière juste, vraie, poignante. Dans une société totalitaire fondée sur le contrôle complet de la moindre manifestation de la vie, tout, absolument tout peut devenir objet de persécution. N’importe qui, à tout moment, peut devenir victime de la surveillance du KGB, et y laisser sa santé physique et mentale, sa liberté voire sa vie. N’importe quoi peut servir de raison aux agents de l’Ordre ou, plutôt, de prétexte à la persécution. Dans Soviet jeans, c’est le jeans américain, totalement absent du commerce (comme d’ailleurs tant d’autres produits moins exotiques), objet aussi bien de désir ardent pour la jeunesse soviétique de ces années-là, que d’interdiction drastique de la part d’un régime débile. Ce rêve de jeans… on ne pourrait choisir de meilleur thème pour explorer les abîmes d’un monde liberticide.
La série narre l’histoire drôle et tragique d’un jeune et charmant costumier, employé dans un théâtre de Riga, qui revend occasionnellement des produits interdits y compris des jeans, qui est surveillé de près par son ami d’enfance, l’agent du KGB Māris (merveilleusement joué par Igors Šelegovskis). Le héros tombe amoureux d’une metteuse en scène finlandaise, Tina (jouée par Aamu Milonoff) et se retrouve interné en hôpital psychiatrique. Arrêtons-nous là pour ne rien gâcher aux spectateurs qui suivront notre conseil.
Cette série est au fond une authentique réflexion sur la liberté. Qu’est-ce qu’un pantalon – même un jeans – a à voir avec la liberté ? Tout, répond Staņislavs Tokalovs, dans l’esprit des Mythologies de Roland Barthes. Et il a mille fois raison. Acheter, vendre, coudre, porter un jeans en URSS avait tout à voir avec la désobéissance civile, la contestation, la protestation, la révolte.
Un compte rendu très récent de cette série dans l’Humanité nous apprend que le jeans était un soft power du capitalisme visant à déstabiliser l’URSS. Que la série, qui ne le montre pas assez, est occidentalo-centrée… Mais, pardon, sur quoi un réalisateur letton doit-il être « centré » ? Est-ce que l’auteur de l’article dans l’Humanité a regardé la carte de l’Europe ? On apprend aussi, grâce à lui, que les besoins essentiels des citoyens soviétiques étaient bien satisfaits, que ne manquait en fait que le superflu et que – quel dommage ! – « la liberté ne s’exprime ici [dans cette série] que par la consommation », alors que sans doute elle pourrait s’exprimer par… Mais par quoi pourrait-elle s’exprimer, cette liberté en URSS, en 1979-1980 ? Par des discours politiques ou par des manifestations ?
Dans leurs nombreux textes et interviews, les dissidents russes évoquent tous la même erreur fatale qu’ils ont commise dans les années 1990, erreur qui a permis le retour du KGB au pouvoir en Russie, erreur qu’il ne faudrait pas répéter si un jour une autre occasion de réformer le pays se présente : cette faute grave a été de renoncer à la « lustration », à la mise au ban des anciens agents du KGB, laquelle a été entreprise dans la plupart des pays du « bloc de l’Est » libérés après la chute du rideau de fer. La lustration a eu lieu en Lettonie, elle a eu lieu en Ukraine après 2014. Elle n’a jamais eu lieu en Russie. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui un jeune cinéaste letton est capable, avec autant d’intelligence et de finesse, d’en rire et d’en pleurer. Cette interdiction (ou pas) de retour au pouvoir des services secrets répressifs explique une bonne part de ce qui nous arrive aujourd’hui. Quant à l’Humanité, il y a des loyautés qui font plaisir à voir !
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.