L’ancien oligarque et prisonnier de Poutine (arrêté en 2003, libéré en 2013) réfléchit de longue date aux transformations qui seraient nécessaires à la Russie pour sortir de la tyrannie. Dans son livre, Comment tuer le dragon ? Un manuel pour les aspirants révolutionnaires paru en ligne en 2023 en russe et en anglais, Mikhaïl Khodorkovski propose des solutions : fédéralisation, pouvoir réel pour les autorités locales, redistribution des richesses nationales. Nous en publions des extraits.
La chute de Poutine est une éventualité à laquelle je crois fermement. Comme tout homme, il est mortel, et avec lui, le pouvoir actuel s’écroulera. Toutefois, c’est le poutinisme, le stalinisme et les racines profondes de l’autocratie qui, si les conditions actuelles perdurent, menacent de ressurgir en Russie. Identifier des coupables est un exercice simpliste ; les vrais responsables sont les fondements objectifs et systémiques qui, ancrés dans les structures du pouvoir russe, pourraient corrompre tout successeur en un nouveau despote. Ces forces sont d’une puissance implacable, modelant selon leur volonté les acteurs au sommet de l’État. Même les plus nobles des révolutionnaires peuvent ainsi devenir des parodies de libérateurs, régressant en tyrans et répresseurs, entourés d’un cercle loyal de fidèles aussi vils que serviles. Le nom de ces dirigeants importe peu ; le système politique russe a le pouvoir de les transformer tous sans exception. C’est donc moins Poutine qui a façonné la Russie à son image que la Russie elle-même qui a fini par dévoyer Poutine. La reconnaissance de ce cycle pernicieux m’oblige à rechercher des mesures pour contrer ce fléau.
Ma vision est claire : persuader les défenseurs de la liberté — ceux qui rêvent d’une Russie émancipée pour les générations futures — que notre objectif ne pourra être atteint qu’en établissant une réelle république parlementaire fédérale, enrichie d’une forte autonomie locale. Outre la nécessité d’évincer un dictateur, de mettre au grand jour les méfaits de son régime, d’instaurer des principes démocratiques de base et de réhabiliter la justice, il est impératif d’ancrer ces changements profondément dans la société russe afin qu’ils ne soient pas éphémères.
Or la transition vers une république parlementaire — où le gouvernement est issu d’une coalition représentative des différentes forces politiques, élues par le peuple — n’est qu’un aspect de la transformation nécessaire. La viabilité à long terme de ce système dépend de réformes structurelles globales. Parmi ces dernières, l’adoption d’un fédéralisme authentique et l’accroissement de l’autonomie municipale sont fondamentaux. Sans ces fondations robustes, une république parlementaire ne peut être viable.
Pour sortir définitivement du bourbier autoritaire et s’engager fermement sur la voie de la démocratie, l’association entre une république parlementaire et le fédéralisme n’est pas une option mais une nécessité. Et pour empêcher que ce système ne devienne un simple paravent pour l’autoritarisme, il doit impérativement s’appuyer sur de vrais principes fédéraux.
C’est là l’essence d’une révolution profonde : une nation habituée, pendant des siècles, à être surveillée d’en haut doit aujourd’hui apprendre à se percevoir d’en bas. La démarche est logique, quoique complexe. Les épisodes démocratiques en Russie sont extrêmement rares ; ce sont plutôt les traditions anti-démocratiques qui prédominent. La société civile, n’ayant pas eu l’opportunité de s’épanouir pleinement, se trouve aujourd’hui presque entièrement anéantie. Même dans un environnement idéal — ce qui est loin d’être notre réalité actuelle —, il faudrait des années pour renforcer la société civile et la ramener au moins à son état antérieur, qui était déjà marqué par une certaine immaturité. Le paysage partisan russe est en jachère, tant au niveau fédéral que local, composé soit de contrefaçons politiques créées par le pouvoir en place, soit de cercles marginaux gravitant autour de micro-leaders sans base populaire substantielle.
Face à ces circonstances, quelle pierre angulaire peut garantir la stabilité d’un système parlementaire en tant qu’antithèse à l’autocratie ? Quel est le pilier dans un monde de faiblesse apparente ? La réponse réside dans les régions. Seules les élites régionales, pourvues de leurs intérêts locaux, de leur identité propre et de leurs liens séculaires, ont le potentiel d’être des acteurs au sein du théâtre politique russe contemporain. Si elles appuient la mise en place d’une république parlementaire, celle-ci pourra fleurir. Autrement, elle ne sera qu’un fantasme de plus dans l’histoire russe. Une république parlementaire n’est envisageable que sous les auspices d’une structure fédérale solide, où les finances et la vie au niveau local appartiennent véritablement à ceux qui résident dans les territoires concernés.
Pourquoi le fédéralisme revêt-il une telle importance pour la Russie ? Le pays, avec sa riche diversité culturelle, religieuse et économique, ne peut être un État unifié que sous la poigne d’une dictature qui étouffe et uniformise les particularités locales. En l’absence de cette poigne, il serait illusoire d’imaginer harmoniser l’existence d’entités aussi diverses que Moscou et Grozny, Kazan et Magadan, Kaliningrad et Khabarovsk, Saint-Pétersbourg et Kemerovo. Si nous ambitionnons l’avènement d’une démocratie, nous devons favoriser l’émergence d’entités multiples — non seulement économiques, mais également politiques. Fait notable, l’Empire russe, si idolâtré par les partisans de Poutine, n’était pas monolithique sur le plan politique. À titre d’exemple, il a vu coexister, pendant des siècles, l’autonomie relativement européenne de la Finlande et les khanats d’Asie centrale. La démocratie en Russie doit, par nature, embrasser un pluralisme structurel, et la forme politique de ce pluralisme dans le contexte actuel ne peut trouver son expression que dans le fédéralisme.
Cependant, atteindre cet idéal est loin d’être aisé. Pourquoi la Russie tend-elle constamment vers un étatisme centralisé exagéré ? La raison est historique : dès que le pouvoir central s’affaiblit et délègue une portion considérable de ses prérogatives aux entités locales, des seigneurs locaux ambitieux et corrompus font leur apparition, chacun s’avérant souvent plus rapace et nocif que le souverain moscovite. En conséquence, les citoyens se sont régulièrement tournés vers Moscou en quête de protection contre ces petits potentats et des brigands à leurs ordres, protection que la capitale a historiquement assurée. Un tsar affaibli engendre des seigneurs puissants, qui se font petits sous un tsar puissant. Comment donc briser ce cercle vicieux ?
Une solution existe. La mise en place d’une troisième force, indépendante des deux extrêmes, est essentielle. Elle est bien connue, car c’est précisément ce que le régime de Poutine a tenté d’éliminer ces dernières années : l’autonomie locale. Un gouverneur qui s’érige en despote pendant que le pouvoir central regarde ailleurs peut être contré et équilibré par un maire ou un préfet indépendant et autonome. Si le potentat régional est confronté à l’autonomie locale, il se métamorphosera en une sorte de monarque constitutionnel de province. De son côté, l’autonomie locale, par instinct, chercherait l’appui de Moscou, renforçant ainsi le pouvoir central. Cela favoriserait l’équilibre du système, ajoutant ces mécanismes de contrôle et d’équilibre indispensables à une véritable démocratie.
Une justice indépendante ne peut s’élever que sur la base de cette tripartition. Car les relations au sein de ce triangle ne seront jamais idylliques ; il y régnera un état de conflit perpétuel, à moins d’avoir un arbitre ayant l’autorité et le respect universels. Un pouvoir judiciaire indépendant ne peut émerger sans un besoin profond ressenti par les élites. Ces élites fortes n’existent plus en Russie moderne, excepté au niveau local : tout a été éradiqué. Le centre, les régions et l’autonomie locale doivent chacun aspirer à un intermédiaire capable de faire respecter la législation en vigueur. C’est dans ce contexte que l’idée d’une justice véritablement indépendante pourrait enfin s’ancrer en Russie.
La période de transition exige une stratégie et une rigueur des plus avisées. Une conviction demeure : l’ère succédant directement à celle de Poutine sera d’une durée restreinte, de deux ans tout au plus. Cette fenêtre critique déterminera si la force politique le remplaçant parviendra à asseoir sa légitimité. Si le gouvernement de transition ne réalise pas de progrès significatifs dans ce laps de temps, deux issues se dessinent : soit il s’orientera vers une dictature de fer, soit il sera renversé par un soulèvement populaire.
Le gouvernement qui affrontera cette transition devra surmonter des difficultés herculéennes : résoudre des problèmes enracinés depuis des décennies, dans un contexte de crise économique profonde et de fragmentation sociale frôlant la guerre civile. Comment, dans ces conditions, s’assurer du soutien de la population ?
Si l’on met de côté les succès éphémères basés sur un rejet universel de l’ancien régime, la voie viable sera d’adhérer à une politique sociale, abordant les besoins économiques primordiaux de la population. C’est en percevant que les actions du gouvernement favorisent leurs intérêts économiques à long terme que les citoyens seront prêts à endosser politiquement les défis de cette période de transition. En somme, toute transformation radicale en Russie doit s’accompagner d’une inclinaison nette vers la gauche, s’alignant prioritairement sur les aspirations économiques et sociales de la population générale plutôt que sur celles des élites.
Si les réformateurs des années 1990 avaient concilié leur politique sociale avec les attentes populaires, le poutinisme n’aurait probablement jamais émergé. De même aujourd’hui, si les opposants au régime ne promettent pas à la population une politique sociale et économique convaincante, leurs ambitions politiques demeureront vaines. Ces promesses doivent être réellement convaincantes. Il est donc primordial de fournir des garanties immédiates. Or, ces garanties existent et pourraient être offertes par le gouvernement de transition en échange d’un soutien à long terme à un ambitieux programme de réformes. Il s’agit du rétablissement des droits du peuple à une part équitable de la rente naturelle, injustement siphonnée durant les années 1990.
La rente provenant de la vente des matières premières, pilier de la richesse russe, est théoriquement gérée par l’État mais, dans les faits, elle est appropriée par une oligarchie mafieuse se substituant à la souveraineté nationale. La force qui remplacera le régime devra garantir une distribution de la rente plus juste. Puisque la confiance dans toutes formes d’autorité étatique est érodée, une méthode radicalement différente peut être envisagée.
Une stratégie novatrice pourrait consister à ôter à l’État son rôle d’unique gestionnaire de la rente en question. La Russie est aux prises avec deux problèmes endémiques : le système des retraites, qui maintient une grande partie des retraités dans la pauvreté, et la distribution équitable des revenus générés par les ressources naturelles. Pourquoi ne pas envisager une solution où les revenus issus de la vente des ressources énergétiques, d’ores et déjà comptabilisés à part, seraient injectés directement dans des comptes d’épargne individuels gérés par le Trésor public ? Les montants nécessaires pour assurer des retraites dignes et ceux provenant de l’exploitation des ressources naturelles sont comparables, d’où l’intérêt de les relier. Ainsi, les citoyens russes auraient un contrôle direct sur la rente en court-circuitant la bureaucratie tentaculaire et mafieuse actuelle. Cette réforme pourrait être mise en œuvre dès l’accession au pouvoir d’un nouveau gouvernement, offrant ainsi une base solide pour le soutien à d’autres transformations structurelles.
Cependant, rétablir la confiance entre l’État et la société est un défi de taille, en particulier à cause du lourd héritage des privatisations controversées et fondamentalement léonines des années 1990. À ce jour, une fraction criminelle de l’élite possède et contrôle une partie conséquente des richesses publiques. Faute de liquider cette propriété parasitaire, il sera vain de s’engager sur la voie de réformes démocratiques, car tout bien non redistribué servira à s’opposer aux initiatives progressistes. De plus, l’absence de réappropriation de ces biens inhiberait le soutien populaire nécessaire à tout gouvernement cherchant à rompre avec le régime précédent.
Par conséquent, l’une des priorités du gouvernement de transition inclura la nécessité d’exproprier les actifs jugés parasitaires associés au clan de Poutine. Ces richesses devront être confiées à des fonds d’investissement publics placés sous la tutelle du Parlement. Les profits générés par ces entités devraient irriguer le financement de programmes sociaux, en particulier ceux liés à l’éducation et à la santé, en redirigeant ces capitaux vers des comptes d’épargne personnels accessibles à l’ensemble des citoyens. Cette initiative, envisagée comme une forme de réparation, visera à corriger les erreurs passées liées à la privatisation et aspirera à un rééquilibrage de l’équité sociale et économique.
Dans le contexte actuel, où un régime de terreur politique régit la Russie, la capacité de la société à résister aux mesures autoritaires est entravée. Néanmoins, l’histoire a prouvé que la pérennité d’un tel système est illusoire ; il finit invariablement par être victime de ses propres excès autoritaires. Le régime de Poutine n’y échappera pas. Si influencer directement son cours peut sembler aujourd’hui hors de portée, il reste tout à fait envisageable de modeler la cadence de la reconstruction qui suivra sa chute. Celle-ci dépendra essentiellement de la maturité de réflexion des élites, de la pertinence de la reconstruction narrative de l’histoire russe, de la définition d’orientations claires et réalisables, et surtout, de la conception d’un plan d’action détaillé.
Je nourris la conviction que la résurrection de la Russie en tant que république parlementaire, véritablement fédérale et dotée d’une forte autonomie locale, peut servir de levier pour briser définitivement le cycle de l’autocratie. Toutefois, je demeure conscient que la réalisation de cette ambition en Russie ne peut s’accomplir qu’à travers un tournant à gauche. Mon dessein politique actuel est de forger un consensus large, non seulement autour de cette aspiration, mais également sur les stratégies à déployer pour sa concrétisation.
Traduit du russe par Gina Poitou.
Version originale en russe et en anglais.
Mikhaïl Khodorkovski est l'ancien PDG du géant pétrolier Ioukos, ancien prisonnier politique, figure de l'opposition russe en exil, fondateur du mouvement Russie ouverte et de plusieurs médias en ligne, président du Comité antiguerre de la Russie. Après avoir été la première fortune russe, il a fait dix ans d'incarcération. Il a été gracié par Vladimir Poutine et libéré en décembre 2013.