L’Ukraine dans l’enseignement supérieur et la recherche en Russie

Les prétentions « historiques » du président russe Vladimir Poutine, affirmant que la Russie et l’Ukraine constituent « une seule nation », s’accompagnent de fausses preuves sur la « déficience » de la nation et de l’État ukrainiens. Le Kremlin essaie de légitimer et de normaliser par ces mensonges l’agression militaire en cours, les répandant dans l’enseignement supérieur et la science russes. Cet article est le sixième volet du projet du Centre pour l’intégrité démocratique (Vienne), « Russia’s Project “Anti-Ukraine” », dont Desk Russie est le partenaire francophone.

Les études sur l’Ukraine dans les universités russes

Une politique agressive de révision de l’histoire fait depuis longtemps partie du projet idéologique du Kremlin1. Tous les événements, de l’annexion de la Crimée à la phase ouverte de l’agression militaire contre l’Ukraine, auraient une explication « historique ». À cet égard, Poutine a emprunté à Joseph Staline la pratique consistant à rédiger des « articles savants » discutant de divers aspects de l’histoire complexe du XXe siècle ; ses discours publics contiennent régulièrement des références à des événements historiques. L’un de ces « articles savants » de Poutine est l’essai « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », qui expose sa vision de l’histoire ukrainienne. Dans cet article, qui fait référence au passé historique commun de la Rous’ pré-mongole, Poutine affirme qu’il n’y a pas de différence entre les peuples russe et ukrainien, que l’annexion des terres ukrainiennes au Grand-Duché de Moscou était « démocratique » et que la principale source du nationalisme ukrainien se trouvait à l’étranger et aurait reflété les intrigues politiques de l’Autriche et de la Pologne à l’encontre de la Russie. En d’autres termes, l’article de Poutine nie l’identité de la nation ukrainienne avant la Révolution russe, affirmant que l’Ukraine a été créée par le pouvoir soviétique. Enfin, l’Ukraine serait désormais « sous administration extérieure », avec l’objectif de transformer l’Ukraine en « anti-Russie » et de saper ainsi la puissance et la grandeur de la Russie.

L’interdiction de facto de discuter de points de vue alternatifs à ceux de Poutine touche la recherche historique, sociologique et politique ainsi que le contenu des programmes universitaires.

En ce qui concerne la recherche, le débat dans les études ukrainiennes a longtemps eu un caractère nettement idéologique. Par exemple, dès 2015, des auteurs discutant de la pertinence des études ukrainiennes en Russie ont directement appelé à les opposer aux « études ukrainiennes occidentales », qui auraient toujours eu « un parti pris idéologique anti-russe ». Par conséquent, la tâche des études ukrainiennes russes consisterait à « briser un blocus tacite, à sortir de l’isolement et à présenter leurs points de vue à un public international ». Toutefois, avant l’invasion russe à grande échelle en 2022, les principaux historiens des centres de recherche russes et ukrainiens ont tenté de maintenir une communication académique2. Mais, après le déclenchement de l’agression à grande échelle, ce travail a complètement cessé.

Comme l’affirme l’historien russe Viktor Mironenko, participant au projet de recherche russo-ukrainien (voir ci-dessous), dans un article intitulé « Comprendre l’Ukraine », les personnalités politiques et chercheurs russes semblent avoir commencé à considérer tout ce qui se passe en Ukraine exclusivement sous l’angle des « intrigues de divers éléments anti-russes ». En conséquence, cette perspective influe sur le principal mécanisme de formation de la politique scientifique dans les études ukrainiennes : l’octroi de subventions et l’orientation officielle des principaux centres d’études ukrainiennes.

Jusqu’en 2013, le travail de coopération le plus important a été réalisé par la commission russo-ukrainienne des historiens, qui a étudié les questions complexes et controversées des relations entre la Russie et l’Ukraine. Cette commission était coprésidée par Alexander Tchoubarian (Institut d’histoire mondiale de l’Académie des sciences de Russie) et Valeriy Smoliy (Institut d’histoire de l’Ukraine de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine). La Commission comprenait également Viktor Mironenko, Alexeï Miller et Tatiana Taïrova-Yakovleva. Après l’annexion de la Crimée, les travaux de la Commission ont failli s’arrêter. Néanmoins, deux autres réunions informelles ont eu lieu en Autriche, au cours desquelles certains membres de la Commission ont tenté de poursuivre le dialogue.

En 2020, les historiens russes membres de la Commission ont publié la monographie The History of Ukraine, qui a constitué la dernière tentative d’historiens russes sérieux de participer au dialogue scientifique entre Russes et Ukrainiens. Après le début de l’agression russe à grande échelle contre l’Ukraine, pratiquement aucun historien russe reconnu (Alexeï Miller3 et Nikita Lomaguine4 sont pratiquement les seules exceptions) n’a participé à la production des textes sur l’histoire, la culture et la politique de l’Ukraine qui reprennent la propagande officielle russe.

L’invasion à grande échelle a touché différemment les principaux chercheurs ukrainiens de Russie. Tatiana Tairova-Yakovleva, directrice du centre d’études ukrainiennes de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, a été licenciée pour ses déclarations anti-guerre dès juin 2022. Au même moment, en mars 2022, l’Université de Saint-Pétersbourg a lancé un cours en ligne intitulé « Ukraine : Morphologie et mythologie », qui proposait une discussion sur « la crise systémique qui avait affecté l’Ukraine depuis 2014 », avec des sujets tels que « l’histoire et les mythes dans la formation de l’État ukrainien », « les processus sociaux et les particularités de l’orientation de la politique étrangère et de la société ukrainienne », et « la guerre de l’information en Ukraine ». Il est assez révélateur qu’un tel cours, proposé par l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, ait été élaboré non pas par la principale experte de l’université en matière d’histoire ukrainienne, Tairova-Yakovleva, mais par Nikolaï Mejevitch, connu pour son parti pris idéologique.

La situation du Centre d’études ukrainiennes de l’Institut d’études européennes de l’Académie russe des sciences est tout à fait différente. Malgré les pressions politiques évidentes, le directeur du centre, Viktor Mironenko, continue de publier des articles qui témoignent d’une position très équilibrée, quoique manifestement modérée, et ne diffuse pas de stéréotypes anti-ukrainiens flagrants ni de déclarations idéologiques ; ses publications respectent les principes académiques, font preuve d’un grand tact et sont neutres sur le plan stylistique. 

La période qui a suivi 2014 a vu le renforcement du rôle de centres et initiatives officiellement non étatiques dans la production de divers types de projets et d’études idéologiques visant à légitimer l’agression militaire contre l’Ukraine, et à faire avancer les arguments sur le « néonazisme en Ukraine » et le « coup d’État de 2014 ». Par exemple, en 2023, l’Institut d’études et d’initiatives de politique étrangère dirigé par la politologue Veronika Kracheninnikova a publié un livre — coécrit avec le chercheur Dmitri Sourjik — intitulé Ukrainian Nationalism in the Service of the West, qui, en reproduisant les clichés soviétiques, parle de « l’idéologie nationaliste stimulée de l’extérieur et des représentants de la diaspora émigrée ayant des liens avec les services de renseignement étrangers importés dans l’élite [ukrainienne] »5.

Ces pratiques idéologiques ont également joué un rôle dans les décisions de financement de la Fondation scientifique russe (FSR), le principal instrument de subvention en Russie pour le développement des sciences humaines et sociales. Par exemple, une demande de subvention soutenue par la RSF en 2014 commence par affirmer que « la montée du nationalisme ukrainien est une conséquence de la profonde crise socio-économique et politique dans laquelle l’élite a plongé le pays au cours des dernières décennies, les origines de la crise étant enracinées dans le passé ». Ce texte affirme également que les « intérêts géopolitiques » sont au cœur du conflit, que les parties à la confrontation sont les États-Unis et la Russie, et que « la restitution de la Crimée a été une opération exemplaire »

Un texte de demande de subvention de 2017 se concentre sur la façon dont l’Ukraine et l’Agence américaine pour le développement international (mieux connue sous le nom d’USAID) soutiennent des organisations nationalistes « extrémistes » pour saper la « stabilité » en Crimée. Une candidature de 2022 propose comme hypothèse de travail l’idée qu’« après la réunification de la Crimée avec la Russie, l’Occident et ses alliés […] ont mis en œuvre un programme qui aurait pu conduire à une situation analogue à la guerre de Crimée de 1853-1856 ». Un autre projet de 2022 envisage le développement d’« une méthode efficace d’évaluation des tensions sociales et du potentiel de protestation associé à la situation de transition étatique dans les territoires post-ukrainiens » — appellation des territoires ukrainiens occupés par la Russie par les auteurs de ce projet.

La recherche en Russie connaît deux tendances évidentes. Premièrement, les spécialistes russes de l’Ukraine sont de moins en moins impliqués dans l’expertise professionnelle — leur place est occupée par des technologues politiques, des politologues douteux ou d’autres représentants du monde académique russe qui n’ont pas d’expertise particulière sur l’Ukraine. Deuxièmement, les institutions de financement scientifique semblent préférer soutenir et développer des projets qui légitiment les politiques d’occupation russes et n’offrent ni critique ni perspectives alternatives sur les questions politiques ou historiques.

L’Ukraine et les Ukrainiens dans les programmes d’enseignement et les pratiques quotidiennes des universités russes 

La publication de l’article de Poutine sur « l’unité historique des peuples frères », ainsi que toutes les discussions antérieures sur « l’absence de l’Ukraine » dans le processus historique, ont eu un effet significatif sur le système d’enseignement scolaire et supérieur russe. Cela se traduit notamment par une méconnaissance des événements historiques qui ont impliqué la nation ukrainienne en tant qu’objet de divers développements. Par exemple, les experts notent l’absence fréquente de toute mention du Holodomor, la famine organisée par le régime stalinien  qui a tué des millions d’Ukrainiens dans l’Ukraine soviétique en 1932-1933, dans les programmes éducatifs russes.

Outre les cours idéologisés, les universités russes deviennent le lieu d’une propagande militariste active, d’apparitions publiques de « vétérans » de l’« Opération militaire spéciale », de projections de films de propagande et de diverses « activités bénévoles » telles que l’envoi de lettres aux « combattants de l’Opération militaire spéciale », le tissage de filets de camouflage et même l’assemblage de drones. Les universités collectent régulièrement des fonds pour les « besoins de l’Opération militaire spéciale ». Parallèlement, selon les rapports des services de renseignement britanniques, « le ministère russe de l’éducation et des sciences aurait donné pour instruction aux universités d’éviter toute discussion ouverte sur les “tendances politiques, économiques et sociales négatives” en Russie au cours des activités académiques ».

Dans ce contexte, les universités russes ont introduit trois cours obligatoires pour tous les étudiants, quelle que soit leur spécialisation, qui sont enseignés au cours de la première année d’études : « Fondements de l’État russe », « Histoire de la Russie » et « Religions traditionnelles de la Russie ». Cette triade, selon ses auteurs, introduit la « composante spirituelle et morale » dans le système d’enseignement supérieur et cherche effectivement à désubjectiver l’Ukraine et à justifier la « justice historique » de la guerre et de l’occupation.

Un manuel spécial a déjà été préparé pour le cours « Fondements de l’État russe ». Comme on pouvait s’y attendre, le manuel reprend les principales propositions de l’article de Poutine sur la « nation unie » et, d’une manière générale, brosse un tableau détaillé de l’agression de la Russie en matière de politique étrangère.

Dans la partie historique du manuel, les auteurs font une distinction entre l’« Ukraine » et la « Novorossia »6, classant ces entités comme distinctes et tentant ainsi de légitimer la « Novorossia » moderne. Naturellement, cette construction idéologique représente avec d’autres du même ordre des « faits historiques objectifs », selon les auteurs du manuel. Les auteurs sont convaincus qu’en Russie, la politique de la mémoire est « objective », alors qu’en Ukraine, elle est utilisée pour « former des mythes nationalistes », ce qui « sert les intérêts de certaines forces ». Décrivant la famine en Ukraine en 1932-1933, les auteurs du manuel affirment que « les régions de la Volga, du Kouban, du nord du Kazakhstan et de l’Ukraine (où ces événements ont été appelés “Holodomor” et sont considérés par les politiciens contemporains comme un génocide du peuple ukrainien) ont été également touchées », ce qui banalise la famine et minimise sa nature intentionnelle.

La « révolution orange » en Ukraine en 2004 (manifestations de masse contre la fraude électorale), est décrite dans le manuel comme un « changement de régime inconstitutionnel » qui était « un défi au système politique russe ». Les auteurs voient la réponse à ce défi dans la légitimité de l’ingérence directe de la Fédération de Russie dans les affaires d’États souverains. Les auteurs du manuel affirment explicitement le raisonnement suivant : « La Fédération de Russie est le successeur légal de l’Union soviétique ; l’Union soviétique est la Russie historique ; les fragments de l’ancienne Union soviétique qui expriment des attitudes anti-russes peuvent être rassemblés dans l’intérêt de la Fédération de Russie. »

Une brochure intitulée « Conception de l’enseignement de l’histoire de la Russie » — destinée aux enseignants —, décrit l’histoire de la Russie depuis la création de la Rous’ de Kyïv, mais toute référence à la Rous’ de Kyïv est pratiquement absente : il s’agit désormais simplement de la Rous’ ou de la « Terre russe » avec son centre à « Kiev ». Le « territoire de Kiev » apparaît dans la liste des territoires les plus importants de la Rous’ aux XIIe et XIIIe siècles. 

La « Conception » décrit la « lutte pour l’indépendance » de la Russie non pas comme la défense du pays contre des agresseurs extérieurs, mais plutôt comme la mise en œuvre de la politique étrangère impériale de la Russie — une série interminable de guerres de conquête. Selon les auteurs, « la croissance du prestige international de la Russie » est le résultat de la « politique étrangère active » qui comprend, entre autres conquêtes, le « rattachement » de la côte nord de la mer Noire, « l’acquisition » de l’Alaska, « l’aménagement » de la Novorossia, l’« inclusion » de la rive droite de l’Ukraine, du Bélarus et de la Lituanie dans la Russie. Le texte de la « Conception » présente la croissance territoriale de l’empire, qui a été menée principalement par des moyens militaires, comme une action neutre qui se déroule dans un espace vide avant l’invasion : La Russie « avance vers l’est » (au lieu de « colonise des terres à l’est »), « acquiert », « rejoint » et « revendique » (au lieu d’« envahit » et d’« annexe ») des territoires.

En fait, selon le texte de la « Conception », la partie occidentale du Bélarus et de l’Ukraine a « rejoint » l’URSS en 1939 de la même manière, apparemment sans incident [en réalité, suite à l’invasion conjointe de ces territoires par l’Allemagne nazie et l’URSS, NDLR].

Cependant, c’est dans la partie consacrée aux événements postérieurs à l’effondrement de l’URSS que l’Ukraine devient, en quelque sorte, le « moteur » de l’histoire russe.

Tout d’abord, la « Conception » attire l’attention sur les « révolutions de couleur ». Comme indiqué plus haut, le régime russe considère l’ingérence dans les affaires de l’ex-URSS comme une atteinte à un espace considéré comme une zone d’intérêts géopolitiques pour la Russie. Ainsi, la « paranoïa orange »7 — la conviction que les États-Unis et leurs alliés sont à l’origine de tous les mécontentements publics dans les pays issus de l’URSS — est le principal moteur de la politique étrangère de la Russie à l’égard de ces pays, y compris et surtout, l’Ukraine et la Géorgie. En outre, ce cours est censé couvrir « l’entrée du monde dans une période de turbulences politiques », qui comprend « la proclamation par les dirigeants de la Géorgie et de l’Ukraine de leur volonté de rejoindre l’OTAN », ainsi que « l’avancée de l’infrastructure militaire de l’OTAN à nos frontières, qui est cruciale pour la sécurité nationale de la Russie », mentionnée séparément.

Globalement, le style du dernier chapitre de la « Conception », « La Russie au XXIe siècle », ressemble moins à un guide pédagogique qu’aux titres des médias propagandistes russes. Par exemple, les sous-thèmes suggérés par les auteurs pour l’enseignement comprennent « l’Ukraine dans le sillage de la politique anti-russe des États-Unis et de l’OTAN », « le coup d’État de 2014 en Ukraine et ses conséquences », « la réunification de la Crimée et de Sébastopol avec la Russie », « la création de la RPL et de la RPD », « la tension croissante dans les relations avec les États-Unis et ses alliés européens » dont les dirigeants ont transformé l’Ukraine en « anti-Russie ». Comme « ils ont préparé avec l’aide de l’OTAN le retour de la Crimée et du Donbass dans le sillon ukrainien, l’opération militaire spéciale de la Russie en 2022 est devenue inévitable ».

Ainsi, ces cours apportent chacun à leur manière un soutien idéologique à la politique officielle agressive du régime de Poutine, non seulement en justifiant l’agression actuelle contre l’Ukraine, mais aussi en niant effectivement la subjectivité historique de l’Ukraine. Ce type de récit exclut la pensée critique, le doute ou le débat : cette version de l’histoire, introduite à travers l’enseignement, est un exemple clair d’endoctrinement des étudiants et fait partie intégrante du projet idéologique du Kremlin.

La science et l’enseignement supérieur dans les territoires ukrainiens occupés

Toutes les tendances mentionnées ci-dessus se manifestent de la manière la plus éclatante dans la politique scientifique et éducative des territoires ukrainiens occupés par la Russie.

Par exemple, en avril 2023, l’« Université nationale de Donetsk »8, a ouvert un « Centre de réhabilitation ethno-politique » visant à « développer des méthodes pour combattre les manifestations du néonazisme ukrainien ». Début novembre 2024, le « Centre » a annoncé une conférence intitulée « Dénazification : Histoire et modernité », dont l’un des objectifs était de « discuter des moyens de combattre l’idéologie nationaliste ukrainienne ».

En fait, tout récit national indépendant qui construit l’histoire ukrainienne indépendamment ou en opposition à l’histoire impériale de la Russie est déclaré « nationaliste », et toute critique des actions de la Russie dans l’histoire devient un signe de « discours nationaliste ukrainien ». Selon son directeur, le « Centre » étudie « des moyens intéressants de restaurer ou de réhabiliter l’identité russe dans notre région », formulant ainsi directement les principaux objectifs de cette politique : la désukrainisation et la russification de la région, en tant que prétendu rétablissement de la justice historique.

Une situation similaire peut être observée par rapport à l’étude de la langue ukrainienne dans les universités de la RPD et de la RPL. Le département de langue ukrainienne de l’Université de Donetsk, désormais dans la RPD, a connu des difficultés après 2014, lorsque nombre de ses enseignants ont quitté la RPD. Cependant, l’université a initialement conservé le département de langue ukrainienne. Toutefois, le bas-relief de Vassyl Stous, éminent poète et dissident ukrainien, a été retiré du bâtiment de l’université. Finalement, « faute de demande », ce département n’existe plus.

Les preuves dont on dispose montrent que les politiques russes en matière d’enseignement supérieur et de recherche scientifique dans les territoires ukrainiens occupés ont pour objectif direct une russification forcée9. Dans le même temps, la langue ukrainienne passe du statut de langue officiellement nationale à celui de langue nationale minoritaire, ce qui s’accompagne d’une diminution systématique de son rôle et de son importance, conformément à l’approche générale de la politique russe à l’égard des minorités10.

La « question ukrainienne » et la législation anti-extrémiste

En Russie, la législation anti-extrémiste est depuis longtemps utilisée par le régime pour violer les libertés académiques. Les publications scientifiques sont souvent soumises à l’examen des forces de l’ordre et interdites en raison de leur caractère « extrémiste ». La liste des documents interdits en Russie depuis 2011 comprend des publications sur l’histoire du peuple ukrainien, la Seconde Guerre mondiale et le Holodomor.

Par exemple, en 2011, le livre en ukrainien de Vassyl Marotchko, The Holodomor of 1932-1933, a été déclaré extrémiste. Même un article de l’avocat polonais Rafael Lemkin, qui a inventé le terme « génocide » et considéré le Holodomor comme un exemple de génocide, a été interdit en Russie en 2015. Des documents d’archives allemands liés à l’Ukraine et publiés en ukrainien à Lviv ont également été interdits.

Plus récemment, des publications universitaires critiquant l’agression armée russe et les projets idéologiques du Kremlin (y compris le « monde russe ») ont également été interdites. Par exemple, en 2022, un tribunal de district de Saint-Pétersbourg a interdit une revue universitaire ukrainienne, Scientific Notes, publiée par l’Institut Kouras d’études politiques et ethniques de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, visiblement parce qu’il contenait des articles universitaires sur l’idéologie du « monde russe » et l’agression militaire de la Russie.

Dans ce contexte, le cas de la bibliothèque de littérature ukrainienne à Moscou se distingue particulièrement. La première enquête criminelle contre la bibliothèque a commencé en 2011, lorsque sa directrice, Natalia Charina, a été accusée d’avoir abrité dans la bibliothèque un certain nombre de livres d’« orientation anti-russe ». Selon Charina, lorsque les enquêteurs sont arrivés à la bibliothèque, ils ont recherché le terme « nationalisme » dans le catalogue de la bibliothèque et ont ensuite saisi plus de 50 livres apparus dans les résultats de la recherche, dont des monographies historiques, considérées comme étant d’« orientation anti-russe ». La directrice de la bibliothèque a également souligné qu’au cours de la perquisition, des tentatives ont été faites pour introduire des publications pro-russes que la bibliothèque ne possédait pas.

Cette histoire s’est terminée de façon relativement discrète en 2013 et aucune procédure pénale n’a été engagée mais, en 2016, l’affaire a été rouverte. Cette fois, des livres sur le dirigeant nationaliste ukrainien Stepan Bandera et sur les activités de l’OUN et de l’UPA ont été saisis à la bibliothèque, même s’ils ne figuraient pas sur la liste officielle russe des documents extrémistes. Les enquêteurs ont également saisi des exemplaires du magazine pour enfants Barvinok, soupçonné d’avoir publié une image évoquant le drapeau de l’organisation Secteur droit, interdite en Russie.

L’examen des documents saisis dans la bibliothèque a été effectué par Evgeny Tarassov, chef du département de psycholinguistique de l’Institut de linguistique de l’Académie des sciences de Russie. Parmi les documents qu’il a analysés, il a identifié « des moyens particuliers qui pourraient constituer un motif d’incitation à la haine et à la discorde interethniques ». En particulier, il a fait valoir que l’Union soviétique étant qualifiée d’« empire », ce terme contenait « une évaluation négative » du pouvoir soviétique. 

Au cours du procès, le procureur a qualifié la directrice de la bibliothèque de littérature ukrainienne, Natalia Charina, d’« élément d’un mécanisme complexe » dont le travail « visait à diffamer et à discréditer la culture russe en Ukraine ». Le tribunal a condamné Charina à quatre ans de prison avec sursis, notamment pour « incitation à la haine ou à l’hostilité, en utilisant sa position officielle ». La condamnation était basée sur les conclusions de l’expertise et la position de l’enquête concernant l’orientation « anti-russe » des textes examinés par l’expert.

L’interdiction des ouvrages universitaires sur l’histoire et la politique de l’Ukraine qui ne correspondent pas à la position officielle de la Fédération de Russie a des conséquences pratiques. L’une des principales conséquences est que cette littérature devient inaccessible aux lecteurs russes ; elle est retirée des bibliothèques, tandis que les références à cette littérature à des fins scientifiques et éducatives peuvent être considérées comme des références à la « littérature extrémiste » et, par conséquent, sanctionnées. En conséquence, les points de vue universitaires alternatifs sur l’histoire et la politique ukrainiennes ont disparu de l’environnement scientifique et éducatif de la Russie.

Conclusion : les effets de la rhétorique et des pratiques anti-ukrainiennes dans la science et l’enseignement supérieur russes

Il est difficile d’évaluer le degré d’efficacité de cette politique anti-ukrainienne dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique russes. De nombreux enseignants et étudiants russes sont bien conscients de la valeur et de l’importance réelles du matériel de propagande et d’endoctrinement, et il existe de nombreux exemples de « résistance cachée ». Des étudiants et des enseignants utilisent avec succès des tactiques et des stratégies de l’ère soviétique pour saper les récits officiels par l’ironie, le langage ésotérique et d’autres moyens.

Les programmes et les enseignements universitaires élaborés par les autorités russes révèlent que leur principal objectif, dans le contexte du tournant ultranationaliste, est de reproduire les principaux points de l’« essai historique » de Poutine : l’absence d’Ukraine historique, l’existence d’une « mauvaise Ukraine » et l’affirmation explicite du « droit de la Russie à reformater la mauvaise Ukraine » en une « bonne Ukraine ». 

Les résultats d’une politique aussi agressive, tant dans la sphère publique que dans celle de la science et de l’éducation, commencent à se refléter dans les perceptions réelles des citoyens russes. Les auteurs de l’étude « Distant Close War », publiée par le Public Sociology Laboratory, concluent que les arguments du Kremlin, en particulier les arguments historiques, se reflètent fréquemment dans les réponses des personnes interrogées qui soutiennent l’agression militaire contre l’Ukraine. Ce type de propagande historique agressive fait clairement partie de la machine de guerre russe et vise à préparer les étudiants à la poursuite de la guerre en cours. Et plus largement, la tendance à remplacer l’enseignement des sciences humaines sociales par l’endoctrinement est évidente non seulement dans l’enseignement supérieur russe, mais aussi dans l’éducation scolaire, comme dans l’éducation civique informelle.

Traduit de l’anglais par Desk Russie. Version originale.

dubrovski bio

Historien et sociologue russe, docteur en histoire. Professeur invité à la faculté des sciences sociales de l'université Charles à Prague. Ses recherches portent sur les droits de l'Homme, les discours de haine, les droits des minorités, les droits et libertés académiques.

Doubrovski était collaborateur scientifique du Musée ethnographique russe (1994-2015) et professeur associé au département des politiques publiques de l'École supérieure d'économie (jusqu'en mars 2022).

Notes

  1. Nikolaï Kopossov, Pamiat strogogo rejima: istoria i politika v Rossii, Novoïe literatournoïe obozrenie, Moscou, 2011.
  2. Tatiana Taïrova, Viktor Ichtchenko, « The Current State of Ukrainian Studies in Russia and the Prospects of Cooperation with Ukrainian Historians », Herald of the Russian Academy of Sciences, No. 90 (2020), pp. 122-126.
  3. Voir par exemple Alexeï Miller, « Natsionalnaïa identitchnost na Ukraïne : istoria i politika », Rossia v globalnoï politike, Vol. 20, No. 4 (2022), pp. 46-65.
  4. Voir, par exemple, ses commentaires ici : Irina Bykanova, « Davnie stchety: potchemou blokadou Leningrada priznali guenotsidom », Izvestia, 20 October (2022).
  5. Veronika Kracheninnikova, Dmitri Sourjik, Oukraïnski natsionalizm na sloujbe Zapadou, Koutchkovo pole, Moscou, 2023.
  6. « Novorossia », ou « Nouvelle Russie », est un terme impérialiste russe désignant la partie de l’Ukraine qui, selon la logique des envahisseurs russes, devrait « historiquement » appartenir à la Russie.
  7. Graeme P. Herd, « Russia and the “Orange Revolution”: Response, Rhetoric, Reality? », Connections, Vol. 4, No. 2 (2005), pp. 15-28.
  8. L’Université nationale de Donetsk légitime est à présent en exil dans la ville ukrainienne de Vinnytsia.
  9. Le 31 janvier 2024, la Cour internationale de Justice « a jugé que la Russie violait la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale par son application du système éducatif dans les cursus en langue ukrainienne », « World Court Rejects Bulk of Ukraine’s Terrorism Charges against Russia », United Nations, 31 January (2024).
  10. Vlada Baranova, Yazykovaïa politika bez politikov. Yazykovoï aktivizm i minoritarnye yazyki v Rossii, éditions VShE, Moscou, 2023.

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