Depuis 2012, Vladimir Poutine publie chaque année, au mois de mai, un oukase qui sert de directive à l’ensemble des fonctionnaires russes. Beaucoup de clauses de ses oukases restent lettre morte, mais le président continue à pondre des ordres qui tiennent lieu de guide pour les serviteurs de la nation. Cette année, au début de son nouveau mandat de six ans, Poutine est allé plus loin. L’oukase porte un nom pompeux : « Des objectifs nationaux de développement de la Fédération de Russie jusqu’à 2030, avec une perspective jusqu’à 2036 ».
En lisant ce document de 13 pages, il est difficile de ne pas se souvenir des plans quinquennaux soviétiques inaugurés par Staline en 1929. Mais Staline ne liait pas les objectifs de ces quinquennats à la durée de ses mandats : il était maître du pays à vie, pendant 29 ans. Poutine, qui continue à jouer aux élections, tout en possédant la totalité du pouvoir, va dépasser Staline en termes de longévité politique. À la fin de ce nouveau mandat, il aura régné pendant 31 ans, et s’il reste en vie assez longtemps, il ira jusqu’à 37 ans au pouvoir.
Comme Poutine lie le sort du pays au sien ( « sans Poutine, pas de Russie », déclarait un jour le président de la Douma Viatcheslav Volodine), il introduit désormais un plan sexennal, destiné à se réaliser pendant son mandat actuel de six ans, avec une perspective pour le sexennat suivant. Quelles promesses fait-il aux citoyens russes ?
Passons en revue quelques-unes d’entre elles. D’abord, la natalité qui, depuis des années, est en berne. Depuis 2015, la population russe, malgré l’afflux de migrants, s’est contractée de 3,5 millions de personnes, et la guerre ne va pas arranger les choses. Le taux de natalité actuel est de 1,4 enfants pour une femme en âge de procréer. En six ans, Poutine ordonne d’augmenter ce taux à 1,6 et en douze ans, à 1,8. Aucun pays développé ne peut se vanter d’un tel exploit, malgré une aide substantielle à l’enfance, alors qu’en Russie, cette aide est infiniment plus modeste.
Les mêmes rêveries caractérisent les ordres de Poutine sur l’augmentation de l’espérance de vie. À l’heure actuelle, la Russie se trouve à la 100e place dans le monde, ses citoyens ont une espérance de vie de 71 ans seulement, avec grande disparité entre hommes et femmes. Mais le patron ordonne sans sourciller que ce taux atteigne 78 ans en 2030, et 81 ans en 2036 ! Par quel miracle ? À titre de comparaison, cela représenterait une augmentation au moins trois fois plus rapide qu’en France pendant les dernières décennies.
Pour ce qui est des soins aux invalides, les prévisions poutiniennes sont plus réalistes. Vers 2030, le nombre d’invalides qui recevront des soins payés par l’État atteindrait 500 000 personnes. Or la Russie compte 11 millions d’invalides dont plus de 1,4 millions de personnes qui ne peuvent s’occuper d’elles-mêmes. Aujourd’hui, ces gens sont pris en charge par des tuteurs ou des soignants qui ont droit à 10 000 roubles d’aide gouvernementale par mois (100 euros) quand il s’agit d’un enfant handicapé, et à 1 200 roubles (12 euros !), quand il s’agit d’un adulte. On peut imaginer que les 500 000 invalides qui seront pris en charge – chichement ! – sont essentiellement les militaires blessés au front (le chiffre est probablement déjà atteint), mais quid de tous les autres ?
Vladimir Poutine se soucie également de relever le niveau de vie des pauvres. Les critères, là aussi, sont drastiques. Aujourd’hui, entre 9 et 11 % de la population russe vivent en dessous du seuil de pauvreté fixé à 11 950 roubles (119 euros), et Poutine ordonne de réduire ce pourcentage à 7 % vers 2030 et à 5 % vers 2036. Pour cela, il propose d’augmenter le salaire minimum de 19 242 roubles (190 euros bruts) à 35 000 roubles (350 euros bruts). Sans même parler du fait qu’il s’agit d’un salaire très bas, avec quel argent le fera-t-il, alors que le principal effort budgétaire va à la guerre ?
L’un des objectifs les plus comiques est celui qui concerne les normes de logement pour les citoyens. « Mise à disposition de logements pour les citoyens avec la norme minimum de 33 m² par personne pour 2030, et de 38 m² par personne en 2036 », ordonne le président russe. Nous parlons évidemment du parc de logements sociaux gérés par les mairies. Ce parc est notoirement insuffisant. À Saint-Pétersbourg, par exemple, on peut prétendre à un logement social (souvent, une pièce dans un appartement communautaire), si on vit dans un appartement avec moins de 9 m² par personne. Mais le minimum fédéral est bien plus modeste : 6 m² par personne. En plus, ajoutons-le, 27 % de citoyens russes n’ont pas accès au gaz (leur ville ou village n’est pas relié au gaz), et 22,6 % vivent sans accès aux canalisations, avec une bonne vieille fosse d’aisance, ou même sans. On se perd en conjectures quant à la portée de ces souhaits présidentiels !
Enfin, et arrêtons-nous là, Poutine promet la rénovation de toutes les écoles et crèches qui sont reconnues vétustes au 1er janvier 2025. Ce vaste chantier est-il réalisable, quand la Russie manque de 900 000 places dans les écoles, quand les enfants sont souvent obligés d’aller en cours en deux et parfois même en trois équipes — une le matin, une l’après-midi, voire une le soir ?
Plus encore que les quinquennats, ces plans sur la comète me rappellent surtout le programme khrouchtchévien de la construction du communisme en vingt ans, lancé en 1961, au XXIIe Congrès du PC, plus connu pour ses révélations tonitruantes sur les crimes du stalinisme. « Le Parti proclame solennellement : la génération actuelle des Soviétiques vivra sous le communisme », annonçait Khrouchtchev. Quel était l’objectif de ce programme absurde ? Était-ce donner une perspective d’un avenir radieux au peuple rendu exsangue par la guerre et la répression, et qui commençait à peine à souffler ?
On a l’impression que, pour Poutine en tout cas, l’avenir rose en papier-mâché qu’il promet est destiné à rassurer la population de son pays en guerre — guerre qu’il a lui-même lancée et qu’il mène avec obstination, malgré les sanctions, les pertes humaines, la contraction du niveau de vie, la perte du prestige international, etc. Le seul projet réaliste dans l’oukase présidentiel est purement idéologique : « D’ici à 2030, créer les conditions nécessaires à l’éducation d’un individu harmonieusement développé, patriote et socialement responsable, fondé sur les valeurs spirituelles, morales, culturelles et historiques de la Russie. » En clair, il s’agit d’un renforcement de l’éducation patriotique et de la censure, de la persécution de tous les opposants, de la militarisation et la fascisation de la société russe.
Cependant, il ne faut pas désespérer. Trois ans après l’annonce de son grandiose programme irréalisable, Khrouchtchev fut déchu de ses fonctions pour « aventurisme » et « volontarisme ». Ce sera plus compliqué avec Poutine qui ne peut être légalement destitué par aucune instance, bien qu’il fût « élu » de façon frauduleuse. Mais le président russe n’est pas moins « volontariste » ou « aventuriste » que Khrouchtchev, car il a entraîné sa société dans une guerre d’agression qui est en train de détruire non seulement l’Ukraine, mais tout le tissu vivant de la société russe. Certes, la société russe est résiliente et sa grande partie est totalement imprégnée par la propagande. Cependant, tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, Poutine risque de se trouver confronté à la grogne de sa population et à celle des élites gouvernantes, car le paradis promis tournera nécessairement à la débâcle. Rappelons-nous que même à l’époque soviétique, il y eut des émeutes, comme celle de Novotcherkassk en 1961, réprimée dans le sang. Poutine le sait et il joue son va-tout. Il promet à son peuple des châteaux en Espagne tout en le vouant à la misère et au déshonneur.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.