Guiorgui Gakharia, ancien Premier ministre de Géorgie, explique dans cet entretien pourquoi il a fondé son propre parti politique, Pour la Géorgie, et quels sont les enjeux de la loi sur les agents étrangers qui a provoqué un véritable tollé au sein de la société géorgienne. Pour lui, cette loi risque notamment d’avoir une incidence directe sur la présence d’observateurs nationaux et étrangers en Géorgie lors des prochaines élections parlementaires (la Géorgie est une république parlementaire), fixées au 26 octobre 2024, ce qui pourrait faciliter des fraudes. Or c’est l’avenir européen de la Géorgie qui est en jeu.
Propos recueillis par Galia Ackerman.
Vous avez créé votre parti, Pour la Géorgie, il y a trois ans. Quelles sont vos principales orientations ? Quel est votre situation en termes d’influence en Géorgie ?
Nous avons établi notre parti politique en mai 2021, peu après ma démission du poste de Premier ministre en février. Jusqu’à présent, nous avons participé aux élections municipales de 2021 et sommes devenus le deuxième plus grand parti d’opposition.
La principale différence politique de notre parti par rapport aux autres organisations politiques est que nous nous distinguons à la fois du parti au pouvoir, le Rêve géorgien, et de l’ancien parti au pouvoir, désormais parti d’opposition, le Mouvement national uni. Et la raison est très simple : nous croyons que ces deux partis ne représentent ni l’avenir ni le progrès. Par conséquent, le nombre de citoyens qui ne souhaitent pas voir l’un ou l’autre dans le futur gouvernement croît rapidement.
Tous les autres petits partis politiques s’affilient d’une manière ou d’une autre soit au Rêve géorgien, soit au Mouvement national uni, et je crois que cela les perdra.
Qu’est-ce qui a motivé votre départ du Rêve géorgien (RG) et votre passage dans l’opposition ?
Ma relation avec Bidzina Ivanichvili, le président du Rêve géorgien, est devenue compliquée avant ma démission, mais il m’avait donné sa parole qu’il quittait la politique. Il a dit la même chose en public en janvier 2021.
Cependant, peu après sa démission officielle de son poste de président du parti, j’ai réalisé qu’il essayait d’intervenir dans les processus de décision du gouvernement dans mon dos.
J’ai compris que pour lui, les principes démocratiques n’avaient plus de valeur et qu’il risquait même de promouvoir l’orientation pro-russe de la Géorgie juste pour rester au pouvoir dans l’ombre. Ce fut un moment crucial pour moi.
Si j’ai décidé de créer un parti politique d’opposition, c’est parce que j’étais devenu l’outil le plus efficace d’Ivanichvili pour concentrer dans ses mains un pouvoir énorme. J’en étais conscient. Aussi mon devoir était de rendre ce pouvoir à mon peuple.
Vous êtes également opposé au Mouvement national uni (MNU), fondé par l’ancien président Saakachvili. Quelles sont vos principaux points de désaccord avec lui ?
Dès la seconde moitié du règne de Saakachvili, son régime est devenu très brutal. Les violations des droits humains sont devenues si systématiques qu’elles sont simplement indicibles. La société n’a pas été guérie de ce passé brutal jusqu’à ce jour. Même après 12 ans, cela a encore une énorme influence sur une grande partie de notre société.
Le MNU et le RG font ensemble de leur mieux pour éliminer tout espace pour une autre force politique. Le RG essaie de rester au pouvoir. Et le MNU attend simplement que la légitimité du RG disparaisse pour revenir au pouvoir de cette manière.
En fait, une grande partie de la population en a assez des deux. Ils ont besoin de quelque chose de nouveau, quelque chose de positif.
Comment les trois principales forces politiques, RG, MNU et Pour la Géorgie, se positionnent-elles par rapport à la loi controversée sur les « agents étrangers » ? Les agents d’influence russes seraient-ils concernés par cette loi si elle est adoptée après le veto présidentiel ?
Le Rêve géorgien essaie de vendre au public que leur objectif est d’assurer la transparence. Mais cette propagande n’a pas vraiment fonctionné. Lors de la première introduction de cette loi en mars de l’année dernière, la loi a été qualifiée de russe, mais depuis la deuxième réintroduction, les gens ont commencé à qualifier carrément le Rêve géorgien de force politique russe.
Pour montrer au public que le véritable objectif du RG n’était pas la transparence, nous avons initié deux projets de lois alternatifs au parlement : le premier visait à protéger la Géorgie de l’influence russe, et le second à accroître la transparence en modifiant la loi sur les subventions afin d’obliger les ONG à publier encore plus d’informations qu’elles ne le font actuellement. Bien sûr, le parti au pouvoir a refusé de soutenir nos projets. Parce que, évidemment, leur objectif réel est de qualifier tout le monde d’agent de forces étrangères.
Notre équipe utilise toutes les plateformes pour protester contre cette loi, que ce soit au parlement ou dans les rues. Quant aux agents russes, ils ne sont pas financés ouvertement en Géorgie. Leurs financements ne sont pas déclarés. La loi sur les agents étrangers concerne les ONG qui déclarent leurs revenus.
Qui a poussé à l’adoption de cette loi ? L’influence russe peut-elle être clairement détectée ?
Peu importe qui a poussé pour la loi. Que ce soit uniquement Ivanichvili ou qu’il ait été encouragé à le faire par notre voisin du Nord. Ce qui importe, c’est le résultat, et le résultat de cette loi sert les intérêts de la Russie. De toute évidence, cette loi a été approuvée et soutenue par de hauts responsables russes.
Y a-t-il un lien entre l’introduction de cette loi et les élections d’octobre ?
Cette loi est directement liée aux prochaines élections. Elle vise à discréditer et éliminer la présence d’observateurs étrangers. Elle vise à qualifier tout opposant politique de traître, d’ennemi ou d’agent.
Vous proposez de préparer des groupes d’observateurs étrangers pour ces élections. Y a-t-il des intentions de venir de la part de pays et d’institutions européens ?
Nous demandons à nos partenaires internationaux une présence sans précédent d’observateurs pour détecter la fraude. Mais bien sûr, cette nouvelle loi aura une influence négative sur l’observation étrangère.
Les gens en Europe connaissent peu la Géorgie. À quel point les aspirations européennes de ses citoyens sont-elles profondes ?
Quelle que soit la ligne politique du parti au pouvoir, le niveau de soutien parmi les citoyens ordinaires à l’avenir européen de ce pays reste très élevé. Selon les derniers sondages publics, environ 85 % des Géorgiens soutiennent l’avenir européen et euro-atlantique de la Géorgie. Donc les aspirations européennes des citoyens sont très profondes et fortes, et elles ont des raisons historiques.
Les manifestations actuelles peuvent-elles nuire à la crédibilité de Bidzina Ivanichvili ? Et est-il possible que la Russie envoie des troupes pour « sécuriser » la situation politique ?
Bien sûr, à l’heure où des dizaines de milliers de Géorgiens manifestent dans les rues et que des militants sont menacés et battus par des groupes de voyous à Tbilissi, même les partisans d’Ivanichvili ne comprennent pas pourquoi il fait des choses aussi horribles. Cela ressemble au comportement de Saakachvili pendant sa dernière période au pouvoir.
Quant à savoir si la Russie enverra des troupes ou non… Elle n’en a pas besoin. Parce que le gouvernement actuel sert parfaitement les intérêts de la Russie.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.